Entretien avec Karim Kattan

« Écrire à partir de la Palestine, sur la Palestine ou en tant que Palestinien est essentiel »

Illustration : Maisara Baroud

Karim Kat­tan est un auteur pales­ti­nien qui écrit en langue fran­çaise des romans au réa­lisme magique enchan­teur mais qui tous reflètent aus­si les ten­sions et la réa­li­té de la colo­ni­sa­tion israé­lienne. Le Palais des deux col­lines se déroule dans une Cis­jor­da­nie où plane la menace des colons israé­liens et, L’Eden à l’aube, raconte la ren­contre d’Isaac et Gabriel à Jéru­sa­lem, une pas­sion contra­riée par un contrôle mili­taire omni­pré­sent. Il inter­vient éga­le­ment dans les médias pour ten­ter de por­ter une parole poli­tique pales­ti­nienne dans un espace média­tique fran­co­phone au débat vicié. Alors que les bom­bar­de­ments israé­liens déciment la popu­la­tion de Gaza depuis un an et n’épargnent pas (voire ciblent) de grandes figures cultu­relles, artis­tiques et intel­lec­tuelles y vivant, de quelle manière agir par l’écriture peut consti­tuer une forme de résis­tance cultu­relle palestinienne ?

[Entretien réalisé le 8 octobre 2024]

Comment selon vous peut-on comprendre à un niveau symbolique les nombreuses morts de celles et ceux qui représentent la culture palestinienne actuelle à Gaza ?

Je remarque évi­dem­ment toutes ces morts d’acteur·trices cultu­relles gazaoui·es en géné­ral et celle des écrivain·es en par­ti­cu­lier, étant écri­vain moi-même. Que ce soit inten­tion­nel ou non de la part de l’armée israé­lienne, les consé­quences sont les mêmes : tout sim­ple­ment faire taire des pos­si­bi­li­tés de témoi­gnages et de créa­tion. Des pos­si­bi­li­tés d’imagination du futur, du pré­sent, du pas­sé très par­ti­cu­lière que sont celles des écrivain·es. Aujourd’hui, la plu­part des espaces de créa­tion, de pen­sée, de pro­duc­tion de théo­rie et de pra­tique lit­té­raire ou artis­tique à Gaza ont été détruits par les Israé­liens. On prête peu atten­tion à cet anéan­tis­se­ment des pen­sées. Comme pour tout concer­nant Gaza d’ailleurs… on y prête atten­tion mais jamais assez. Les réac­tions sont si peu pro­por­tion­nelles à la réalité.

C’est évi­dem­ment désas­treux pour Gaza, pour les Palestinien·nes et pour la Pales­tine. Mais c’est aus­si désas­treux pour ce que ça signi­fie pour le corps de métier des écrivain·es. Même si, comme bien sou­vent en Europe, on est peu tou­ché par le fait qu’on tue des Arabes, des écrivain·es aux noms un peu com­pli­qués à rete­nir… C’est certes ter­rible, mais ça semble tel­le­ment éloi­gné d’eux…

La Palestine est un des personnages de vos romans. On s’y dispute, on y rêve, on se débrouille avec ses sentiments, sa famille, sa mémoire, on y tombe amoureux même si tout cela se réalise dans un espace très contraint… Est-ce qu’une des raisons pour laquelle vous écrivez, c’est justement pour rappeler que la Palestine est aussi un espace de vie, qu’elle n’est pas juste un espace de mort ?

Non, c’est un bonus dont je suis ravi, mais je ne com­mence pas à écrire en me disant que je vais mon­trer aux Français·es ou aux Belges que les Palestinien·nes et la Pales­tine sont comme ci ou comme ça. Alors, oui, ça per­met sans doute d’incarner des Pales­tines et des Palestinien·nes, que les étran­gers semblent ne pas connaitre, ce qui est très bien. Mais mon tra­vail tex­tuel n’est pas inféo­dé à ça. Le désir d’humaniser, c’est aus­si un piège car on est vite réduit par le regard occi­den­tal à être un « écri­vain de l’humanisation » là où il y a volon­té de déshu­ma­ni­sa­tion. Ce der­nier terme m’intrigue d’ailleurs car je com­mence à pen­ser que pour être dés-huma­ni­sé, il faut avoir été un jour consi­dé­ré comme humain, avoir per­du un jour ce sta­tut. Or, je pense, au vu de notre his­toire, qu’on n’a jamais prê­té autre chose aux Palestinien·nes, qu’une huma­ni­té très conditionnelle…

Qu’est-ce que le récit littéraire ou la poésie peuvent permettre de mieux ou de différent par rapport au discours politique militant qui se doit d’être plus terre-à-terre et direct ? Est-ce qu’il s’agit, par le fictionnel, de faire sentir des situations d’oppression, d’en décrire les effets intimes ? Et comment cela s’articule-t-il avec vos interventions dans des médias français comme Le Monde, Libération ou Médiapart ?

