La colère est un affect, un sentiment qui semble très présent sur internet. On pense notamment à celles qui s’expriment dans les commentaires de posts sur Facebook ou d’articles de presse. Quelle est la mécanique des commentaires haineux (racistes, homophobes, sexistes, etc.) ? Sont-ils prédominants comme on en a parfois l’impression étant donnée leur fréquence ? Connait-on les motivations de ceux qui les laissent ?
Tout d’abord, il me semble important de bien distinguer d’une part les émotions liées à la colère ou à l’indignation qui ont nourri les révolutions, les résistances et les rebellions à travers l’histoire et d’autre part, les émotions associées à la haine qui nous renvoient plutôt vers les régimes fascistes. Aussi, je ne place pas ma réflexion concernant les commentaires haineux dont vous parlez dans le registre de la colère ou de l’indignation. S’il me paraît important de distinguer ces deux registres, c’est parce que s’ils cohabitent et que leurs frontières sont poreuses, le projet de société et les possibilités de faire commun qu’ils sous-tendent ne sont pas du tout les mêmes.
Il est très difficile de répondre à la question sur le plan quantitatif. Je suis incapable de dire si les commentaires haineux sont effectivement majoritaires sur les espaces dits « ouverts » (réseaux sociaux numériques, commentaires, etc.) et je n’ai pas connaissance d’une étude qui permettrait de valider ou d’invalider cette hypothèse. En revanche, on sait que l’occupation de ces espaces accessibles a fait partie et fait partie de la stratégie d’implantation des droites extrêmes en ligne. L’enjeu est triple : premièrement, les dispositifs techniques permettent à un militant de se « démultiplier », par exemple en prenant plusieurs identités et en réagissant plusieurs fois à un même article. Ils donnent ainsi l’impression aux lecteurs passant par là que les gens qui partagent ces idées sont nombreux. Deuxièmement, ces espaces permettent aux militants des groupes d’extrême droite de rendre visibles leurs idées, leurs positions et de diffuser une interprétation de l’actualité qui cadre avec leurs idéologies xénophobes. Ils vont donc commenter en priorité tous les faits d’actualités qui peuvent être détournés afin de rendre visibles leurs lectures du monde basé sur l’élaboration récurrente et répétée de la figure de l’Autre : les musulman·e·s, les immigré·e·s, les homosexuel·le·s, etc. Une figure qui est désignée comme la source de l’ensemble des problématiques sociales soulevées par l’actualité. Enfin, Internet offre des ressources à ces militants pour communiquer et s’organiser.
Cela dit, je ne crois pas que l’on puisse limiter l’analyse de ces « commentaires haineux » en attribuant leurs totalités à des militants identitaires qui se multiplieraient en prenant plusieurs pseudos et en profitant de la visibilité qu’offrent ces espaces en ligne et de l’anonymat qu’ils permettent. On peut également supposer que, comme n’importe quel espace social, ces zones de commentaires et les réseaux sociaux numériques sont régis à la fois par des règles et des dispositifs techniques liés à la plateforme, mais également par un ordre social dynamique qui se négocie et s’élabore au fil des interactions. Par ailleurs, dans un contexte médiatique qui favorise les logiques de « clash » et de « buzz », le fait d’apparaître comme une personne qui attaque, qui insulte, qui envoie des « punchlines », etc. est une modalité d’être à l’autre, une modalité qui peut être valorisante.
On a à faire à une sorte de théâtre de la polémique, qui peut constituer un jeu sans conséquence pour certains et/ou un lieu de libération de frustrations sociales pour d’autres. Ce qu’il faut garder à l’esprit c’est que ce théâtre est au service d’une tactique politique pensée et mise en œuvre par les droites extrêmes, les courants identitaires notamment, qui nourrissent ces malaises sociaux, matière première de leurs idéologies xénophobes, et qui ont tout intérêt à alimenter leur expansion.
