Enjeux de rôles

Par Jean Cornil

 Illustration : Vanya Michel

Il existe aujourd’hui au Japon une entre­prise en plein essor d’un genre très par­ti­cu­lier. « Fami­ly Romance » est une socié­té de loca­tion d’individus capables de jouer tous les rôles sociaux qu’exige la mul­ti­pli­ci­té des des­ti­nées humaines. Son créa­teur, Yui­chi Ishii, endosse le rôle, par­mi bien d’autres, de père de sub­sti­tu­tion, envers 32 enfants, au tra­vers de contrats avec une ving­taine de femmes. Papa idéal le temps d’une soi­rée ou d’un week-end : 200 euros pour un for­fait de quatre heures et 800 euros par jour pour une fin de semaine. Il jongle donc avec les iden­ti­tés, chan­geant de nom, d’apparence et d’existence devant chaque enfant qui croit qu’il est véri­ta­ble­ment leur père. Ce qui exige un tra­vail intense, une atten­tion constante pour chaque détail, comme une schi­zo­phré­nie démul­ti­pliée, pour ne pas s’entremêler les personnalités.

Cet étrange com­merce pros­père dans le cré­neau loca­tion d’êtres humains avec un cata­logue de plus en plus four­ni : « Amis à louer pour un mariage ou un enter­re­ment, fiancé·e à pré­sen­ter à des parents déses­pé­rant de vous voir convo­ler, col­lègues sym­pa­thiques à exhi­ber lors d’anniversaire, voire confi­dents d’un soir qu’on paie pour par­ta­ger un verre et oublier un ins­tant la soli­tude » écrit Doan Bui . Le pro­ces­sus avait com­men­cé fin des années 1980 par l’envoi de petits enfants de sub­sti­tu­tion à des per­sonnes âgées souf­frant d’un manque de rela­tions sociales. « Aujourd’hui Fami­ly Romance four­nit de faux pères à quelque 400 familles », pour­suit la jour­na­liste. Et l’entreprise fait main­te­nant l’objet d’une fic­tion ciné­ma­to­gra­phique, éga­le­ment inti­tu­lé Fami­ly Romance, réa­li­sée par Wer­ner Her­zog et pré­sen­tée à une séance spé­ciale du der­nier Fes­ti­val de Cannes.

Yui­chi Ishii a toute conscience de « flir­ter avec l’inhumain » en endos­sant un rôle per­ma­nent d’acteur. En constante repré­sen­ta­tion, qui va selon ses propres dires, jusqu’à se confondre avec son « vrai moi », cette démarche de Ishii tra­duit un symp­tôme de notre moder­ni­té. À l’heure de l’expansion du vir­tuel et des fake news, le rap­port à la véri­té connait un pro­fond trouble. Comme un ves­tige du faux qui, des théo­ries du com­plot à la soif inex­tin­guible de preuves, irrigue les réseaux sociaux comme nos connexions neuronales.

« Les preuves fatiguent la véri­té » écrit le peintre Georges Braque, signi­fiant par son pro­pos qu’à côté de la véri­té scien­ti­fique ou juri­dique, il existe d’autres dimen­sions, comme l’esthétique, pour accé­der à l’essence même des êtres et des choses. En ce sens, Fami­ly Romance n’est pas le comble du fac­tice et de l’artifice mais l’indice d’une ten­dance lourde des rap­ports humains qui pri­vi­lé­gient de plus en plus le cultu­rel au détri­ment du natu­rel et du bio­lo­gique. À l’inverse de la remarque de Sig­mund Freud, l’anatomie n’est plus le destin.

Mais l’entreprise de loca­tion de rôles sociaux illustre aus­si une for­mi­dable allé­go­rie de nos civi­li­sa­tions de l’espace, de l’image et du bon­heur. Un monde, où contrai­re­ment à l’existentialisme de Jean-Paul Sartre pour qui « l’existence pré­cède l’essence », beau­coup deviennent cap­tifs d’une iden­ti­té figée et réi­fiée dans la vie pro­fes­sion­nelle ou fami­liale. Englués dans une logique de cho­si­fi­ca­tion, cer­tains abdiquent leur liber­té pour col­ler à une essence qui ras­sure. D’autres assument la plu­ra­li­té et le hasard de leurs des­ti­nées par un refus obs­ti­né des déter­mi­nismes. Fami­ly Romance, par le pro­fond ques­tion­ne­ment qu’induisent ses pra­tiques, est bien un miroir gros­sis­sant de notre présent.

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