Je suis écri­vain, roman­cier, poète et écrire des tri­bunes n’est pas quelque chose que j’aime faire. Je trouve que c’est un for­mat court, un peu gros­sier, ou gros­sier parce que court, qui réagit à l’immédiat. C’est limi­té à plein d’égards, c’est un for­mat où il faut affir­mer alors que dans le roman on n’affirme pas mais on est dans l’hésitation, la contra­dic­tion, la mul­ti­pli­ci­té des points de vue, le souffle long… Mais il y a si peu de voix et de corps pales­ti­niens qui soient audibles dans l’espace fran­co­phone que je sens depuis un an que je n’ai pas le choix. Que je dois sai­sir l’opportunité de pou­voir pro­duire une parole poli­tique sur ces questions.

Pour répondre à votre ques­tion, il y a deux tem­po­ra­li­tés. Celle des pro­duc­tions dites lit­té­raires et celle des pro­duc­tions d’une parole poli­tique. Le roman joue sur le temps long tan­dis que la parole poli­tique s’adresse au temps court de la crise, de l’urgence, où je suis un Pales­ti­nien à un temps T qui est en train de vous dire quelque chose sur ce qui se passe là main­te­nant parce que vous ne vou­lez pas l’entendre.

Est-ce que le fait de maitriser la langue, le fait d’introduire du poétique ou du métaphorique dans des tribunes permet d’amener des évidences dans le débat public à un moment où celui-ci est complètement perverti ? Est-ce qu’on peut grâce à la métaphore rendre dicibles des choses qui ne sont plus audibles ?

Pour moi ce n’est pas une stra­té­gie, c’est juste ma manière d’écrire. Là où je peux avoir une part de stra­té­gie, c’est que je connais les limites de la parole accep­table dans un média en France. Ce n’est pas que j’accepte les règles de ce jeu, mais il faut bien s’y plier pour toutes sortes de rai­sons. Ça ne veut pas dire que je me cen­sure, je suis juste très pré­cau­tion­neux. D’autant qu’on est dans un moment effec­ti­ve­ment hos­tile ou même, pire, où rien n’a de sens dans le pay­sage dis­cur­sif. C’est incroyable. Tout est absurde.

Et puis je parle depuis ma posi­tion d’écrivain, une voix qui, en tous cas en France, béné­fi­cie d’une forme d’écoute que n’aura peut-être pas for­cé­ment une per­sonne plus iden­ti­fiée poli­ti­que­ment. Donc oui, je suis conscient que ça me per­met de par­ler autre­ment et d’être plus audible. Mais on est pris dans les mêmes para­mètres de ce débat de merde.

Dans le même temps, être trop méta­pho­rique ou fleu­ri, c’est cou­rir le risque de pas­ser pour un truc com­plè­te­ment décon­nec­té, sur­tout main­te­nant. Sur­tout dans cette situa­tion catas­tro­phique. Où quand on pense à il y a un an, il y a 6 mois, il y a même 3 mois… on est dans de l’impensable qui se renou­velle sans cesse.

Est-ce qu’en tant qu’écrivain pales­ti­nien vous envi­sa­gez votre écri­ture comme une forme de résis­tance cultu­relle, se situant dans un com­bat plus large pour la valo­ri­sa­tion des droits de la Palestine ?

Je note déjà à quel point le mot « résis­tance » est deve­nu depuis un an un mot char­gé. Mais alors pour vous répondre sur l’écriture comme un outil de résis­tance cultu­relle, oui, dans le sens que je ne peux pas m’empêcher de croire que les mots, le lan­gage, les textes ça sert à quelque chose, ça fait quelque chose dans le monde. Je sais qu’un livre ne change pas tout, mais je ne peux pas m’empêcher au fond de moi de croire que ça a une uti­li­té presque immédiate.