Quel est l’impact potentiel pour un internaute lambda (qui ne serait pas d’extrême-droite) d’être exposé de manière régulière à ce genre de commentaires ? Est-ce que ça a une influence sur sa manière de recevoir l’information ou change son regard sur un article de presse qu’il vient de lire ?
Parmi les caractéristiques de ces « espaces ouverts » en ligne, il y a peut-être la cohabitation entre les éléments de codage (l’orientation de l’information par les diffuseurs) et les traces de décodage (les réactions laissées par les lecteurs ou visionneurs). Ainsi, lorsqu’il prend connaissance d’un contenu, le passant reçoit à la fois le message initial, mais aussi les messages des précédents contributeurs, il va donc procéder à un décodage qui considère l’ensemble des informations à sa disposition. Conscients de cela, les agitateurs d’extrême droite vont s’efforcer de produire des liens de cause à effet entre un fait divers et ce qu’ils thématisent comme « l’immigration de masse » ou « la présence invasive des musulmans », ils proposent ainsi un nouveau cadrage de l’information que le « lecteur lambda » reçoit, sans pour autant aller le chercher.
Étant donné que ce type d’association d’idées est également présent au sein de l’espace politique et mass-médiatique, une répétition obstinée en ligne ne rend le message que plus audible encore. La combinaison entre l’anonymat que permet internet et plus généralement la libération des discours de haine que l’on peut observer par ailleurs et qui accompagnent la montée des droites extrêmes dans le monde favorise le déploiement d’une version encore plus violente et moins « politiquement correcte » de cette ligne politique. Je crois que tout cela contribue à une sorte d’habituation et de normalisation de ce genre de discours, de leurs contenus et de leurs formes.
Il me semble que c’est seulement en considérant ces deux aspects (le contenu et la forme) que l’on peut commencer à comprendre ce qu’il se passe. Considérer d’une part ce qui se joue dans les espaces hégémoniques, par exemple en se questionnant très sérieusement sur ce que peut signifier le fait que les représentants et représentantes politiques institutionnel·le·s actuel·le·s considèrent Twitter, ses 140 caractères et ses hashtags comme un espace valable de communication politique. D’autre part en s’interrogeant sur ce qui se passe en ligne : la libération des discours de haine, les propos ouvertement racistes, les appels au viol, etc. comme la manifestation de malaises sociaux et économiques grandissants que les droites extrêmes parviennent à canaliser pour les décupler, les alimenter et les putréfier.
Est-il souhaitable, pour des militants (et sympathisants) de gauche, de jouer sur le plan de ce « théâtre de la polémique » ? Est-ce que la gauche critique doit utiliser le même genre d’armes et stratégies d’occupation de l’espace numérique voire de « guérilla culturelle » sur le net que l’extrême-droite. Est-ce rentable de consacrer une partie de son temps militant en ligne à déposer / répondre à des commentaires, s’insurger, dénoncer des intoxs etc. ?
Je pense que le champ militant, que ce soit les militants et les militantes de collectifs antifascistes ou de l’antiracisme politique sont sur le terrain depuis longtemps, ils ont une grande connaissance des enjeux et surtout ils ont été attentifs et attentives à ce qui se passe en ligne bien avant que sonnent les réveils institutionnels et universitaires. À ce titre, ce n’est vraiment pas à moi de répondre sur le comment de la lutte à engager. En ce qui concerne le monde universitaire, je crois qu’il est temps de repenser la dimension critique de la recherche en science sociale à plus grand frais, d’être prêts et prêtes à assumer des engagements politiques clairs au sein de l’espace public et de se rendre davantage attentif·ve·s à ce qui est produit au sein des espaces militants ou artistiques afin de combiner les forces pour produire un discours éclairé sur des problématiques sociales contemporaines qui causent énormément de souffrances.
Pour en revenir à internet, on peut prendre l’exemple de la circulation des fausses informations qui constituent souvent des morceaux de ce qu’on appelle communément « les théories du complot ». Une catégorie qui me semble d’ailleurs, pour le moins problématique d’un point de vue analytique. Face à cette circulation, plusieurs attitudes sont possibles et peuvent se décliner selon la position sociale de l’individu ou du collectif qui y fait face.
