Dans Pour les Musulmans, vous constatez l’explosion de l’islamophobie et vous donnez des arguments pour la combattre. Pourquoi ce livre ?
Je ne suis pas le premier à parler de cette islamophobie. Le constat en a été documenté par des chercheurs, des sociologues et des journalistes de terrain. Mon essai est plutôt un appel à rompre l’indifférence. C’est celui d’un journaliste, d’un citoyen qui tend la main, parce que ce qui est terrible c’est le silence qui entoure cette violence symbolique inimaginable dont sont la cible nos compatriotes d’origine, de culture ou de croyance musulmane.
Le titre Pour les Musulmans s’inspire d’un article publié en 1896 par Émile Zola, vingt mois avant son fameux « J’accuse », qui s’intitulait « Pour les Juifs ». Dans ce texte, il se révoltait contre la banalisation d’un discours du préjugé, de l’essentialisation, de la discrimination contre les Juifs pris en bloc : les Juifs de France assimilés à l’argent par un antijudaïsme chrétien, mais aussi par cet antisémitisme moderne qui confondait lutte contre le capital et lutte contre les Juifs. Tout cela était profondément marécageux, mais, en même temps, tout cela était parfaitement mondain : c’était accepté comme ce que nous entendons dans les médias en France ou ailleurs aujourd’hui.
D’où mon propos qui, pour sortir du marécage actuel, invite ceux qui se réclament d’idéaux de progrès et de démocratie à prendre une ligne de crête contre la banalisation bienséante de la hiérarchie des civilisations, contre la guerre des civilisations. La démocratie, pour moi, passe par le souci des minorités, bien plus que par la loi de la majorité. Pour qu’une page de texte tienne, il faut des marges, et, complémentairement, les minoritaires ont à s’inventer de manière à renforcer la cohésion du centre.
La recrudescence de ces débats qui essentialisent les minorités et divisent les populations n’est-elle pas d’abord une manière de masquer la question sociale ?
C’est le cœur, c’est la clé. Cette façon de construire artificiellement l’autre comme une menace, de créer un bouc émissaire principal, le musulman, ramène les perceptions, les discours, les débats à la seule problématique de l’origine, de l’identité, de la religion. Ce qui revient à mettre en exergue ce que nous pensons séparément plutôt que ce que nous faisons ensemble. On conduit les dominés, les exploités, les travailleurs à se faire la guerre au nom de leur identité, de leur origine, de leur croyance, de leur apparence au lieu de réfléchir à ce qu’ils ont en commun : leurs conditions de vie, leurs conditions de travail, leurs conditions d’habitat, leurs espérances sociales et démocratiques. C’est la ruse éternelle des dominants ! Car ceux qui profitent des inégalités sont habités par la peur. La peur de l’inconnu, de l’imprévu, de la révolte. Et c’est parce qu’ils ont peur eux-mêmes qu’ils n’arrêtent pas de diffuser la peur, l’angoisse, l’inquiétude, de mettre sans cesse en branle la mécanique de la crispation identitaire, de l’imposer à l’agenda politique.
C’est cette politique de la peur qui produit des monstres au cœur du peuple. Doublement. D’une part, les monstres de la xénophobie, du racisme, du vote d’extrême droite qui dirigent la colère des individus contre le voisin musulman au lieu de s’en prendre à la vraie cause, commune, de leurs malheurs. D’autre part, il y a les monstres provoqués par l’humiliation, par le ressentiment, ce sentiment de mal-être lié à une victimisation exacerbée qui mène vers des chemins de perdition jusqu’à ces enfants de nos quartiers populaires qui choisissent de se perdre dans des idéologies totalitaires, violentes, assimilées au « djihad ».
Djihad contre croisades : c’est le piège des guerres de civilisations, l’engrenage infernal que produit la politique de la peur, où, à force de faire se répondre monstres et épouvantails, on brutalise la démocratie elle-même, on met la société en guerre contre elle-même, et on finit par générer des prophéties auto-réalisatrices.
De ce point de vue, mon livre se veut une réflexion pour montrer qu’il existe un autre chemin, un chemin de raison, de raison sensible, qui se soucie de l’humanité concrète : les hommes les femmes, ce ne sont pas des abstractions identitaires, des entités idéologiques, ce sont des réalités dans toute leur diversité.
