Un opuscule de deux textes de l’intellectuelle palestinienne Nada Elia augmenté d’un entretien inédit est paru quelques mois avant l’intensification des attaques israéliennes sur Gaza. Le livre offre une lecture féministe de la colonisation sioniste et des mécanismes idéologiques qui la sous-tendent. Nous explorerons trois points du texte qui paraissent résonner avec le discours dominant actuel. Dans un premier temps, le processus de barbarisation du corps des hommes arabes considérés comme dangereux et hostiles. Puis, l’hypersexualisation de celui des femmes assimilées à des sauvages. Enfin, le rôle de la résistance féminine dans la lutte pour la libération de la Palestine. Nous croiserons ces réflexions avec celles de deux autres intellectuelles décoloniales : Louisa Yousfi et Houria Bouteldja.
[Ecrit le 4 novembre 2024]
Trigger warning : des faits violents rapportés par Nada Elia dans son livre et repris dans l’article qui suit peuvent heurter certains lecteur·trices. Ils concernent notamment : viol, torture & massacres haineux.
Un an après le 7 octobre 2023, l’État colon intensifie son expansionnisme colonial en bombardant le sud du Liban, la Syrie et l’Iran toujours en invoquant la défense de son intégrité et de son droit. L’attentat terroriste des bipeurs orchestré par Israël, les pillages des villes, les viols des civil·es sont soit tus, soit légitimés par l’argument colonial séculaire de la lutte contre la barbarie indigène qui fonde le discours et justifie les crimes d’Israël. Au nom des 1200 personnes tuées en Israël et des otages que le Hamas retiendrait captif·ves, Israël a rasé de la carte plusieurs villes de la bande de Gaza et assassiné près de 42 000 Palestinien·es.
La maison d’édition canadienne le Remue-ménage publie un recueil de textes écrits entre 2017 et aujourd’hui, de l’intellectuelle palestinienne Nada Elia, enseignante à Washington, issue de la diaspora et militant pour la libération de la Palestine. Suite à la création d’Israël en 1948, ses parents fuient le nettoyage ethnique et la répression des autochtones par les milices sionistes. Elle grandit au Liban mais émigre avec sa mère en Angleterre au moment de la « guerre incivile »1 déclenchée par l’État sioniste. Expulsée par le régime de Thatcher, elle poursuit ses études au Liban où elle deviendra journaliste, puis doctorante aux Etats-Unis où elle s’installera.
L’ouvrage comporte une introduction, deux textes féministes et décoloniaux (« De multiples fardeaux : genre et libération en Palestine » et « La justice est indivisible : la Palestine comme enjeu féministe ») ainsi qu’un entretien inédit avec les traducteurices.
L’autrice revient sur le contexte historique et colonial de l’occupation ainsi que sur les massacres perpétrés par les milices sionistes bien avant 1948 (village martyr de Deir Yassin dans les années 1930) et du début de la Nakba (la catastrophe) poussant les Palestinien·nes à fuir leur terre. La bande de Gaza était un des rares territoires résistant à l’expansionnisme colonial et une des rares terres d’asile des arabes victimes des persécutions sionistes (avant octobre 2023, 2,3 millions de personnes y habitaient dont 80 % de réfugié·es sur un territoire ne représentant que 1% de la Palestine2). Depuis 16 ans, l’État colon impose un blocus économique et démographique dans l’idée « de mettre les Palestiniens au régime, mais pas de les faire mourir de faim » comme le disait l’ancien premier ministre israélien Dov Weissglass, et enchaine les violentes offensives militaires (plus de cinq depuis 2007) visant à affaiblir la résistance et épuiser le peuple. Cette stratégie de guerre rentre de la doctrine dite de Dahiya prônée par le ministre Gadi Eizenkot : raser toute une ville ne suffit pas, il faut aussi épuiser le peuple palestinien. La question de la journaliste et intellectuelle Lousa Yousfi dans son livre Rester Barbare résonne : « Combien de vies du Sud valent une vie occidentale ? » 3.