Une possibilité serait d’entreprendre un véritable travail de contre-enquête qui consisterait à reprendre, point par point, les assertions qui constituent le récit. Ce travail est particulièrement chronophage, peut-être un peu désespérant, mais surtout il s’agit de se calquer sur la démarche que l’on entend déconstruire.
Une deuxième posture pourrait consister à dévoiler les réseaux et les articulations idéologiques qui sous-tendent ces récits. C’est une démarche nécessaire, notamment car elle permet de réinscrire dans des héritages politiques les perspectives déployées par ces narrations. Une autre modalité consisterait à s’emparer non pas des récits, mais des problématiques sociales et politiques qu’ils entendent soulever et mener une campagne d’information, de sensibilisation et de publicisation de cette problématique en se la réappropriant et en en modifiant les termes du débat.
Enfin, une autre attitude, peut-être la plus fréquemment rencontrée dans les espaces médiatiques et politiques de large audience consiste à mener une condamnation morale de ces récits, l’utilisation des catégories « théorie du complot » ou de « conspirationnisme » sont régulièrement convoquées pour délégitimer purement et simplement le contenu du propos adverse. Dans mon travail de recherche, je m’intéresse particulièrement à ce type d’oppositions énonciatives, et il me semble que c’est là la plus mauvaise façon de procéder. D’une part, car la force de l’argument « folie » est tout à fait limitée et d’autre part, car les discours à déconstruire et les idéologies à combattre contiennent très souvent des mécanismes qui leur permettent de faire face à ce type d’attaque. Bien souvent, ceux que l’on peut qualifier d’agitateurs d’extrême droite engagent une énergie considérable à se prémunir contre toutes les disqualifications qui pourraient leur être adressées, neutralisant ainsi, en amont, ce type de contradiction.
En tant que sociologue, il me semble intéressant et pertinent de ne pas limiter l’analyse au contenu et de se focaliser davantage sur ce qui caractérise ces discours, sur les démarches d’enquêtes qui sont engagées par ces individus ou ces collectifs afin d’en saisir les mécanismes et de comprendre en quoi ceux-ci constituent des obstacles à la réalisation d’un espace public égalitaire et émancipateur.
Vous évoquiez très justement la différence entre expression de colère ou d’indignation, portées par un sentiment d’injustice d’avec des expressions de haine plutôt portées par l’extrême-droite et s’attachant à la figure de l’Autre. Comment la gauche critique peut-elle favoriser (et utiliser) l’expression du sentiment du scandale, de dénonciation et condamnation d’injustices ou d’inégalités, mais aussi d’exaspérations sociales et des malaises sociaux et économiques que vous évoquiez ? Est-ce qu’une expression politique motivée par l’indignation et la colère est possible sur le net ? Et est-il possible de faire de ces expressions un outil susceptible de mobiliser/faire réfléchir des gens sur internet ?
Il me semble qu’il y a deux aspects. Le premier concerne l’outil. Internet est un espace social qui permet à ceux et celles qui ont peu ou pas la parole dans l’espace public hégémonique de la prendre. C’est donc important de ne pas diaboliser les outils et les formats qui se développent en ligne au prétexte qu’ils sont utilisés par certains pour nourrir un projet raciste, sexiste, fasciste ou réactionnaire. Ce qui fait la différence est dans le contenu, même si, évidemment, on ne peut pas désimbriquer totalement le fond de la forme ! Cependant, le fait d’épingler quelqu’un, de le nommer et de l’élever au rang d’incarnation d’un problème social est totalement différent que de développer un propos au sujet du problème social en question. Les deux attitudes peuvent apparaitre comme critiques, mais les effets ne sont pas les mêmes : pointer une personne ou un groupe de personne comme causes du problème revient à sous-entendre que la disparition de cette personne ou de ce groupe fera inévitablement disparaître le problème…
Nous avons soulevé plus haut la distinction entre colère/indignation et haine, mais, à mon sens, on peut également établir une distinction pertinente entre colère et indignation, notamment lorsqu’il s’agit de questionner les forces de mobilisations qu’elles contiennent. Dans la culture occidentale, il y a une forte distinction normative entre la colère qui résulte d’une forme d’émotion incontrôlée, perçue comme négative et l’indignation qui, quant à elle, résulterait d’une bonté d’âme, une capacité de l’Homme à considérer la misère du monde et à s’en indigner.
