Du bénéfice du doute et de la statistique

Par Valentine Bonomo

Illustration : Dahlia Maunoury

L’égalité n’existe pas, ni par nature, ni dans les faits, éven­tuel­le­ment en théorie.

Le monde de la culture est essen­tiel­le­ment blanc, mas­cu­lin, âgé de plus de qua­rante ans. Je cor­rige : les postes de pou­voir (com­prendre le haut de la hié­rar­chie des struc­tures, les lieux de prises de déci­sions, mais aus­si la ges­tion des plus gros por­te­feuilles bud­gé­taires) sont essen­tiel­le­ment occu­pés par des hommes blancs, âgés de plus de qua­rante ans et en accord avec le genre qui leur a été assi­gné à la nais­sance. Les cas de har­cè­le­ment, d’abus de pou­voir et les burn out sont légion et les légion­naires sont le plus sou­vent des femmes ren­dues plus vul­né­rables par leur mode de socia­li­sa­tion gen­rée (des chiffres sont par­tout dis­po­nibles et s’informer est notre devoir à toustes, non pas la seule mis­sion de certain·es).

Alors on fait quoi ? Des quo­tas. On cherche, on impose la repré­sen­ta­ti­vi­té, avec ce qu’elle a de déli­cat, ce qu’elle implique de pré­ci­sion. Les femmes sont par exemple plus nom­breuses en école d’art mais moins nom­breuses à la tête des ins­ti­tu­tions artis­tiques. Il ne s’agit donc pas de sim­ple­ment s’assurer de qui assument des direc­tions, mais de s’assurer de qui assume des postes équi­va­lents en termes de visi­bi­li­té, de pou­voir. Les quo­tas, c’est aus­si réflé­chir à toutes les échelles du champ cultu­rel : existe-t-il moins de per­sonnes racisé·es ou por­teuses d’un han­di­cap ou appar­te­nant ouver­te­ment à des mino­ri­tés sexuel·les dans le monde des « grands » ? Oui, il existe un pla­fond de verre, mais aus­si un plan­cher col­lant, et sur­tout encore beau­coup de portes fer­mées que certain·es n’ont pas les moyens, l’occasion, la force men­tale de pen­ser à franchir.

Pour­tant qui les en empêche ? La dis­cri­mi­na­tion posi­tive est dis­cri­mi­na­tion, soit. Néan­moins on ne devrait plus oser contes­ter que depuis des décen­nies, voire des siècles elles opèrent déjà en faveur des mêmes per­sonnes. Comme les pra­tiques de ren­contres en non-mixi­té tant décriées au sein de groupes (poli­tiques par exemple) dont les membres par­tagent eux-mêmes pour­tant tous les mêmes carac­té­ris­tiques. Si pen­dant long­temps, les femmes ont été écar­tées des lieux de pou­voir volon­tai­re­ment, léga­le­ment, il serait illu­soire de croire que de simples et nou­velles dis­po­si­tions légis­la­tives pseu­do-éga­li­taires vien­draient effa­cer des siècles de construc­tion d’entre-soi mas­cu­lin, d’attitude de sou­mis­sions, d’intégration de com­por­te­ments fra­gi­li­sants. Si deux, voire trois siècles, d’histoire cultu­relle occi­den­tale ont contri­bué à construire une vision hié­rar­chi­sée, pater­na­liste, éli­tiste de la pro­duc­tion artis­tique, il nous fau­dra plus de déter­mi­na­tion que de bonne volon­té pour trans­for­mer en pro­fon­deur les biais de nos regards habi­tués à juger de ce qui a de la valeur.

Ah mais voi­là poindre le risque du toké­nisme – de l’anglais token, qui désigne à l’origine « un per­son­nage de fic­tion membre d’une « mino­ri­té », pla­cé là dans le seul but de la repré­sen­ter » – pra­tique dénon­cée parce qu’elle ins­tru­men­ta­lise des indi­vi­dus en les rédui­sant à une seule dimen­sion visible de leur per­son­na­li­té, en les uti­li­sant pour se don­ner un meilleur rôle social, une meilleure image, plus qu’elle ne contri­bue vrai­ment à une socié­té plus éga­li­taire. C’est là un affreux dilemme qui n’a qu’une forme pos­sible de réso­lu­tion : le tra­vail, celui que chacun·e d’entre nous a le devoir de prendre en charge. Prin­ci­pa­le­ment, cel­leux qui à un moment don­né, se retrouvent en situa­tion de devoir embau­cher, attri­buer des finan­ce­ments, don­ner de la visibilité.

La pra­tique de quo­tas est une ques­tion épi­neuse. Elle implique de défi­nir la manière dont chacun·e pour soi, pour sa struc­ture, pour ses pro­jets doit déli­mi­ter les contours et les cri­tères des règles à appli­quer. Ça peut paraitre contrai­gnant et rébar­ba­tif et nuire à la liber­té de choix et d’opinion. Mais ça peut aus­si être vu comme une méthode ultra-sti­mu­lante pour renou­ve­ler ses regards éta­blis, ses réflexes et ses manières de faire, un moyen d’inventer des rela­tions plus justes et sen­sibles entre les dif­fé­rents groupes sociaux, ce qui est – n’est-ce pas ? –, la noble mis­sion et de l’art, et de la culture, et de l’éducation : tra­vailler à bou­le­ver­ser notre rap­port au monde.

Ou alors, on attri­bue les bud­gets, les direc­tions, les pro­jets, les salaires de manière aléa­toire en inté­grant toustes les citoyen·nes (et même cel­leux qui léga­le­ment ne le sont pas). Là on va peut-être com­men­cer à vrai­ment rigoler.

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