Ecrire à par­tir de la Pales­tine, ou sur la Pales­tine, ou en tant que Pales­ti­nien, toutes ces choses-là, sont essen­tielles au regard de la ten­ta­tive d’anéantir une par­tie de la culture pales­ti­nienne. Parce que ça fait vivre des Pales­tines, c’est-à-dire des plu­ra­li­tés pales­ti­niennes, des iden­ti­tés très dif­fé­rentes. Ça empêche qu’on réduise la Pales­tine à un mono­lithe singulier.

Je pense que sur le long cours, ça contri­bue à la construc­tion de ce qu’était la Pales­tine lit­té­raire à un moment don­né, les écri­vains pales­ti­niens étaient comme ça, lui à Beth­léem et elle à Gaza etc. À par­tir de tout ça on peut obte­nir une pen­sée de ce que c’est la Pales­tine à un moment don­né. Ça évi­dem­ment, c’est essen­tiel puisque c’est une forme de résis­tance au sens le plus phy­sique du terme : résis­ter à une force qui veut écraser.

Mais il faut savoir se rap­pe­ler que ce n’est qu’un livre, que ce n’est qu’un texte… Je ne veux pas non plus sur­es­ti­mer le pou­voir de l’écrit. J’ai publié un poème dans AOC qui a été pris pour une espèce de cri de résis­tance car beau­coup de gens n’ont lu que le début du texte (pour voir la suite, il faut être abon­né au média…), par­tie où le nar­ra­teur est assez com­bat­tif, scande des choses comme : « Ils n’auront pas mon silence ». Or, au contraire, plus on pro­gresse dans le texte, plus cela devient pitoyable et reflète en réa­li­té l’impuissance, l’impossibilité de témoi­gner, de trou­ver les mots justes face à Gaza. Ça expri­mait toute ma détresse poli­tique et lan­ga­gière, l’impossibilité jus­te­ment de la résis­tance par l’écriture à un moment donné.

Dans une tribune, vous écrivez que Gaza était le plus souvent représentée dans les médias comme « une abstraction, un espace destinée de la mort violente » des Palestinien·nes qui sont comme désincarnés, comme seulement destinés à y mourir « sous les coups d’une force naturelle, impersonnelle et pas d’une des armées les plus puissantes du monde ». Est-ce que l’écriture permet de repeupler cette ville, de redonner des noms aux rues et des visages à des habitant·es déplacé·es, estropi·ées, fauché·es par les bombes anonymes ?

L’écriture per­met en effet de don­ner de l’épaisseur aux per­sonnes et aux lieux, des inté­rio­ri­tés, des psy­cho­lo­gies, des dési­rs, des com­plexi­tés, des zones d’ombres aus­si. Ça per­met d’imaginer chaque per­sonne comme une vraie per­sonne. Et pas seule­ment comme un visage du deuil, une chose faite pour la mort. Rendre aus­si toute la varié­té qui peut (ou pou­vait) exis­ter à Gaza, des groupes mul­tiples et des gens dif­fé­rents qui y habitent.

En fait, à par­tir du moment où on ne montre que de la des­truc­tion en per­ma­nence, ça devient nor­mal dans nos têtes d’imaginer Gaza comme un champ de ruines. Et je pense que ça peut deve­nir rapi­de­ment mal­sain ou contre­pro­duc­tif. Il y a un dan­ger avec cette ico­no­gra­phie de la des­truc­tion qui par­court y com­pris les milieux mili­tants. Car dans un champ de ruines, un jour de plus, un jour de moins, on s’en fout. Lire ou entendre qu’il y a eu « 50 morts à Gaza aujourd’hui » peut ne plus faire d’effet. On a tous une empa­thie limi­tée, et sur­tout, je crois qu’on ne peut plus se figu­rer ces choses après un an de ravage. L’écriture, entre autres, per­met de se re-figu­rer ces réa­li­tés-là. C’est pour ça d’ailleurs qu’il faut qu’on écoute en prio­ri­té les écrivain·es de Gaza, même pas nous écrivain·es palestinien·nes, mais celles et ceux de Gaza.

Cette sorte d’accoutumance à l’horrible est paradoxale. Cette guerre génocidaire est hyper documentée, des tonnes d’images atroces déferlent chaque jour sur les réseaux. Et en même temps, en Europe, ça rencontre une forte indifférence. Pourquoi cette indifférence selon vous ? Et qu’est-ce qui pourrait rendre moins abstrait les massacres et pourrait susciter des prises de conscience et des solidarités ?