Sur internet, on a eu des exemples de ces deux registres émotionnels et des formes de mobilisations qu’elles ont pu susciter. La colère est ce qui est revendiqué par les collectifs qui luttent au quotidien contre les inégalités et les injustices sociales. Elle est continuellement alimentée par la manifestation de ces souffrances infligées par le système patriarcal, raciste, sécuritaire, capitaliste, etc. Il me semble que la force de mobilisation que contient la colère est ancrée dans ces réveils continuels. Pensons par exemple aux mobilisations qui se sont déroulées ces dernières années sous l’impulsion de collectifs antiracistes autonomes qui ont su utiliser internet pour mobiliser les citoyens et les citoyennes et les pousser à se déplacer, par exemple lors de l’exposition Exhibit B. La mobilisation s’est appuyée sur une vague de colère ancrée dans un argumentaire travaillé faisant état de dynamiques racistes profondes et systémiques. Il ne s’agissait pas d’une indignation liée à un débordement d’affect momentané. En ce sens, j’aurais tendance à envisager le registre de la colère comme un moteur qui active une ligne de lutte elle-même articulée à un projet politique plus large.
À l’inverse, j’ai tendance à analyser les manifestations de l’émotion d’indignation comme plus contextuelle et fortement liée à un événement : l’indescriptible photo du corps d’Aylan et toute l’indignation qu’elle a provoquée me semblent être une expression de ce décalage entre les deux registres. On s’indigne face à la mort d’un enfant et à l’image de son corps échoué, mais les choix politiques des uns et des autres qui contribuent à rendre ce genre de scène possible ne peuvent pas, à mon sens, provoquer seulement de l’indignation, mais bien de la colère. Une colère qui résulte certes de l’insupportable, mais aussi de la conscience qu’Aylan n’a pas été et ne sera pas le seul corps, enfant ou adulte, homme ou femme que la mer déposera sur les plages européennes.
La photo de Aylan a beaucoup circulé et les possibilités techniques des réseaux sociaux numériques a rendu cela aisé, les individus ont ainsi pu, par un clic, partager et rendre publique, leur indignation. Ils et elles ont surement eu le sentiment d’agir en participant à la dénonciation de cet événement et dans un registre un peu plus flegmatique, ils et elles ont aussi pu profiter de ce partage pour alimenter la mise en scène de leur identité en ligne en se montrant concerné·e·s, sensibles et indigné·e·s. Mais la question que je me pose c’est comment peut-on faire le lien entre cette indignation et un projet plus vaste de lutte contre les politiques qui rendent possible cela ? Partager une photo c’est agir, oui, mais pourquoi, avec qui et contre quoi ? La photo d’Aylan a marqué les esprits c’est certain, elle est probablement devenue une image icône, elle a peut-être contribué à conscientiser certaines personnes, mais force est de constater qu’elle n’a pas suscité une vague de mobilisation contre les politiques migratoires qui permettent ces crimes. On pourrait également s’interroger plus finement sur l’articulation entre altérité et reconnaissance que le corps d’un petit enfant a rendue possible, trop petit pour cadrer avec l’image de l’Autre, du migrant ou du terroriste ; cette photo est celle d’un corps innocent, mais surtout inoffensif, un corps qui a échappé au processus de déshumanisation à l’œuvre. Les images extrêmement choquantes de policiers français saccageant les lieux de survie des migrants à Paris n’ont pas provoqué la même vague d’indignation et pourtant tout cela procède bien du même projet politique.
