On doit à Alain Touraine d’avoir reconnu à l’enjeu des « droits culturels » une place centrale dans la production de la société. Rappelons que pour le sociologue, les sociétés modernes se construisent sans autre référence qu’à elles-mêmes et que la colonne vertébrale de cette construction est un conflit central porté par des acteurs qui se rencontrent sur un enjeu, mais s’opposent sur l’interprétation qu’ils en donnent et sur le rôle qu’ils peuvent jouer en relation avec lui. Ainsi, la civilisation du progrès (notamment par l’industrialisation) a vu se rencontrer des acteurs sociaux partisans d’un « progrès », qui se sont opposés sur l’interprétation de ce qu’était le capital : les ouvriers ont mis en avant leur rôle incontournable (« le capital, c’est nos bras ») en contestant le pouvoir de l’argent et de la rente et en se battant pour un modèle de redistribution des richesses produites.
Pour Alain Touraine, le conflit central porte aujourd’hui sur la possibilité ou l’impossibilité de « se créer », d’être le créateur de son existence, d’être un sujet. Il ramasse cet enjeu dans cette formule : « le droit d’être soi, le droit d’avoir des droits ». Pour lui, en effet, les conquêtes qui portent sur la possibilité de se créer doivent être traduites en droits politiques, qui ont une portée universelle : rien ne sert de revendiquer des droits pour soi si on ne les revendique pas pour tous.
On pense spontanément à un grand nombre d’exemples correspondant à cette formulation : la conquête par les mouvements féministes de la liberté du corps, de la maîtrise de la procréation (selon la formule « un enfant si je veux, quand je veux ») ; les luttes pour le droit à une fin de vie digne ; les revendications sur de nouvelles formes de filiation et de parentalité, etc.
Mais cette forme d’évidence, et la clarté de la formule d’Alain Touraine, posent bien des questions en un second temps. Nous pensons pouvoir les résumer à trois préoccupations essentielles.
- Les droits culturels ainsi définis concernent certes l’individu, dans sa liberté, mais se réduisent-ils pour autant à la sphère individuelle ?
- Les droits du sujet sont-ils portés par des mouvements culturels plutôt que par des mouvements sociaux ?
- Ceux-ci — et les luttes dont ils sont les protagonistes — sont-ils devenus marginaux en tant qu’acteurs ? (Certaines formulations de Touraine pourraient le faire penser, comme celles qui énoncent que le « paradigme social » est épuisé et que l’enjeu central tourne autour de la définition d’une forme d’individualisme contre une autre – soit un individualisme « créateur » contre un individualisme « consommateur ») Nous avons discuté longuement ces points dans trois analyses « L’adversaire, après la crise ? », « L’enjeu, après la crise ? » et « L’acteur, après la crise (qui se prolonge) ? »
Nous pensons qu’on peut affirmer au contraire que les droits culturels concernent autant les groupes que les individus ; qu’ils concernent au premier chef également des questions sociales – et qu’ils peuvent (doivent) être portés de ce fait aussi par des acteurs sociaux.
Aussi nous arrêterons-nous sur l’exemple du monde du travail.
On peut raisonnablement dire que nous vivons dans des sociétés où le capital culturel joue désormais un rôle central, y compris dans la sphère de la production.
On peut entendre par capital culturel trois types de ressources :
- des connaissances – pensons à la place de la recherche et du développement ;
- des capacités de création – que l’importance accordée à l’innovation permet d’identifier ;
- des « ressources subjectives », comme la confiance, l’engagement, le lien, l’implication – reconnaissons que ces thèmes sont désormais omniprésents dans la sphère de la production (confiance des investisseurs, implication des salariés, importance de « l’image », etc.).
Mais ces ressources que tous reconnaissent comme centrales font l’objet de conflits d’interprétation permanents.
Les collectifs de travailleurs, par exemple, peuvent mettre en avant que leurs manières de s’organiser sont bien plus efficaces que les plans abstraits produits par la maîtrise (ou les firmes de consultants engagées à grands frais) : souvenons-nous du thème des « contre-plans » mis en avant par Castoriadis, qui prétendait déjà que les modes d’organisation inventés par les collectifs de travailleurs constituaient ce qui permettait réellement à la « machine » de tourner.
L’innovation n’est pas d’office non plus le fait de grands laboratoires patentés. Le prospectiviste Thierry Gaudin avance par exemple que ces grandes organisations n’inventent en fait presque jamais rien, que les véritables innovations viennent de personnes marginales, déplacées, étranges et étrangères… On peut faire ici un clin d’œil à la formule d’Albert Jacquard, qui a toujours défendu l’idée que la progression de l’espèce n’était pas due aux meilleurs que la sélection aurait fait émerger, mais qu’elle consacrait « la victoire des ratés ».