Nada Elia insiste : le nettoyage ethnique n’a pas commencé il y a un an, c’est un processus continue depuis l’avènement du projet sioniste. Elle rejoint ainsi le concept développé par l’historien Ilan Pappé de Nakba continuée4 : « Nous, Palestien·nes et nos allié·es, savons que le génocide n’a pas commencé le 8 octobre 2023, au lendemain de l’attaque du Hamas contre le sud d’Israël. C’est pourquoi nous insistons pour parler d’un génocide accéléré et intensifié, tout en expliquant le contexte historique de l’attaque du 7 octobre. »5
Le corps masculin comme menace à éliminer – la barbarisation
Nada Elia met avant le traitement asymétrique des corps des Palestinien·nes par l’État colon qui embrasse une même logique de déshumanisation. Par un processus de diabolisation et d’ensauvagement du corps masculin arabe, les hommes et garçons deviennent une menace à dompter ou à éliminer en ce qu’ils sont présumés coupables de faire le Mal. Ce corps est non seulement dangereux en soi, mais l’est aussi pour les femmes que celui-ci opprimerait. L’autrice insiste sur la responsabilité d’un certain féminisme occidental qui, tout en s’évertuant d’un pseudo-progressisme israélien autorevendiqué, affiche une solidarité feinte envers les femmes palestiniennes qui seraient victimes d’un masculinisme inhérent à la société. Nada Elia dénonce cette posture qui ferme les yeux sur l’oppression israélienne qui s’étend aux droits fondamentaux tels que la liberté de circuler, de penser, de manger, de se réunir…6
Tout le mythe forgé par l’Occident est centré sur un manichéisme à l’origine du « conflit ». Comme le dit Louisa Yousfi « […] Le Bien contre le Mal : la civilisation contre la barbarie »7 : les deux camps sont définis. Replacée dans le contexte analysé par Nada Elia, la femme apparait alors comme une victime de la barbarie qui l’empêche de vivre librement. Elle relève également, au sujet des hommes, une exclusion systématique du décompte des victimes civiles qui ne comprend que celui des femmes et enfants8. Si l’homme palestinien est un tel monstre, le colon se doit de sauver les femmes livrées à elles-mêmes.
Cette barbarisation du corps des hommes arabes relève d’une logique coloniale qui emprunte au suprémacisme blanc la conviction profonde d’une inégalité raciale justifiant au moins la domination, au plus l’extermination, des « races » considérées comme inférieures. L’intellectuelle décoloniale Houria Bouteldja analyse dans son ouvrage Beaufs et Barbares : le pari du nous cette barbarisation à l’œuvre dans le colonialisme, affirmant qu’ « aux yeux de l’administration coloniale, c’est exactement ce qu’ils sont : une sous espèce cantonnée au stade de primitif du développement humain »9. Elle avance ainsi que l’Arabe, aux yeux de l’idéologie sioniste, est en somme un barbare bête, une bête barbare. Dans cette dualité sauvage/barbare se rejoue ce qui était au cœur de la controverse de Valladolid10 au moment de la colonisation des Amériques qui pose ainsi la question : les Indigènes ont-ils une âme ? Si oui, ce sont des sauvages qu’il suffit de convertir et de civiliser à l’aide de la religion supérieure (le christianisme alors, le judaïsme ici) et de la culture occidentale ; si non, alors soit il faut les soumettre en esclavage comme des animaux, soit les exterminer. Cette controverse reste à l’œuvre dans le discours sioniste depuis ses origines jusqu’à sa concrétisation en 1948, pour finalement devenir le bras idéologique de l’État colon d’Israël. L’homme palestinien est considéré de facto comme un danger, une potentielle menace : un terroriste. Le terroriste est la figure moderne du barbare sans âme ni éthique, foncièrement inférieur à la colonie civilisatrice — dite démocratique — qu’il faut éliminer au nom du bien commun, peu importe les moyens. A contrario, les femmes palestiniennes ne représentent pas de danger mais sont simplement sauvages, et donc potentiellement aptes à être converties à la modernité. Elles sont présentées comme victimes de la barbarie de leurs hommes, et n’attendraient qu’à être délivrées de son emprise par le colon.
