[Entretien réalisé le 8 octobre 2024]
Comment selon vous peut-on comprendre à un niveau symbolique les nombreuses morts de celles et ceux qui représentent la culture palestinienne actuelle à Gaza ?
Je remarque évidemment toutes ces morts d’acteur·trices culturelles gazaoui·es en général et celle des écrivain·es en particulier, étant écrivain moi-même. Que ce soit intentionnel ou non de la part de l’armée israélienne, les conséquences sont les mêmes : tout simplement faire taire des possibilités de témoignages et de création. Des possibilités d’imagination du futur, du présent, du passé très particulière que sont celles des écrivain·es. Aujourd’hui, la plupart des espaces de création, de pensée, de production de théorie et de pratique littéraire ou artistique à Gaza ont été détruits par les Israéliens. On prête peu attention à cet anéantissement des pensées. Comme pour tout concernant Gaza d’ailleurs… on y prête attention mais jamais assez. Les réactions sont si peu proportionnelles à la réalité.
C’est évidemment désastreux pour Gaza, pour les Palestinien·nes et pour la Palestine. Mais c’est aussi désastreux pour ce que ça signifie pour le corps de métier des écrivain·es. Même si, comme bien souvent en Europe, on est peu touché par le fait qu’on tue des Arabes, des écrivain·es aux noms un peu compliqués à retenir… C’est certes terrible, mais ça semble tellement éloigné d’eux…
La Palestine est un des personnages de vos romans. On s’y dispute, on y rêve, on se débrouille avec ses sentiments, sa famille, sa mémoire, on y tombe amoureux même si tout cela se réalise dans un espace très contraint… Est-ce qu’une des raisons pour laquelle vous écrivez, c’est justement pour rappeler que la Palestine est aussi un espace de vie, qu’elle n’est pas juste un espace de mort ?
Non, c’est un bonus dont je suis ravi, mais je ne commence pas à écrire en me disant que je vais montrer aux Français·es ou aux Belges que les Palestinien·nes et la Palestine sont comme ci ou comme ça. Alors, oui, ça permet sans doute d’incarner des Palestines et des Palestinien·nes, que les étrangers semblent ne pas connaitre, ce qui est très bien. Mais mon travail textuel n’est pas inféodé à ça. Le désir d’humaniser, c’est aussi un piège car on est vite réduit par le regard occidental à être un « écrivain de l’humanisation » là où il y a volonté de déshumanisation. Ce dernier terme m’intrigue d’ailleurs car je commence à penser que pour être dés-humanisé, il faut avoir été un jour considéré comme humain, avoir perdu un jour ce statut. Or, je pense, au vu de notre histoire, qu’on n’a jamais prêté autre chose aux Palestinien·nes, qu’une humanité très conditionnelle…
Qu’est-ce que le récit littéraire ou la poésie peuvent permettre de mieux ou de différent par rapport au discours politique militant qui se doit d’être plus terre-à-terre et direct ? Est-ce qu’il s’agit, par le fictionnel, de faire sentir des situations d’oppression, d’en décrire les effets intimes ? Et comment cela s’articule-t-il avec vos interventions dans des médias français comme Le Monde, Libération ou Médiapart ?
Je suis écrivain, romancier, poète et écrire des tribunes n’est pas quelque chose que j’aime faire. Je trouve que c’est un format court, un peu grossier, ou grossier parce que court, qui réagit à l’immédiat. C’est limité à plein d’égards, c’est un format où il faut affirmer alors que dans le roman on n’affirme pas mais on est dans l’hésitation, la contradiction, la multiplicité des points de vue, le souffle long… Mais il y a si peu de voix et de corps palestiniens qui soient audibles dans l’espace francophone que je sens depuis un an que je n’ai pas le choix. Que je dois saisir l’opportunité de pouvoir produire une parole politique sur ces questions.
Pour répondre à votre question, il y a deux temporalités. Celle des productions dites littéraires et celle des productions d’une parole politique. Le roman joue sur le temps long tandis que la parole politique s’adresse au temps court de la crise, de l’urgence, où je suis un Palestinien à un temps T qui est en train de vous dire quelque chose sur ce qui se passe là maintenant parce que vous ne voulez pas l’entendre.
Est-ce que le fait de maitriser la langue, le fait d’introduire du poétique ou du métaphorique dans des tribunes permet d’amener des évidences dans le débat public à un moment où celui-ci est complètement perverti ? Est-ce qu’on peut grâce à la métaphore rendre dicibles des choses qui ne sont plus audibles ?