Enfin, les drames industriels et sociaux que notre pays connaît à répétition ne se parlent-ils pas dans le langage des ressources subjectives ? Ne parle-t-on pas de « mensonges » ou de « patrons voyous », de « ruptures de confiance », de personnes qui « ont tout donné et se voient jeter comme des malpropres » — ce qui fait que les « plans sociaux » ne constituent qu’une réponse très partielle à ces conflits ?
On peut alors voir se dessiner des conflits « culturels » centraux pour le monde du travail. Ils portent par exemple sur :
- la concentration (voire la confiscation) des connaissances qui seront jugées légitimes pour organiser le travail ;
- l’exploitation/instrumentalisation des ressources subjectives (charte de valeurs définies unilatéralement, implication « dans la bataille de la compétitivité » demandée à sens unique et qui n’engage pas les actionnaires par rapport aux travailleurs, définition unilatérale de processus de « qualité totale » dont les profits sont confisqués)…
- l’uniformisation et l’annexion des « ressources créatives » (par exemple en concevant le système éducatif dans une logique adéquationniste par rapport aux « besoins des employeurs », ruinant ainsi deux caractéristiques essentielles du capital culturel : sa diversité et son autonomie) ;
- l’asservissement des protagonistes, considérés comme de simples pions (sans pensée), de simples coûts (sans existence à inventer et à vivre), broyés dans les grandes stratégies de maximisation du profit ;
- la manipulation de la confiance et des besoins (notamment par une logique de l’outrance – il faut consommer à outrance pour pouvoir produire à outrance – mais aussi par la diffusion massive de nouveaux modèles « culturels », qui imposent par exemple aux plus démunis de se conduire comme des « entrepreneurs sans entreprise », définissant des « projets de vie », des « stratégies d’activation » dans un monde où il n’y pas de place construite pour eux).
Ces exemples que nous avons voulus les plus généraux et génériques possible montrent, nous l’espérons, que la question des « droits culturels » touche autant les groupes que les individus, ne se limite pas à des questions touchant les « styles de vie », concerne aussi au premier chef les mouvements sociaux, dont le rôle sera déterminant en la matière.
Mais il faut faire deux pas de plus.
Les luttes qui concernent le capital culturel peuvent être alimentées et soutenues par les enjeux et actions qui touchent le champ esthétique.
La capacité de création, par exemple, si elle veut échapper à une conception « capitalistique », qui ne peut que l’instrumentaliser, gagne à se travailler comme une capacité de « distance à soi », de travail « permettant de faire surgir l’inattendu », dimensions qui sont justement prégnantes dans l’activité esthétique et qui ne peuvent probablement se conquérir que par semblable pratique. Elles’oppose à une conception de la création qui se définit comme l’exploitation, réservée à quelques-uns, d’une « richesse intérieure » dont ils seraient les seuls dépositaires et qu’ils auraient à exprimer.
Alain Touraine l’exprime d’ailleurs très bien :
« (…) c’est seulement sur les ruines d’un moi décomposé que peut s’imposer l’idée de sujet, qui est le contraire d’une identification à soi-même, d’un amour de soi qui nous ferait revendiquer chacune de nos pensées et chacun de nos actes comme s’ils appartenaient à nous-mêmes en tant que sujets, alors que nous ne pouvons nous saisir comme sujets qu’en faisant en nous un vide qui expulse tout ce qui relève du moi. » (A. Touraine, Un nouveau paradigme, Paris Fayard, 2005, p. 161.)
Et cette autre citation nous paraît justifier en partie le raisonnement que nous avons tenu dans ces lignes :
« L’autoritarisme, l’ignorance, l’isolement sont des obstacles à la production de soi comme sujet, qui atteignent plus durement certains que d’autres (c’est nous qui soulignons). En même temps, ces obstacles sont renforcés par l’éducation et les valeurs dominantes qui tendent à assigner à chacun sa place et à l’intégrer dans un système social sur lequel il ne peut exercer d’influence. Or, pour reprendre l’idée d’Amartya Sen, ce qui compte, au-delà du bien-être, c’est la liberté d’être un acteur (agency). Et si nous sommes déjà largement entrés dans cet univers dominé par la recherche de soi, trop souvent encore on le réduit à la recherche d’un bien-être individuel qui appauvrit gravement ce qui fit la grandeur de l’idée du Welfare State. » (A. Touraine, Un nouveau paradigme, Paris Fayard, 2005, p. 160)
Nous sommes dès lors poussés à avancer un dernier élément de raisonnement : si l’on veut éviter que le thème des « droits culturels » ne soit « retourné », par exemple utilisé pour affaiblir encore plus les acteurs collectifs et notamment, les acteurs sociaux, il faut impérativement cesser de distinguer voire d’opposer les mouvements culturels et les mouvements sociaux et systématiser des réflexions collectives sur la transversalité et la centralité des enjeux qui touchent la production, l’usage et la rétribution du capital culturel. Il nous semble qu’il s’agit d’un enjeu central pour l’éducation permanente.