Il existe aujourd’hui au Japon une entreprise en plein essor d’un genre très particulier. « Family Romance » est une société de location d’individus capables de jouer tous les rôles sociaux qu’exige la multiplicité des destinées humaines. Son créateur, Yuichi Ishii, endosse le rôle, parmi bien d’autres, de père de substitution, envers 32 enfants, au travers de contrats avec une vingtaine de femmes. Papa idéal le temps d’une soirée ou d’un week-end : 200 euros pour un forfait de quatre heures et 800 euros par jour pour une fin de semaine. Il jongle donc avec les identités, changeant de nom, d’apparence et d’existence devant chaque enfant qui croit qu’il est véritablement leur père. Ce qui exige un travail intense, une attention constante pour chaque détail, comme une schizophrénie démultipliée, pour ne pas s’entremêler les personnalités.
Cet étrange commerce prospère dans le créneau location d’êtres humains avec un catalogue de plus en plus fourni : « Amis à louer pour un mariage ou un enterrement, fiancé·e à présenter à des parents désespérant de vous voir convoler, collègues sympathiques à exhiber lors d’anniversaire, voire confidents d’un soir qu’on paie pour partager un verre et oublier un instant la solitude » écrit Doan Bui . Le processus avait commencé fin des années 1980 par l’envoi de petits enfants de substitution à des personnes âgées souffrant d’un manque de relations sociales. « Aujourd’hui Family Romance fournit de faux pères à quelque 400 familles », poursuit la journaliste. Et l’entreprise fait maintenant l’objet d’une fiction cinématographique, également intitulé Family Romance, réalisée par Werner Herzog et présentée à une séance spéciale du dernier Festival de Cannes.
Yuichi Ishii a toute conscience de « flirter avec l’inhumain » en endossant un rôle permanent d’acteur. En constante représentation, qui va selon ses propres dires, jusqu’à se confondre avec son « vrai moi », cette démarche de Ishii traduit un symptôme de notre modernité. À l’heure de l’expansion du virtuel et des fake news, le rapport à la vérité connait un profond trouble. Comme un vestige du faux qui, des théories du complot à la soif inextinguible de preuves, irrigue les réseaux sociaux comme nos connexions neuronales.
« Les preuves fatiguent la vérité » écrit le peintre Georges Braque, signifiant par son propos qu’à côté de la vérité scientifique ou juridique, il existe d’autres dimensions, comme l’esthétique, pour accéder à l’essence même des êtres et des choses. En ce sens, Family Romance n’est pas le comble du factice et de l’artifice mais l’indice d’une tendance lourde des rapports humains qui privilégient de plus en plus le culturel au détriment du naturel et du biologique. À l’inverse de la remarque de Sigmund Freud, l’anatomie n’est plus le destin.
Mais l’entreprise de location de rôles sociaux illustre aussi une formidable allégorie de nos civilisations de l’espace, de l’image et du bonheur. Un monde, où contrairement à l’existentialisme de Jean-Paul Sartre pour qui « l’existence précède l’essence », beaucoup deviennent captifs d’une identité figée et réifiée dans la vie professionnelle ou familiale. Englués dans une logique de chosification, certains abdiquent leur liberté pour coller à une essence qui rassure. D’autres assument la pluralité et le hasard de leurs destinées par un refus obstiné des déterminismes. Family Romance, par le profond questionnement qu’induisent ses pratiques, est bien un miroir grossissant de notre présent.