Pour moi ce n’est pas une stratégie, c’est juste ma manière d’écrire. Là où je peux avoir une part de stratégie, c’est que je connais les limites de la parole acceptable dans un média en France. Ce n’est pas que j’accepte les règles de ce jeu, mais il faut bien s’y plier pour toutes sortes de raisons. Ça ne veut pas dire que je me censure, je suis juste très précautionneux. D’autant qu’on est dans un moment effectivement hostile ou même, pire, où rien n’a de sens dans le paysage discursif. C’est incroyable. Tout est absurde.
Et puis je parle depuis ma position d’écrivain, une voix qui, en tous cas en France, bénéficie d’une forme d’écoute que n’aura peut-être pas forcément une personne plus identifiée politiquement. Donc oui, je suis conscient que ça me permet de parler autrement et d’être plus audible. Mais on est pris dans les mêmes paramètres de ce débat de merde.
Dans le même temps, être trop métaphorique ou fleuri, c’est courir le risque de passer pour un truc complètement déconnecté, surtout maintenant. Surtout dans cette situation catastrophique. Où quand on pense à il y a un an, il y a 6 mois, il y a même 3 mois… on est dans de l’impensable qui se renouvelle sans cesse.
Est-ce qu’en tant qu’écrivain palestinien vous envisagez votre écriture comme une forme de résistance culturelle, se situant dans un combat plus large pour la valorisation des droits de la Palestine ?
Je note déjà à quel point le mot « résistance » est devenu depuis un an un mot chargé. Mais alors pour vous répondre sur l’écriture comme un outil de résistance culturelle, oui, dans le sens que je ne peux pas m’empêcher de croire que les mots, le langage, les textes ça sert à quelque chose, ça fait quelque chose dans le monde. Je sais qu’un livre ne change pas tout, mais je ne peux pas m’empêcher au fond de moi de croire que ça a une utilité presque immédiate.
Ecrire à partir de la Palestine, ou sur la Palestine, ou en tant que Palestinien, toutes ces choses-là, sont essentielles au regard de la tentative d’anéantir une partie de la culture palestinienne. Parce que ça fait vivre des Palestines, c’est-à-dire des pluralités palestiniennes, des identités très différentes. Ça empêche qu’on réduise la Palestine à un monolithe singulier.
Je pense que sur le long cours, ça contribue à la construction de ce qu’était la Palestine littéraire à un moment donné, les écrivains palestiniens étaient comme ça, lui à Bethléem et elle à Gaza etc. À partir de tout ça on peut obtenir une pensée de ce que c’est la Palestine à un moment donné. Ça évidemment, c’est essentiel puisque c’est une forme de résistance au sens le plus physique du terme : résister à une force qui veut écraser.
Mais il faut savoir se rappeler que ce n’est qu’un livre, que ce n’est qu’un texte… Je ne veux pas non plus surestimer le pouvoir de l’écrit. J’ai publié un poème dans AOC qui a été pris pour une espèce de cri de résistance car beaucoup de gens n’ont lu que le début du texte (pour voir la suite, il faut être abonné au média…), partie où le narrateur est assez combattif, scande des choses comme : « Ils n’auront pas mon silence ». Or, au contraire, plus on progresse dans le texte, plus cela devient pitoyable et reflète en réalité l’impuissance, l’impossibilité de témoigner, de trouver les mots justes face à Gaza. Ça exprimait toute ma détresse politique et langagière, l’impossibilité justement de la résistance par l’écriture à un moment donné.
Dans une tribune, vous écrivez que Gaza était le plus souvent représentée dans les médias comme « une abstraction, un espace destinée de la mort violente » des Palestinien·nes qui sont comme désincarnés, comme seulement destinés à y mourir « sous les coups d’une force naturelle, impersonnelle et pas d’une des armées les plus puissantes du monde ». Est-ce que l’écriture permet de repeupler cette ville, de redonner des noms aux rues et des visages à des habitant·es déplacé·es, estropi·ées, fauché·es par les bombes anonymes ?
L’écriture permet en effet de donner de l’épaisseur aux personnes et aux lieux, des intériorités, des psychologies, des désirs, des complexités, des zones d’ombres aussi. Ça permet d’imaginer chaque personne comme une vraie personne. Et pas seulement comme un visage du deuil, une chose faite pour la mort. Rendre aussi toute la variété qui peut (ou pouvait) exister à Gaza, des groupes multiples et des gens différents qui y habitent.
