Il y a d’abord 1956 : le XXe Congrès au cours duquel Kroutchev dénonce les crimes de Staline. Puis la même année, l’invasion de la Hongrie par l’armée soviétique. L’URSS apparaît de moins en moins comme un modèle. Mais le communisme continue de jouer son rôle de seule alternative au capitalisme. Cuba, la Chine, le Vietnam font rêver à la possibilité d’un autre communisme qui renoue avec l’idéal romantique et rompt avec les rigidités de la bureaucratie soviétique.
Pendant que les étudiants de mai 68 discutent de l’imminence de la Révolution, les chars du Pacte de Varsovie assassinent le Printemps de Prague. Puis, la guerre du Vietnam à peine finie, les boatpeople fuient par milliers le régime de Hanoï. Mao meurt en 1976 et la Révolution Culturelle avec lui. Alors que les dirigeants de la Fraction armée Rouge sont trouvés morts dans leur prison de Manheim, les nouveaux philosophes rompent définitivement avec le projet communiste. En 1980, le Che est mort, l’espoir s’appelle Lech Walesa.
ENTRE LES FONDS DE PENSION…
Pendant ce temps-là, sans faire de bruit, la génération qui a rejoint massivement les rangs de la classe moyenne durant les trente glorieuses, arrive à la retraite. Son train de vie s’est amélioré de manière significative : logement, santé, voiture, vacances. Mais sa pension de retraite est modeste. Heureusement beaucoup ont fait des économies. Ils en attendent désormais d’importants compléments de ressources. Les fonds de pension dévalent sur les marchés financiers. Avec des exigences de rendement d’autant plus fortes que leurs actionnaires sont peu fortunés et comptent sur leurs dividendes pour maintenir leur niveau de vie. Un seul mot d’ordre : 15%.
La bourse des papys bouscule le capitalisme de papa. Les OPA hostiles se multiplient. Les fonds de pensions sont à la manœuvre. Les cadres supérieurs, gardiens d‘un certain équilibre entre actionnaires et travailleurs sont remplacés par des managers qui représentent clairement les intérêts du capital. On les intéresse aux résultats par des participations, des stocks options, des bonus, des rémunérations exorbitantes. Les entreprises se replient sur leur core business et externalisent au maximum pour diminuer les coûts par le jeu de la concurrence. Le phénomène booste la créativité et les gains de productivité. Les salaires sont sous pression et progressent avec peine. Mais la concurrence accrue pousse à la baisse des prix à la consommation de sorte que le niveau de vie progresse malgré des salaires freinés, des taux de chômage importants et une progression constante du nombre de retraités.
Cette révolution va s’appuyer sur le développement des services attendus par les nouveaux consommateurs, ceux de la génération 68.
… ET LES LIBERTAIRES DE 68
Le principe politique de la génération 68, c’est la lutte contre l’autoritarisme. Celui de l’État comme celui des grandes entreprises. Celui du curé, de l’école, de la police, de l’hôpital, de la banque. Ce qu’elle veut, c’est la diversité, l’initiative individuelle, la participation personnelle, le projet plutôt que la fonction, la liberté de choisir ses modes de vie, son logement, sa mobilité, son alimentation, sa sexualité, l’éducation de ses enfants. La liberté sexuelle est son drapeau. Et donc l’égalité hommes femmes. Les femmes sont des hommes comme tout le monde. Et les gays. Et les noirs. Et les malades. Et les fous. Elle déteste le conformisme. Elle refuse d’être noyée dans la masse. Métro, boulot, dodo : non ! Elle veut la fête. Elle veut, sous les pavés, la plage. Elle veut l’amour, pas la guerre. Ce qu’elle n’aime pas dans l’entreprise capitaliste, ce sont les petits chefs, les contre maîtres, le travail à la chaîne, l’autoritarisme mesquin. Mais elle aime consommer librement, choisir ses modes de vie et ses expériences personnelles.