Le corps des femmes comme terre à conquérir – l’hypersexualisation
Le corps des femmes est quant à lui sexualisé à outrance et assimilé à une terre vierge disponible et vulnérable. En plus d’être une catégorie raciale, la relation entre colon et colonisé·es est une catégorie sexuelle. En contraste, Israël est figuré comme une force militaire virile, brutale, supérieure tandis que Gaza est « traitée comme une femme noire, comme une pute » pour reprendre les propos racistes du chanteur israélien Lior Narkis, le 15 novembre 202311. L’État colon peut alors détruire les barbares masculins et « violer les femmes et les mères des combattants palestiniens » comme le préconisait l’ancien ministre israélien Mordechai Kedar devenu universitaire. Le corps féminin est vidé de son humanité pour n’être plus qu’un objet livré à la jouissance des conquérants qui se l’approprient à la façon d’une terre à coloniser. Mis sur le même plan, le corps des enfants est animalisé, dompté et sacrifié au nom du « règne de Dieu »12.
Deux exemples repris par Nada Elia illustrent ce mécanisme d’animalisation et d’hypersexualisation.
En avril 1948, le village de Deir Yassin essuie le massacre de ses habitant·es par les milices sionistes Irgoun et Lehi qui décapitent et assassinent toustes les adultes avant de faire défiler les 53 orphelin·es de moins de 9 ans dans la capitale où la foule leur crache dessus et les lapide pour les abandonner ensuite sans eau et nourriture dans la rue13. Avant même la création d’Israël, les colons accompagné·es de milices, purgèrent plusieurs villages en s’attaquant aux infrastructures, déterrant les sépultures, brûlant les mosquées et exterminant plus particulièrement les femmes pour qu’elles n’enfantent plus.
Un autre exemple de cet érotisme mortifère, est repris par Nada Elia à propos de Rasmeah Odeh, accusée d’être à l’origine d’un attentat tuant deux étudiants israéliens dans un café. Pendant plusieurs mois enfermée dans une prison israélienne, elle subit avec son père la torture de la part de militaires israéliens qui utilisèrent un manche à balai pour la violer. Les agresseurs avaient tenté de contraindre le père à violer sa fille14. Elle avouera le crime sous la torture, ce qui lui vaudra la prison à perpétuité. Rappelons que des aveux sous la torture ne sont pas reconnus valables par l’article 15 de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (UNCAT)15.
Pourtant, Israël se présente comme une terre d’accueil tolérante et ouverte à la population LGBTQIA+ avec Tel-Aviv comme vitrine. Ce procédé est décrit par le concept de pinkwashing que Nada Elia qualifie « d’écran de fumée » pour détourner l’attention de la réalité. Elle avance que la société israélienne est très conservatrice et ne serait favorable aux homosexuel·les que dans la mesure où iels seraient israélien·nes, des touristes occidentaux et représentant un intérêt politique16.
La résistance féminine
L’autre aspect décrit par Nada Elia est l’invisibilisation de l’implication des femmes dans la résistance qui est pourtant aussi ancienne que la lutte nationale. L’autrice insiste sur le rôle clef de ces femmes dans le mouvement révolutionnaire ; de l’assaut non armé des casernes britanniques à l’accueil d’orphelin·es, en passant par la gestion logistique de la première Intifada, la construction des communautés de la diaspora, la création d’espaces sécuritaires pour les personnes queers, la revendication des droits des Palestinien·nes au congrès des États-Unis d’Amérique du Nord… Pour ne citer qu’elle, Hind al-Husseini membre d’une célèbre famille jérusamélite à l’origine de la création d’un orphelinat connu sous le nom de « Dar al-Tifele », (« La maison des enfants ») qui accueille une centaine de filles orphelines dans le besoin17, constitue une des organisations humanitaires pérenne encore opérationnelle à l’heure où nous écrivons ces lignes, mais très certainement condamnée à être rasée par l’intensification des raids militaires israéliens. Comme dit l’autrice au sujet des femmes palestiniennes : « Notre simple existence est résistance »18.