En fait, à partir du moment où on ne montre que de la destruction en permanence, ça devient normal dans nos têtes d’imaginer Gaza comme un champ de ruines. Et je pense que ça peut devenir rapidement malsain ou contreproductif. Il y a un danger avec cette iconographie de la destruction qui parcourt y compris les milieux militants. Car dans un champ de ruines, un jour de plus, un jour de moins, on s’en fout. Lire ou entendre qu’il y a eu « 50 morts à Gaza aujourd’hui » peut ne plus faire d’effet. On a tous une empathie limitée, et surtout, je crois qu’on ne peut plus se figurer ces choses après un an de ravage. L’écriture, entre autres, permet de se re-figurer ces réalités-là. C’est pour ça d’ailleurs qu’il faut qu’on écoute en priorité les écrivain·es de Gaza, même pas nous écrivain·es palestinien·nes, mais celles et ceux de Gaza.
Cette sorte d’accoutumance à l’horrible est paradoxale. Cette guerre génocidaire est hyper documentée, des tonnes d’images atroces déferlent chaque jour sur les réseaux. Et en même temps, en Europe, ça rencontre une forte indifférence. Pourquoi cette indifférence selon vous ? Et qu’est-ce qui pourrait rendre moins abstrait les massacres et pourrait susciter des prises de conscience et des solidarités ?
J’ai bien une variété de suppositions, de théories, d’analyses mais à un moment, sur cette question de l’indifférence au sort des Palestinien·nes, c’est en fait à vous Européen-nes d’y répondre. Voilà un an qu’on regarde en live l’anéantissement total de Gaza – et d’ailleurs, aussi l’annexion de la Cisjordanie qui se déroule de manière plus discrète mais qui cause aussi beaucoup de désolation. Or, on a effectivement beaucoup d’images de cet anéantissement, on a les informations essentielles et on connait le niveau de dévastation. On sait que c’est l’endroit où il y a le plus d’enfants mutilés au monde, avec le nombre de morts qu’on connait… Tout, on connait tout. Et tout le monde contemple ça. Et nos réactions ne sont pas à la hauteur.
Je commence à croire que ce qui explique cela, c’est l’existence d’un type de racisme spécifique qu’on pourrait nommer « haine antipalestinienne ». L’islamophobie et la haine anti-arabe en sont bien sûr constitutives.
En tous cas, les Européens vont devoir y réfléchir parce qu’à un moment, Gaza d’une manière ou d’une autre, va être ouverte. Et là je pense qu’il va y avoir, notamment dans le champ journalistique, des questionnements difficiles qui vont se poser…
Les éléments de langage de l’armée israélienne infiltrent les médias dominants et sont même parfois repris dans le langage courant. Il y a des mots à réapprendre, d’autres à combattre ?
Les éléments de langage de l’État-major israélien ont en effet envahi l’espace médiatique en France. Une fois qu’on l’a remarqué, on ne voit plus que ça. Il y a par exemple l’utilisation très fréquente de la voix passive : les Palestiniens, généralement, « sont tués »… on se demande bien par qui et pourquoi. Il y a vraiment une dépersonnalisation totale de l’agression israélienne.
Le vocabulaire aussi est très spécifique. On utilise par exemple systématiquement des termes descriptifs comme « carnage », « massacre », « atrocités », « sanglants », « perpétré » pour parler du 7 octobre, mais ils ne sont jamais utilisés pour décrire ce qu’il se passe à Gaza où se déroulent pourtant un carnage, des massacres, etc. au quotidien.
Et au-delà du choix des mots, il y a les cadrages. Dans les médias, les Israéliens ont des visages, des intériorités, des psychologies, ils sont traumatisés par le 7 octobre… Tandis que les Palestinien·nes n’existent pas, il y a quelque chose de beaucoup plus impersonnel, plus abstrait — même si depuis peu, quelques portraits de victimes palestiniennes commencent à émerger médiatiquement. Deux onglets cohabitant sur le site du Monde me semblent emblématiques : « Qui sont les otages du 7 octobre ? » fait face à « Les destructions à Gaza ». Ça reflète un impensé que nous partageons tous. Comme si les Palestinien·nes de Gaza étaient déjà des fantômes avant même de mourir, comme si les maisons étaient en ruine avant même d’être bombardées. Les otages sont des gens (et à juste titre) ; les gens de Gaza ne sont personne.
Est-ce que la forme journal, qui documente, qui fait le récit de la vie sous les bombes, est une manière de sensibiliser, de toucher les gens par l’écriture ?
C’est essentiel d’ailleurs ces journaux de bord, ces journaux de guerre devraient circuler encore plus. Ce sont des documents parmi les plus importants que nous ayons aujourd’hui parce qu’ils ont ce côté immédiat et qu’ils nous impliquent intimement. Ils nous permettent d’accéder aux détails d’un quotidien fait de bombardements, de déplacements, de dénuements, d’horreurs. Car c’est quoi vivre dans ce qui est à minima un « risque de génocide » ? Aucun d’entre nous ne le sait.
L’Eden à l’aube
Karim Kattan
Elyzad, 2024