
Toucher à l’essence même de la création, tel fut le véritable objet du travail de Jean Dubuffet. Né au Havre en 1901 dans une famille de négociants en vin, Dubuffet s’adonne dès son plus jeune âge au dessin et à la peinture, envisagés comme un rapport de velléités entre des matières, des outils et un être de chair et de sang (il renâcle à utiliser le mot artiste). S’il fréquente un temps l’école des Beaux-arts de sa ville natale, le plasticien développe très vite une aversion instinctive envers l’académisme et les milieux artistiques. Les affaires familiales dont il hérite lui permettront, dès les années 30, de bénéficier de l’aisance matérielle nécessaire à la poursuite de son activité créatrice en toute indépendance, et loin, dit-il, de « la culture et ses corps constitués de spécialistes et de fonctionnaires. »
La culture, pour Dubuffet, tient lieu de repoussoir à la spontanéité et la liberté de créer. Par culture, il entend à la fois la connaissance des œuvres du passé – une notion, écrit-il, « tout à fait illusoire, ce qui en a été conservé n’en représentant qu’une très mince sélection spécieuse basée sur des vogues qui ont prévalu dans l’esprit des clercs » –, et l’activité de la pensée et de la création d’art. Deux acceptions, estime-t-il, dont on aurait tort de croire qu’elles constituent une seule et même chose.
Pour bien saisir le cheminement de sa pensée, il faut se souvenir de l’intérêt viscéral qu’il a toujours porté aux expressions artistiques éloignées de tout conditionnement culturel. Dès 1945, il rassemble une collection d’œuvres dues à des personnes étrangères au milieu artistico-culturel et préservées de son influence. « Des ouvrages, précise-t-il, exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux, mise en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. » Ces formes d’art inconscientes d’elles-mêmes, Dubuffet leur invente un nom dès cette époque : l’art brut.
En opposant cet art brut aux arts culturels, Dubuffet provoque une remise en cause essentielle des conditionnements inhérents au modèle de société productiviste occidentale (la culture est aussi outil de l’impérialisme), se caractérisant par une volonté de hiérarchie, elle-même héritée des castes qui l’ont imposées. Les choses existent parce qu’elles sont connues, reconnues et labellisées.
La culture a donc pris la place de ce que fut naguère la religion. C’est le nouvel opium du peuple. « C’est un déité incorporelle, un dieu symbolique. » S’attaquant dès lors aux enculturés et au phénomène d’enculturation en général, il écrit encore : « Les célébrateurs de la culture ne pensent pas assez au grand nombre des humains et au caractère innombrable des productions de la pensée. »
Les détracteurs de Dubuffet ne se sont pas privés de dénoncer l’apparent paradoxe entre cette posture radicale et l’énorme succès public (et commercial) que connurent ses œuvres à partir des années 60. L’art brut lui-même devint un marché dès la fin des années 70 : les œuvres collectionnées par Dubuffet et ses successeurs furent montrées dans les musées et célébrées par la critique et les marchands d’art, ces bras armés culturels qui opèrent le tri et éliminent…
Dubuffet a toujours reconnu qu’un déconditionnement culturel total était impossible. Mais, ajoutait-il, l’important est d’être contre. L’attitude de refus et de contestation de la culture constituant à ses yeux une posture plus féconde que l’inculture qui, elle, donne une prise plus facile à l’enculturation. Jean Dubuffet est mort à Paris le 12mai 1985.
Les principaux textes de Jean Dubuffet sont rassemblés dans « L’homme du commun à l’ouvrage », toujours disponible chez Gallimard, coll. « Folio essais ».