Dans votre livre, justement, vous pointez une certaine dérive de la laïcité que vous appelez le laïcisme. Une laïcité qui stigmatise plus qu’elle n’apprend à vivre ensemble…
Je défends la laïcité. Et je défends la laïcité contre ceux qui, aujourd’hui, trahissent la laïcité originelle par ce laïcisme à la manière des intégrismes dans les religions. Ce laïcisme c’est la haine du religieux, c’est la peur du religieux. C’est, sous prétexte de détestation de la religion, la stigmatisation d’une population. Et je rappelle dans ce livre que la laïcité originelle, notamment en France avec l’invention de la Troisième République, ce n’est pas cela. C’est d’abord la reconnaissance des cultes minoritaires, en l’occurrence du protestantisme et du judaïsme. C’est la fin du face-à-face d’une République anticléricale et d’une religion majoritaire dominante, le catholicisme. C’est la fin d’une querelle qui faisait piétiner les enjeux démocratiques et sociaux. Et c’est l’ouverture d’un chemin de laïcisation, que l’on peut définir comme ce que nous faisons ensemble.
Le chemin de laïcisation produit en 1905 par la Loi de séparation des Églises et de l’État, c’était d’ouvrir le cadre pour les catholiques et de leur dire : « Vous avez le droit à votre culte, c’est votre espace privé. En revanche, construisons tous ensemble la cité commune, oubliez votre hiérarchie religieuse, vos évêques, faites votre chemin sans eux ». Qu’est-ce que cela a donné ? Le christianisme social, les prêtres ouvriers, le mouvement « Le Sillon », la Jeunesse ouvrière chrétienne, le mouvement Témoignage chrétien et son journal. Tout cela a fait partie d’une histoire essentielle au cœur de la gauche et a permis qu’énormément de membres des classes populaires, du monde du travail fassent leur chemin vers des idéaux d’émancipation sans avoir le sentiment d’être dépouillés de ce qu’ils étaient, de ce qu’ils avaient en propre, leurs croyances, leur culture, leurs habitudes.
Je crois que c’est la même chose qui se pose aujourd’hui : ne pas renvoyer l’Autre à son identité mais lui proposer un chemin.
Ce que nous avons à faire, nous, dans une société démocratique, c’est dire que l’on doit inventer ce chemin dans le respect de la liberté de chacun. Car les idéologies de l’identité, les idéologies conservatrices et les idéologies identitaires supposément laïcistes, elles, veulent nous fixer, nous immobiliser, nous enfermer. À l’inverse, nous proposons de pouvoir bouger, de pouvoir s’inventer dans la relation, dans le dialogue.
Est-ce que votre appel à faire chemin ensemble peut se lire comme une tentative de sortir par le haut d’une crise du social, de la fragmentation du collectif telle que l’a décrit par exemple Alain Touraine pour, en somme, « retrouver le sens de l’universel » cher à Camus ?
Pour moi, plutôt que le mot « universel » qui nous a joué des tours — le sentiment de l’Occident, de l’Europe, d’être propriétaire de l’universel et d’avoir à l’apporter aux autres, dans un rapport du fort au faible —, je préfère le mot « universalisable ». C’est-à-dire ce qui, dans des situations historiques et culturelles différentes, conduit aux mêmes valeurs : valeurs de justice, d’égalité, de droit, etc. Camus souligne que nous sommes des sociétés d’individus, que notre modernité, c’est de faire groupe à partir du fait d’être des individus. Et c’est cela que la gauche, dans son histoire, dans sa tradition et dans certaines de ses impasses, a du mal à comprendre. Nous sommes des individus et c’est à partir de notre liberté d’individus dans toutes ses particularités, qu’elles soient culturelles, religieuses ou sexuelles, que nous arrivons à trouver un chemin collectif.
Il existe un certain discours « d’en haut » qui, très souvent, se réfugie dans la déploration de la fin de la solidarité à l’ancienne, qui s’en prend à l’individualisme de nos sociétés. Or, je pense, moi, qu’il y a un chemin à retrouver qui est celui de la libération des initiatives, des énergies individuelles, où chacun vient avec ce qu’il est pour inventer un chemin commun. C’est une dialectique de l’un et du multiple. Elle est au cœur des problèmes et des impasses de notre société. Comment penser le pluriel tout en pensant l’un, mais pas le grand UN uniformisateur d’en haut.