Quand cette génération arrive sur le marché du travail, elle pousse dans cette direction. Elle choisit de préférence les entreprises qui peuvent porter les valeurs de sa contre culture : les médias, la communication, la publicité. Et les nouvelles technologies. En quelques années, elle va révolutionner la vie quotidienne. Le walkman arrive en 1979. Il inaugure le marché de la technologie miniaturisée qui permet au consommateur de l’individualiser et de l’emporter avec lui n’importe où. En cette même fin des années 70, apparaissent le Apple II, le commodore, le Tandy 80 et en 81 le PC d’IBM. Une technologie jusque là conçue pour des usages collectifs, s’individualise, donne aux individus plus d’autonomie, plus de choix, plus d’indépendance. Les machines sont standardisées et font tourner des programmes standard eux aussi, ce qui permet les communications entre elles, le transfert et le partage des fichiers. Mais sur chaque machine, l’organisation, les couleurs, les images, les mises en page, les procédures sont personnalisables. Chacun dispose bientôt, d’une machine multifonctionnelle qui multiplie la créativité et mêle le travail et les loisirs, qui fait et qui stocke, qui communique et qui devient à souhait une radio, un album photo, un livre, un dossier médical, une calculatrice, une caméra, une photocopieuse, un jeu de cartes… Ce qui va suivre, le web, le téléphone portable, la tablette, le smart phone, les imprimantes 3D, tout ira dans le sens de cet individualisme de masse caractérisé par la créativité, la liberté de choix, la mobilité par la miniaturisation, la communication directe, la volonté d’échapper aux contrôles étatiques, de réduire les intermédiaires, de renforcer son autonomie tout en restant sans cesse connecté avec ses proches et ses lointains.
UNE ALLIANCE IMPRÉVUE
Ainsi, une alliance de fait se noua incognito entre la contre culture de 68 et le néo-libéralisme. Ils avaient une technologie et un marché en commun. Ils avaient aussi le même ennemi : l’État national autoritaire, bureaucratique, empêtré dans ses lenteurs, ses rigidités, ses éternels déficits, ses taxes, sa méfiance viscérale envers les innovations de la société et du marché. La contre culture devint dominante au moment même où aux États Unis comme en Angleterre, des dirigeants conservateurs, élus par les retraités, prenaient la tête de l’État et lançaient les politiques néo libérales. Ces politiques économiques rencontraient les intérêts d’une classe moyenne vieillissante et peu ouverte à la contre culture mais aussi ceux d’une nouvelle génération qui comprit très vite que le néo libéralisme allait permettre le développement des nouvelles technologies qui concrétisaient ses aspirations sociétales. Thatcher était très évidemment une femme conservatrice pétrie de morale traditionnelle, mais, en rupture avec les conservateurs, elle mettait l’individu, sa liberté comme sa responsabilité, au dessus de tout. Aux États Unis aussi, Reagan se prononça fermement pour les libertés individuelles. Il prit spectaculairement position en faveur des mouvements gay et LGBT contre l’initiative Briggs qui proposait d’écarter les enseignants homosexuels. C’est pendant les années Reagan que la contre culture gay s’imposa comme une composante essentielle au cinéma, dans la musique, la mode, les arts plastiques. Les Yippies révolutionnaires du Youth International Party devinrent les Yuppies. À la fin des années 80, alors que le mur de Berlin tombait, le titre du livre manifeste de Jerry Rubin, Do it (Seuil 1971), devint le « Just do it » de Nike.
L’INDIVIDUALISME DE MASSE
La révolution 68 a donc eu lieu. Elle ne s’est pas faite par une prise de pouvoir ni une transformation significative de nos structures politiques. Elle s’est faite dans la société et ses structures : le tissu associatif, le marché, l’économie, la consommation, les médias, la culture, la famille.
Évidemment, la génération 68 n’était pas un ensemble homogène. Mais globalement, elle est passée du Parti Communiste au Personal Computer. La technologie de l’autonomie des individus s’est imposée non seulement dans les pays développés mais dans le monde entier. Même les courants opposés à la croissance, à l’industrialisation, à la technique, a la consommation, ont développé des idéologies fondées sur cette autonomie : du retour des potagers à l’énergie produite par des éoliennes ou des panneaux solaires individuels, de l’auto médication et des médecines douces aux multiples techniques de développement personnel et méditation new age, le principe général est toujours de renforcer l’autonomie des individus, quels que soient leurs choix de vie et leurs convictions.
Comme l’a très bien écrit le sociologue Paul Yonnet, cet individualisme s’oppose au collectivisme des sociétés socialistes mais aussi à l’individualisme traditionnel des élites cherchant à se distinguer des masses. Il s’agit d’un « individualisme de masse ». Contrairement à ce qui se dit souvent, il n’a rien à voir ni avec l’isolement ni avec l’égoïsme. Il implique tolérance, connexion avec les autres et solidarité. Solidarité mise en actes dans la sécurité sociale instaurée par la génération précédente, mais complétée par les actions d’une myriade d’associations et d’ONG. Solidarité mise en scène dans les multiples téléthons, sidactions, spectacles des enfoirés etc. Enfin solidarité familiale qui survit largement à la diversification et à la volatilité des modèles familiaux issus de la révolution sexuelle et de l’égalité hommes femmes.
