
De l’ile d’Utopia décrite par Thomas More dans son livre éponyme de 1516 à la floraison des zones à défendre (ZAD), l’utopie a connu bien des métamorphoses. Car l’utopie, dans son sens premier, c’est un lieu qui n’existe pas. Mais qui reste à inventer, à créer. C’est un territoire de l’inédit où l’on favoriserait le débat démocratique, l’égalité entre les personnes et la construction d’alternatives sociétales. L’utopie est une société heureuse où règne le mépris de l’argent et où l’on croise des citoyens et des citoyennes pleinement émancipées. Les visées originelles de l’éducation populaire peuvent donc être qualifiées d’utopiques.
Pourtant l’utopie souffre d’au moins trois maux consubstantiels :
1°) L’utopie reste avant tout un discours théorique sur l’État idéal. Pierre Versins, critiquant l’acte même de gouverner et la multiplication des codes et des lois pour y parvenir, avait ce constat, simple mais implacable : « L’utopie, d’habitude, demeure utopique. (…) Utopie, réalité, tout cela se vaut, poursuit l’érudit. Parce que les deux sont l’œuvre de l’homme, et que l’homme est loin d’être aussi malin qu’il le croit. »1 À méditer.
2°) Le manque de terrain à bâtir. Où trouver en effet un lieu pour construire quelque chose de neuf, de révolutionnaire ? La Terre ayant été entièrement cartographiée, le philosophe Thierry Paquot fait très justement remarquer que l’effacement de l’ailleurs a contribué à l’épuisement du genre utopique.2 Interpellant, si l’on songe à la propagation des villes et de l’agriculture intensive dans le contexte de crise climatique…
3°) Le communisme à la Staline, qui a totalement perverti l’utopie d’une société socialiste.
C’est de ce mal en particulier qu’est née la dystopie, fille de l’utopie dévoyée. L’utopie en tant que genre littéraire a ainsi cédé la place à la science-fiction, un genre (pas seulement littéraire) qui s’est attelé, lui, à décrire les « mauvais lieux » (dystopie), où le pire reste toujours à inventer.3
Bizarrement, on emploie souvent le mot utopie dans un sens péjoratif. Sont traités d’utopistes celles et ceux qui continuent de dire du mal de la société productiviste. Le mot dystopie, lui, reste très peu usité. Comme si nous n’étions pas entourés de germes dystopiques… Pourtant, qu’il s’agisse de l’emprise du numérique sur nos existences, de la prolifération des régimes totalitaires, du mépris de la parole citoyenne ou de la spectacularisation de la démocratie, tout indique que la dystopie prolifère sur les terrains abandonnés de l’utopie.
- Pierre Versins, Encyclopédie de l’utopie et de la science-fiction, L’Âge d’homme, 1972
- Thierry Paquot, Lettres à Thomas More sur son utopie (et celles qui nous manquent), La Découverte, 2016
- Les piliers de la dystopie en littérature : Le monde tel qu’il sera (Émile Souvestre, 1846), Le talon de fer (Jack London, 1908), Nous (Evgueni Zamiatine, 1920), Le meilleur des mondes (Aldous Huxley, 1932) et 1984 (George Orwell, 1949). Et aussi tout Kafka… À lire sans modération : Anthologie des dystopies, de Jean-Pierre Andrevon (Vendémiaire, 2020)