Depuis les années 1980 et le déploiement généralisé de l’informatique dans toutes les sphères de nos vies, la question de l’impact de la digitalisation sur l’emploi inquiète : les travailleur·euses seront-iels remplacé·es à terme par des ordinateurs et des algorithmes ?
Si les prédictions de la disparition d’un emploi sur deux dans les 20 ans suite à l’automation telles que formulées par les économistes Frey et Osborne1, ont fait long feu (des recherches plus récentes, menées par l’OCDE2, montre par exemple qu’il ne causerait la disparition que de 10 % des emplois), il n’empêche que la digitalisation a eu des effets profonds sur le travail lui-même. D’une part, comme le souligne Dominique Méda3, l’arrivée de l’informatisation dans un secteur transforme les tâches plus qu’elle ne les substitue. Citant l’arrivée des caisses automatiques, la chercheuse souligne que les tâches des caissières ont basculé vers le contrôle, la prévention du vol ou encore l’accompagnement des usagers à la machine. Ces tâches demandent un plus haut niveau de compétence qui n’est pas nécessairement reconnu comme tel. D’autre part, la digitalisation de l’économie a favorisé l’émergence de l’économie de plateforme. Ces plateformes en ligne ont provoqué deux impacts majeurs : l’émergence d’un marché du travail d’emplois précaires éloignés du contrat salarié à temps plein et, la déstructuration de la relation contractuelle employeur·euses – employé·es qui tend vers un pseudo statut d’indépendant sans en revêtir les conditions légales stricto sensu.
Vie et mort du salariat dans la gig economy
Cette économie de plateforme, appelée « gig economy » ou économie des petits boulots, impacte profondément la relation d’emploi. Elle se caractérise par un syncrétisme entre l’emploi salarié et donc subordonné et lié à une donnée temporelle déterminée avec l’emploi sous statut indépendant où la subordination et le temps sont moins pertinents que l’exécution d’une tâche déterminée convenue entre les deux parties pour un montant financier déterminé.
Cette économie des petits boulots n’a cessé de croitre depuis les années 2000 poussée par le développement exponentiel de l’informatique, des téléphones portables et de l’internet mobile. Aux États-Unis, 37 % des travailleur·euses ont une activité partielle ou totale dans la gig economy. Chez nous, « un Européen sur 10 a déjà travaillé dans l’économie des plateformes, qui avait en 2019 un chiffre d’affaires combiné de 44 milliards d’euros à l’échelle mondiale. Environ 6 millions de travailleurs gagnent plus de la moitié de leurs revenus au travers du travail proposé sur les plateformes. »4.
La plateforme la plus connue en la matière est certainement Uber qui développe à la fois un service de voiture de transport avec chauffeur, mais aussi un service de livraison de repas. Pour autant, et bien avant le géant américain, c’est par une start-up belge que le service de livraison de repas à domicile s’est popularisé en Belgique. Rappelez-vous en 2013, la start-up Take Eat Easy a rapidement séduit restaurants et client·es et a étendu son activité à une vingtaine de métropoles européennes, employant des milliers de coursier·ères à vélo. En Belgique, l’exception belge s’illustre à nouveau, puisque contrairement à d’autres pays, la grande majorité des coursier·ères, soit 400 livreur·euses, est rémunéré comme employé·es en passant par la coopérative Smart pour leurs prestations de livraison. Dans d’autres pays, ce sont des statuts d’auto-entrepreneur·euses qui permettent aux livreur·euses d’obtenir leur rémunération, en France iels ne sont pas moins de 2500 livreur-euses sous ce statut précarisant.
