Quel regard portez-vous sur le secteur de l’édition et singulièrement sur celui de l’édition militante, indépendante critique, aujourd’hui ?
Il y a un vrai dynamisme de la théorie critique aujourd’hui. Il y a une vraie volonté de trouver des outils pour penser la situation présente, situation qui a de quoi alarmer. Les maisons d’édition indépendantes critiques font partie de ces boîtes à outils. On remarque aussi que certaines problématiques rencontrent de plus en plus d’intérêt, dont celle de l’écologie. Ça, c’est le côté positif.
D’un autre côté, on voit que c’est bouché pour les traductions : les maisons de taille moyenne comme La Découverte en proposent très peu, les petites maisons peinent-nous en sommes l’illustration. C’est la même chose pour les livres qui dépassent les 500 pages, ou pour les livres exigeants. Résultat, on prend du retard à nouveau.
L’autre chose, c’est que c’est le secteur entier qui est bouché. Il y a peu d’emplois, souvent précaires. C’est un secteur avec une division sexuelle du travail très marquée. Dans l’édition militante, rares sont les maisons dans lesquelles des femmes ont des responsabilités, et rares sont celles qui sont reconnues. Nous recevons encore très régulièrement des manuscrits qui s’adressent à des « Messieurs » … et la chose n’est pas anodine.
Où résident les difficultés à maintenir une activité d’édition aujourd’hui ? Comment défendre un positionnement critique dans un secteur de plus en plus dominé par l’exigence de rentabilité financière ?
La difficulté commence lorsqu’il s’agit de monter une maison. Il faut tout de même un certain capital social et symbolique pour rassembler la mise de départ. D’autant qu’a priori, contrairement à une entreprise classique, on ne va pas rentrer dans ses frais tout de suite, et on fera rarement des bénéfices. Ainsi, les personnes qui investissent dans une maison d’édition ont conscience qu’il ne s’agit pas d’un investissement mais d’un don.
Ensuite, la difficulté pour maintenir l’activité, c’est d’abord qu’il faut une force de travail. Il faut trouver des personnes qui peuvent se permettre de travailler bénévolement (c’est souvent le cas des fondateurs) ou pour pas grand-chose (ceux qui suivent).
Une fois que la maison est lancée, d’autres problèmes apparaissent. Les rentrées d’argent, ce sont pour moitié les ventes régulières du fonds, et pour moitié les ventes de nouveautés. Vue l’ampleur de la production de livres en France, les libraires ne peuvent pas garder les mêmes livres sur leurs tables pendant beaucoup de temps. On a donc une fenêtre de visibilité de quelques semaines, au mieux. Quand vous chouchoutez un manuscrit pendant deux mois, c’est dur de se dire que tout repose sur ces quelques jours ou semaines de visibilité après sa parution — et encore, parfois les libraires ne le commandent même pas. Or ces ventes en librairie sont de fait fondamentales pour la poursuite de notre activité. Ce n’est pas Amazon qui va nous mettre en avant, ce sont les petits libraires.
Ces questions financières polluent notre rapport à la programmation éditoriale : Pouvons-nous accepter tel livre collectif ? Pourrons-nous obtenir le manuscrit d’une « star » pour financer celui de tel auteur prometteur ? Pouvons-nous faire telle traduction sans aide du Centre national du livre ? Et, encore plus pragmatiquement : Comment vais-je me payer à la fin de l’année, quand on reçoit le misérable chiffre d’affaire d’août alors même qu’on doit payer la facture des impressions des livres de la rentrée ?
Nous continuons de poursuivre une politique audacieuse, dont les résultats peuvent parfois nous surprendre nous-mêmes (qui eût cru que ce livre de 900 pages, Le Siècle des chefs, rencontrerait un tel succès ?). Mais on doit prendre en considération d’autres aspects. La plus grande part du travail, aux débuts, était assurée sur le mode de l’investissement : travail bénévole, ou endettement. Cela n’est plus possible, et cela n’est pas souhaitable non plus.
Que faudrait-il – mesures publiques ou autres – pour faciliter votre fonctionnement et vous permettre de maintenir une activité ?
Il y a des choses à repenser dans les aides publiques à l’édition. Les subventions au projet comme le propose le CNL, c’est bien, cela permet de porter des livres ambitieux. Mais comme nous avons tenté de le montrer dans notre appel, nos préoccupations portent plus sur la structure : payer le loyer, payer les salariés et si possible de manière décente, avoir du matériel informatique correct, investir dans un nouveau site Internet… Il faut donc des aides à la structure, qui doivent être déconnectées de nos chiffres de vente.
Il faut par ailleurs repenser la chaîne du livre, et permettre aux libraires de s’en sortir financièrement. Sans vouloir tenir un discours naïf sur les motivations des libraires, il est clair que ce sont nos premiers alliés. Si la situation financière les rend frileux au point de ne mettre que des best-sellers sur leurs tables, alors nous sommes tous perdants.
Il est pour finir difficile de parler de l’édition sans parler du reste. Ce n’est pas un îlot isolé. Les mesures d’austérité liées à la crise économique, la crise écologique, le contexte politique, tout cela nous touche de plein fouet et nous rend absolument nécessaires dans le même temps. Il s’agit pour nous de participer à la lutte contre la fuite en avant néolibérale, productiviste, raciste, sexiste, homophobe. Les temps sont durs.