Bien sûr, les luttes contre les inégalités n’ont pas le monopole de la colère. Certaines mobilisations, je pense notamment à la manifestation « jour de colère » qui est un produit d’internet, sont plutôt le reflet de ce que je décrivais plus haut, le résultat, sur le pavé, de la canalisation d’un malaise social énorme que cause la société inégalitaire dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Cette manifestation a notamment été portée par Égalité et Réconciliation, une association qui mobilise des individus que nul autre parti ou collectif n’a réussi à mobiliser jusque-là. Cette manifestation avait comme but premier de crier haut et fort le malaise et la colère ressentie par une part de la population, les agitateurs ne créent pas, ni ce malaise ni cette colère, ils s’en alimentent et la célèbre. Alain Soral porte un projet ouvertement nationaliste et revendique un projet de « réconciliation nationale », une réconciliation qui concerne ceux et celles préalablement identifiés au travers d’une grille de lecture conservatrice (la droite des valeurs). Le travail d’Alain Soral ces dernières années a consisté à multiplier ses audiences en s’adressant à des publics très différents, contrairement à certains de nos politiques, il a su identifier où trouver les sources les plus vives du malaise social et leur donner de l’écho.
Cette idée de partage en ligne, de mise en public de son indignation sans aller au-delà de la simple dénonciation, comme dans le cas de la photo de Aylan, s’apparente-t-elle avec ce que certains ont nommé le « slacktivisme » (de slack, « paresseux » en anglais et activisme) c’est-à-dire la tendance à pratiquer une forme de militantisme « light » et peu engageant, à coup de click, de like, de partage de post et de re-tweet que d’aucuns jugent inoffensif ?
Cette forme de mobilisation participe effectivement de la mise en scène de soi, d’une part en se présentant comme un individu concerné par les affaires de la cité et d’autre part, cela a pour fonction de se définir sur la base d’une sélection thématique des informations et des mobilisations qui seront rendues publiques à son réseau. On peut imaginer que ce phénomène est le reflet d’une reconfiguration de l’espace politique et de la fragilisation du sens associé au clivage gauche-droite. En effet si l’identification à des partis ou aux grandes orientations politiques traditionnelles n’est plus opérante, le recours à la publicisation de prises de position sur des problématiques ponctuelles apparait comme une alternative pour se situer sur un échiquier politique mouvant, déstabilisant, mais aussi, peut-être, terre fertile pour de profondes transformations.
Par ailleurs, je crois qu’il ne faut pas négliger le fait que les espaces en ligne peuvent accueillir des revendications et des mobilisations qui ne sont pas relayées dans les espaces mass-médiatique. À ce titre, on pourrait se demander si ce type de mobilisations perçues comme « paresseuses » ne relèvent pas plus de la circulation de l’information que de l’engagement politique.
À quel point cette expression d’indignation est-elle « publique » ? N’y a‑t-il pas un risque, sur ces réseaux dits sociaux mais en fait très communautaires, de rester « entre amis », dans un cercle de « gens de bonne compagnie » et en ayant essentiellement accès à une info à laquelle on est déjà sensibilisé ?
Les recherches sur les espaces en ligne ont effectivement montré assez clairement que l’occupation et les formes d’usage des espaces (politiques) en ligne n’échappaient pas aux déterminismes sociaux. On sait également qu’en ligne, les phénomènes d’homophilie sociale se renforcent, notamment sous l’effet des fameux algorithmes. Cependant, je suis assez curieuse de voir la façon dont les individus gèrent la publicisation de leurs positionnements politiques au sein de plateformes RSN (Réseaux sociaux numériques) qui mélangent différents réseaux sociaux : cohabitent parfois la famille, les amis, les vieux copains, les collègues de travail, les contacts en ligne… On peut imaginer que cela donne lieu à des tactiques d’occultation (en sélectionnant les personnes qui peuvent voir un statut Facebook par exemple ou en alimentant plusieurs comptes en parallèle) que rendent possibles certains dispositifs, des formes de censure ou d’autocensure, mais on peut également supposer que ces coprésences provoquent certaines « sorties de bulle », par exemple intergénérationnelles.