Le 26 juillet 2016, après l’échec d’une nouvelle levée de fond, Take Eat Easy se déclare en faillite et cesse ses activités du jour au lendemain. Pour les livreur·euses et les restaurants, c’est la douche froide. Les prestations étant réglées mensuellement, les un·es comme les autres s’inquiètent du paiement des montants générés durant le mois de juillet qui touche à sa fin. Les coursier·es belges s’en sortiront mieux que leurs homologues français ou espagnols, car la coopérative Smart s’engagera à payer les salaires dus tel que le système le prévoit et ce malgré le défaut de liquidité de Take Eat Easy. Coût de l’opération : environs 240 000 euros, somme importante que Smart n’a toujours pas récupérée à ce jour. En France, la justice a d’ores et déjà requalifié la relation entre Take Eat Easy et ses livreur·euses en salariat dans un jugement prononcé en 2018. La société et son co-fondateur devront encore comparaitre prochainement en France, au pénal cette fois, pour travail illégal et non déclaré5.
Plus récemment en Belgique, en novembre 2021, une inspection conjointes de l’Onem, de l’Inspection Sociale et des Douanes a révélé les conditions de travail des livreurs de colis de la société PostNL : travail au noir ou partiellement déclaré, chauffeur·euses sans permis et encore plus interpellant, la présence d’enfants de 13 – 14 ans « engagés » pour rester dans le coffre des camionnettes pendant les livraisons afin d’aider le livreur à aller plus vite. Neufs dirigeant·es de l’entreprise ont été interpellé·es et des centaines de colis bloqués dans les entrepôts mis sous scellés par la justice.
Enfin, qui dit livraison dit préparation de colis. En la matière, on ne dénombre plus les articles ou reportages accablants sur les conditions de travail de ces travailleur·euses de l’ombre de nos paniers numériques. Enfermé·es dans des entrepôts géants du géant Amazon ou d’autres plateformes d’achats, leurs journées sont rythmées par les ordres donnés par un ordinateur qui leur dicte à cadence élevée les allées et rangées où iels doivent récupérer le prochain produit de la commande. Des conditions de travail inhumaines, robotiques, qui suscitent des troubles physiques et psychiques et dont la cadence infernale est dictée par la rentabilité et la vitesse de préparation, et non par les conditions dignes et soutenables de travail.
La commande vocale adoptée dans la plupart du secteur de l’e‑commerce à grande échelle a accru l’intensité du travail de 10 à 15 % et place le travailleur·euses dans une relation de subordination totale vis-à-vis de la machine6. L’autonomie sur la tâche ou le temps de pause sont tout simplement supprimés et les espaces de socialisation sont quasiment obsolètes. On n’assiste pas à une suppression des postes mais à une robotisation du travail humain effectué par des humains robotisés.
Des tentatives de résistances
Comme le souligne Gérard Valenduc et Patricia Vendramin : « La notion de lieu de travail est remise en question, de même que la signification et la mesure du temps de travail. La formation des salaires est mise en cause par les pratiques en vigueur dans l’économie de plateforme. Les liens de subordination deviennent plus flous. La représentation collective et la négociation sociale doivent s’élargir vers de nouvelles formes d’organisation de la solidarité dans des univers professionnels de plus en plus diversifiés et dispersés. Tout ceci contribue à une érosion de la relation salariale et des protections qui lui sont associées. »7
Il faut néanmoins souligner que les livreur·euses et autres travailleur·euses de la gig economy s’organisent, avec ou sans les organisations syndicales, pour faire valoir leurs droits. Malgré le caractère atomisé de ce secteur, des initiatives collectives ont vu le jour comme « Coursiers en lutte », « United Freelancers » ou « FGTB Plateforme ». Ces collectifs et sections syndicales tentent de fédérer les revendications des livreur·euses afin de faire pression sur les propriétaires de plateforme, mais ils n’hésitent pas non plus à intenter des actions en en justice comme en 2021 où ils ont tenté sans succès d’obtenir une requalification de leur statut en salarié plutôt qu’indépendant. Ils ont perdu leur procès car le tribunal du travail de Bruxelles a relevé l’absence de lien de subordination juridique entre la plateforme Deliveroo et les livreurs, élément sine qua non d’une relation entre un·e salarié·e et un·e employeur·euse.