À l’heure des appels à la nuance ou bien du salut d’un certain génie militaire sioniste de plusieurs acteurices politiques conservateurices concernant l’élargissement des invasions militaires à visée expansionniste de l’État colon, la publication de cet opuscule offre une vision alternative essentielle et sourcée au discours occidental dominant, dans un condensé de 100 pages qui s’impose comme un livre crucial, accessible et complet sur des problématiques trop souvent simplifiées, jamais aussi mesurées.
La richesse de l’ouvrage réside dans la condensation harmonieuse des multiples enjeux et narratifs qui soutiennent la logique coloniale sioniste et de la mise en évidence du rôle des femmes dans la résistance. Barbarie des Arabes d’un côté, idolâtrie du pseudo-humanisme d’Israël de l’autre, avec une instrumentalisation des femmes arabes qui seraient soumises au joug du patriarcat moribond d’un régime palestinien oppressif. Le mythe de la femme indigène prisonnière de barbares qui n’attendrait que d’être sauvée par un pieux chevalier blanc. Entre les valeurs traditionnelles « étouffantes » d’une société palestinienne et la privation des droits fondamentaux par Israël, l’autrice propose de remettre en perspective ce discours qui fait légion en Occident ; d’autant que les violences infligées aux personnes queer et aux femmes par Israël est très peu reconnues bien qu’elles soient en grande partie genrées19. Derrière un vernis tolérant, ouvert et civilisé, l’État colon inflige au peuple palestinien ce qu’il lui reproche : la barbarie. Les corps des Palestinien·nes sont déshumanisés, animalisés et hypersexualisés, transformés en objets de conquête ou dangers à éliminer.
- Nada Elia, Palestine : un féminisme de libération, traduction de Liza Hammar et Francis Dupuis Déri, Remue-ménage, 2024, p.82.
- Ibid., p. 11.
- Louisa Yousfi, Rester Barbare, La Fabrique, 2022, p. 39.
- Ilan Pappé, Le Nettoyage ethnique de la Palestine, La Fabrique, rééd. 2024 (1ère parution, 2008 chez Fayard).
- Nada Elia, op. cit., p. 10.
- Ibid., p. 50.
- Yousfi Louisa, ibid., p. 51.
- Nada Elia, op. cit., p. 75.
- Houria Bouteldja, Beaufs et Barbares : le pari du nous, La Fabrique, 2023, p. 15.
- Débat important dans le monde occidental au mitan du 16e siècle au sujet des Amérindiens : la question était de savoir si iels ont une âme à convertir au christianisme ou bien il s’agissait d’animaux à domestiquer ou abattre.
- Kaoutar Harchi, « Gaza cette moins que rien », Politis, 21/02/2024.
- Israël signifie « que Dieu règne » en hébreu.
- Nada Elia, op. cit., p. 26.
- Nada Elia, op. cit., p. 32.
- Extrait de l’art 15 de l’UNCAT « Tout État partie veille à ce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n’est contre la personne accusée de torture pour établir qu’une déclaration a été faite. »
- Dans la note 6 de bas de page 21, Nada Elia rappelle que des manifestant·es queers « ont été poignardé·es en 2005 et 2015 par des Juifs conservateurs » (p. 114).
- Ibid., p. 26.
- Nada Elia, op. cit., pp. 22 – 23.
- Ibid., p. 19.