Sur Twitter circulent des hashtags (mots-dièses) se rapportant à des situations d’injustices comme par exemple #BlackLivesMatter au sujet de crimes ou humiliations contre des Afro-américains aux USA ou #onvautmieuxqueça face à la précarisation du travail en France. Ces nombreux hashtags jouent-ils comme point de ralliement ? En tant que bannière, peuvent-ils potentiellement « organiser » les colères ?
Parmi les formes politiques qui se développent en ligne il y a effectivement les hashtags, difficile d’identifier clairement à quelle autre forme communicationnelle on peut les assimiler, il peut s’agir de slogans, de mots d’ordre ou d’étiquette à laquelle on s’affilie ou vis-à-vis de laquelle on se distancie. Cependant, leur analyse ne peut pas se limiter à leur forme puisqu’ils présentent une spécificité liée à leurs modalités de circulation et d’indexation de fils de commentaire. Ils donnent également la possibilité pour un mouvement en train de se former de s’articuler à un héritage politique historique ou international (en réutilisant un hashtag). Ils ont effectivement le pouvoir de constituer, de façon plus ou moins ponctuelle, plus ou moins éphémère, une communauté autour d’un intérêt.
Cependant, cela ne dit rien de la communauté effectivement formée, celles-ci sont diverses. Les études portant sur l’utilisation des hashtags montrent qu’il n’y a pas une règle générale applicable systématiquement, mais que chaque fois le ou la chercheuse doit partir du terrain d’enquête, au plus près des pratiques des individus pour comprendre comment le mouvement se structure, se maintient en vie et meurt ou s’endort.
Mais aussi, et c’est un autre point intéressant, il est pertinent de chercher à identifier quels sont les effets de ce type de mouvement dans l’espace public. De fortes mobilisations en ligne ont été relayées dans les mass-médias et ont ainsi gagné en visibilité et en légitimité. De plus en plus, les activités en ligne deviennent des sujets d’information d’actualité traités par les médias de large audience et on sait également, grâce aux recherches qui ont été menées, que Twitter est devenu un outil notable dans les pratiques journalistiques. L’utilisation de hashtags, comme ça a été le cas autour de la « manif pour tous » ou du #jesuischarlie en France, peuvent également contenir des formes d’oppositions binaires qui ont très probablement un effet sur la forme de l’espace public en amalgamant à l’intérieur de deux camps des postures dissemblables, écrasant ainsi le nuancier des positions politiques vécues vis-à-vis d’un problème public.
Enfin, et cela me parait être un point important, si ces hashtags peuvent entrainer la massification d’une mobilisation et réunir des individus en ligne, la traduction en lutte sociale ne peut se faire que sous l’impulsion d’individus qui parviennent à canaliser cette énergie et à organiser un mouvement social. Ces traductions continuent de s’appuyer sur des individus qui sont familiers des formes politiques plus traditionnelles : qui ont développé des compétences spécifiques et qui bénéficient aussi de temps et d’un accès à des ressources matérielles pour cela.
On revient finalement à cette question de la colère, de l’indignation et plus largement des formes d’expression d’un malaise social, de frustrations produites par le contexte politique capitaliste, raciste et sexiste qui, sur internet, peuvent en effet se limiter à des partages d’expériences, des expressions plus ou moins châtiées et épidermiques de ces souffrances. Il me semble que ce qui devrait être considéré avec une grande attention aujourd’hui ce sont les offres de canalisation de ces malaises qui se développent. Certaines visent la mise en œuvre d’une lutte sociale en vue d’une société plus égalitaire, d’autres conçoivent la canalisation de ces émotions négatives comme une fin en soi, et bien sûr il y a dans l’entre-deux une multitude de nuances qui méritent toute notre concentration.