Face à ces batailles juridiques et d’autres, le législateur tente d’apporter des réponses souvent mal adaptées et qui participent à la création de sous statut salarial exclu ou presque de la sécurité sociale8. Dans ce contexte, la Commission européenne a déposé en décembre 2021, une directive européenne pour encadrer au niveau européen le travail de plateforme et clarifier plus facilement le statut de la relation de travail entre plateforme et travailleur·euse. Dans sa première mouture cette directive intégrait le principe de la présomption du statut de salarié·e (à charge des plateformes de prouver que le/la travailleur·euses est indépendant·e et pas l’inverse) et souhaitait également cadrer le rôle managérial des algorithmes pour limiter l’impact sur la santé des travailleur·euses soumis à des cadences infernales. Le texte est en discussion au parlement avec le risque de voir ces avancées réduites par le jeu des compromis. Sans compter que les enjeux financiers sont tels que le travail de lobbying de ces géants de la gig economy influencera certainement les débats et les décisions 9 ?
La liberté, délivrance ou outil d’autonomie ?
Plus globalement, l’existence et le développement de ces poches de sous-emplois qui parcourent les kilomètres entre les commerces/restaurants et nos domiciles met en balance l’accès aux droits du travail pour les travailleur·euses et notre volonté individuelle de consommer vite, pas cher et sans effort. Pour le dire autrement, au-delà des éléments repris ci-dessus, cette logique de société de livraison à domicile témoigne aussi de la prédominance d’un « concept de liberté qui domine tacitement l’imaginaire social et qui a contribué à nous conduire dans l’impasse actuelle »10, à savoir un concept qui associe la liberté au fait d’être déchargé des nécessités matérielles du quotidien, une forme de délivrance (le choix du nom Deliveroo par la plateforme anglaise est-il dû au simple hasard ?). Au vu des conditions de travail imposées aux travailleur·euses, cette extension des formes de délivrance résonne vigoureusement avec l’adage orwellien selon lequel « la liberté, c’est l’esclavage ».
- Carl Benedikt Frey and Michael A. Osborne, The future of work : how susceptible are jobs to computerisation ?, Oxford University, Working paper of the Programme on the impacts of future technology, 2013.
- Melanie Arntzi, Terry Gregoryi et Ulrich Zierahni , « The Risk of Automation for Jobs in OECD Countries : A Comparative Analysis », Documents de travail de l’OCDE sur les affaires sociales, l’emploi et les migrations, n° 189, Éditions OCDE, 2016.
- Dominique Méda, L’avenir du travail et de l’emploi à l’heure du numérique, Café de la statistique, 2017.
- « Changeons la donne de la gig economy en mettant un terme à l’esclavage moderne pour les travailleurs de plateforme »
- Belga / La Libre, « L’ex-PDG de Take Eat Easy, fondateur de la start-up bruxelloise Cowboy, va comparaître en justice », lalibre.be, 24/02/2022.
- Voir l’entretien de Perrine Mouterde avec David Gaborieau, « Dans les entrepôts, le préparateur de commandes c’est le mineur d’il y a trente ans », Le Monde, 25/05/2016.
- Gérard Valenduc, et Patricia Vendramin., « L’évaluation des impacts de la digitalisation sur le travail et l’emploi, changements et continuités », 2020.
- Pierre Ledecq, « Loi sur les plateformes collaboratives : un manuel pour organiser le travail au noir », econospheres.be, 16/12/2019 — www.econospheres.be/Loi-sur-les-plateformes-collaboratives-un-manuel-pour-organiser-le-travail-au
- Théo Bourgery-Gonse « Travailleurs de plateformes, un compromis ʺloin d’être trouvéʺ au Parlement européen », Euractiv.fr, 7/09/2022.
- Aurélien Berlan, Terre et liberté, la quête d’autonomie contre le fantasme de la délivrance, La Lenteur, 2021, p. 207