J’ai bien une varié­té de sup­po­si­tions, de théo­ries, d’analyses mais à un moment, sur cette ques­tion de l’indifférence au sort des Palestinien·nes, c’est en fait à vous Euro­péen-nes d’y répondre. Voi­là un an qu’on regarde en live l’anéantissement total de Gaza – et d’ailleurs, aus­si l’annexion de la Cis­jor­da­nie qui se déroule de manière plus dis­crète mais qui cause aus­si beau­coup de déso­la­tion. Or, on a effec­ti­ve­ment beau­coup d’images de cet anéan­tis­se­ment, on a les infor­ma­tions essen­tielles et on connait le niveau de dévas­ta­tion. On sait que c’est l’endroit où il y a le plus d’enfants muti­lés au monde, avec le nombre de morts qu’on connait… Tout, on connait tout. Et tout le monde contemple ça. Et nos réac­tions ne sont pas à la hauteur.

Je com­mence à croire que ce qui explique cela, c’est l’existence d’un type de racisme spé­ci­fique qu’on pour­rait nom­mer « haine anti­pa­les­ti­nienne ». L’islamophobie et la haine anti-arabe en sont bien sûr constitutives.

En tous cas, les Euro­péens vont devoir y réflé­chir parce qu’à un moment, Gaza d’une manière ou d’une autre, va être ouverte. Et là je pense qu’il va y avoir, notam­ment dans le champ jour­na­lis­tique, des ques­tion­ne­ments dif­fi­ciles qui vont se poser…

Les éléments de langage de l’armée israélienne infiltrent les médias dominants et sont même parfois repris dans le langage courant. Il y a des mots à réapprendre, d’autres à combattre ?

Les élé­ments de lan­gage de l’État-major israé­lien ont en effet enva­hi l’espace média­tique en France. Une fois qu’on l’a remar­qué, on ne voit plus que ça. Il y a par exemple l’utilisation très fré­quente de la voix pas­sive : les Pales­ti­niens, géné­ra­le­ment, « sont tués »… on se demande bien par qui et pour­quoi. Il y a vrai­ment une déper­son­na­li­sa­tion totale de l’agression israélienne.

Le voca­bu­laire aus­si est très spé­ci­fique. On uti­lise par exemple sys­té­ma­ti­que­ment des termes des­crip­tifs comme « car­nage », « mas­sacre », « atro­ci­tés », « san­glants », « per­pé­tré » pour par­ler du 7 octobre, mais ils ne sont jamais uti­li­sés pour décrire ce qu’il se passe à Gaza où se déroulent pour­tant un car­nage, des mas­sacres, etc. au quotidien.

Et au-delà du choix des mots, il y a les cadrages. Dans les médias, les Israé­liens ont des visages, des inté­rio­ri­tés, des psy­cho­lo­gies, ils sont trau­ma­ti­sés par le 7 octobre… Tan­dis que les Palestinien·nes n’existent pas, il y a quelque chose de beau­coup plus imper­son­nel, plus abs­trait — même si depuis peu, quelques por­traits de vic­times pales­ti­niennes com­mencent à émer­ger média­ti­que­ment. Deux onglets coha­bi­tant sur le site du Monde me semblent emblé­ma­tiques : « Qui sont les otages du 7 octobre ? » fait face à « Les des­truc­tions à Gaza ». Ça reflète un impen­sé que nous par­ta­geons tous. Comme si les Palestinien·nes de Gaza étaient déjà des fan­tômes avant même de mou­rir, comme si les mai­sons étaient en ruine avant même d’être bom­bar­dées. Les otages sont des gens (et à juste titre) ; les gens de Gaza ne sont personne.

Est-ce que la forme journal, qui documente, qui fait le récit de la vie sous les bombes, est une manière de sensibiliser, de toucher les gens par l’écriture ?

C’est essen­tiel d’ailleurs ces jour­naux de bord, ces jour­naux de guerre devraient cir­cu­ler encore plus. Ce sont des docu­ments par­mi les plus impor­tants que nous ayons aujourd’hui parce qu’ils ont ce côté immé­diat et qu’ils nous impliquent inti­me­ment. Ils nous per­mettent d’accéder aux détails d’un quo­ti­dien fait de bom­bar­de­ments, de dépla­ce­ments, de dénue­ments, d’horreurs. Car c’est quoi vivre dans ce qui est à mini­ma un « risque de géno­cide » ? Aucun d’entre nous ne le sait.

L’Eden à l’aube
Karim Kattan
Elyzad, 2024

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