IL EST INTERDIT D’INTERDIRE
Des penseurs comme IsaIah Berlin et Ruwen Ogien ont théorisé les relations entre l’individu contemporain et l’État en formalisant le concept de « liberté négative » : « nous sommes libres si nous n’avons pas de maîtres, si personne, État ou autres individus ne nous domine ». Dans cette conception, l’État n’a pas à nous imposer une vision de la vie bonne. Chacun peut disposer de son corps et de sa vie. L’État n’a pas à interdire le suicide par exemple. Ni l’euthanasie. Comme il n’a pas à interdire l’avortement. L’État n’a pas non plus à interdire les différentes formes de procréation assistée y compris la gestation pour autrui. Il n’a pas non plus à interférer dans la vie sexuelle des citoyens. Une fois établi le périmètre du consentement mutuel, les individus sont libres de choisir tout type de partenaire(s), toute forme de relation. La pénalisation des clients de la prostitution est une atteinte caractérisée à la liberté négative. L’État n’a pas non plus à interdire l’usage de certaines drogues. Il est possible que se droguer nous fasse du tort mais nous sommes seuls maîtres de nous mêmes.
Tous ces interdits relèvent d’une réaction qui se réclame comme toujours de valeurs morales pour limiter la liberté des individus. Ogien souligne d’ailleurs très bien comment, aujourd’hui, c’est aussi par la moralisation que la droite s’en prend aux acquis sociaux. Elle stigmatise les chômeurs parce qu’ils ne cherchent pas suffisamment du travail, n’acceptent pas de changer de ville ou refusent un travail moins qualifié, et, dans le même temps, elle stigmatise les immigrants qui acceptent pourtant de changer de pays et sont prêts à tous les sacrifices pour avoir du travail mais sont présentés comme des envahisseurs venus « profiter » de notre système social et détruire nos « valeurs ».
L’UTOPIE TRANSHUMANISTE
Ici commence l’espace du transhumanisme. Il prend au sérieux le concept de liberté négative. Si un individu peut faire usage de viagra en cas de déficiences sexuelles, pourquoi un individu ne souffrant d’aucune déficience, ne pourrait-il pas faire usage du même viagra pour améliorer ses performances sexuelles. Si un individu peut faire usage de marijuana pour lutter contre la douleur, pourquoi ne pourrait-il aussi en faire usage pour « planer » ?
Dans la même perspective, si des substances existent qui permettent d’améliorer les performances sportives, pourquoi serait-il interdit d’en faire usage ? De même que la Formule 1 permet d’expérimenter des innovations techniques qui se retrouveront dans la production industrielle demain, de même le sport de haut niveau devrait permettre d’expérimenter des produits et des techniques qui, si ils font leurs preuves, seront utilisés demain par tout un chacun dans d’autres activités qui requièrent des efforts soutenus.
Le développement des bio technologies et des génothérapies seront des outils majeurs de la médecine pour éviter les handicaps de naissance et les maladies héréditaires. Mais ces mêmes outils pourront conduire aussi à des nouvelles formes d’eugénisme. Non plus le cauchemar de l’eugénisme d’état qui permet aux gouvernants de programmer les humains à venir et d’en faire des esclaves mais un eugénisme individuel qui permettra aux parents de choisir de plus en plus finement non seulement le sexe de leur futur enfant mais ses principales caractéristiques. De manière générale, les parents ne se contenteront pas d’avoir recours à ces progrès médicaux seulement pour éviter des handicaps mais s’en serviront pour donner à leurs enfants un maximum d’atouts et de capacités.
Parallèlement, nos technologies de l’information progressent un million de fois plus rapidement que l’évolution biologique. D’ici quinze ans, nos ordinateurs seront globalement plus puissants que le cerveau humain, ce que le philosophe Ray Kurzweil appelle la singularité. Nous serons alors dans l’incapacité de distinguer une intelligence artificielle d’une intelligence humaine. Il n’est pas inimaginable qu’après avoir produit des prothèses intelligentes et des cœurs artificiels, nous ne pourrons pas implanter ensuite des cerveaux artificiels ou combiner physiquement des outils d’intelligence artificielle avec le cerveau humain.
En tout cas l’idée d’un homme « augmenté » est à portée technologique. Engendrer des hommes meilleurs, augmenter leurs capacités, leur donner les moyens de ne pas souffrir et de ne pas vieillir, orienter, accélérer voire remplacer l’évolution biologique de l’Homme, c’est un projet qui va dans le sens d’une humanité pensée comme un ensemble d’individus dont l’autonomie est maximale et les choix de vie de plus en plus nombreux et ouverts. Les nouvelles technologies dont le développement a accompagné la progression de l’individualisme de masse qui caractérise la révolution 68, ouvrent un avenir utopique qui ne peut se réaliser que dans des états démocratiques et qui n’interviendraient pratiquement plus dans les choix des individus dans la mesure même où ceux-ci disposeront eux-mêmes des outils de développement personnel et de coopération que seuls les États pouvaient jusqu’ici leur assurer.