Rappelez-vous ce texte de référence pour nous tous, pour tous les esprits de progrès de liberté et d’émancipation, qu’est le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Écrit, au milieu du 16e siècle, dans un moment de guerres de religion, ce texte va provoquer les Essais de Montaigne. Le premier à écrire à la première personne, à penser comme un spécimen de l’humaine condition, à affirmer que tout être, tout individu porte en lui la condition humaine. Ce Discours de la servitude volontaire, qui interpellait nos servitudes, nos soumissions a circulé ensuite avec le sous-titre suivant : « Le Contr’ un ». Contre Dieu, la Nation, le Parti, contre le grand UN qui vient d’en haut. C’est cette vitalité qui vient d’en bas qu’il faut retrouver dans le cadre d’une nouvelle culture démocratique. Tout le sens de mon appel est celui-là : c’est d’ouvrir ce chemin-là.
Ne risque-t-on pas, en rabattant l’enjeu de la conflicatualité sociale sur le terrain de l’interindividuel et de l’identitaire, de reléguer au second plan la question de l’affrontement des intérêts divergents des groupes sociaux ?
Non, je pense bien sûr qu’il y a des classes sociales, qu’il y a des intérêts et je pense même que c’est la ruse des dominants, de l’oligarchie, d’essayer de nous mettre en guerre au nom de l’identité.
Nous vivons des temps de révolution objective : la nouvelle révolution industrielle, dont le numérique est le moteur, bouleverse à ce point nos sociétés, nos relations géopolitiques, notre rapport à l’espace et au temps… que la question démocratique en redevient une question profondément jeune. C’est ce qu’a si profondément revitalisé, ici en Belgique, David Van Reybrouck dans son livre au titre trompeur Contre les élections.
L’idéal de la démocratie, ce n’est pas seulement d’élire ses représentants une fois tous les quatre ou cinq ans. Non, l’idéal de la démocratie comme horizon — toujours imparfait et ce sera toujours une bataille à mener — c’est ce que j’appelle le « n’importe qui » : sans privilège de naissance, d’origine, de fortune, de condition, de diplôme, j’ai le droit de m’en mêler, j’ai le droit de protester, j’ai le droit de m’exprimer, j’ai le droit de voter, j’ai le droit d’être candidat et j’ai même le droit de gouverner. C’est profondément révolutionnaire et c’est devant nous ! Il y a 0,5 % ou 1 % d’ouvriers dans le monde des élus en France, alors qu’ils représentent 25 % des salariés. Avec l’autre 25 %, les employés, cela fait 50 % : c’est le groupe social majoritaire !
Aujourd’hui, réenchanter un horizon démocratique passe par la délibération, par la participation au pouvoir, aux contre-pouvoirs, par l’accès à l’information, par le fait d’accepter notre pluralité, de demander à chacun « Qu’est-ce que l’on fait ensemble ? », et non « Qu’est-ce que tu es ? » ou « Qu’est-ce que tu crois ? ». Le « n’importe qui » c’est aussi la jeune femme qui a un foulard et qui n’est pas exclue de la cité. Elle est là comme n’importe qui pour discuter. Qu’est-ce qu’elle pense des droits des femmes ? Qu’est-ce qu’elle pense de la grève que l’on fait dans l’entreprise, de la revendication sociale ? Il n’y a aucune raison qu’elle ne rejoigne pas ce chemin.
C’est en ce sens que la question démocratique inclut la question sociale. Car les musulmans dont je parle sont employés, pour l’essentiel, dans des entreprises, ils construisent des automobiles, ils construisent des immeubles, des routes, ils travaillent dans les campagnes.
Je crois que, dans ce moment, ce qui semble minoritaire est beaucoup plus en résonance avec la réalité du peuple qu’on ne le pense. « Le poisson pourrit par la tête », dit-on : le problème est en haut. Je ne pense pas que la France soit un pays raciste. Je pense en revanche qu’il y a une xénophobie qui est diffusée d’en haut comme une arme de pouvoir, comme une arme de division.
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(Interview réalisée le 8 octobre 2014)