Les discours politiques mobilisent souvent la notion de « génération », comment est-elle utilisée ?
Le pacte générationnel se noue en général du haut vers le bas, de la génération ascendante à la génération descendante, avec ceci, que depuis des siècles, il semblait évident, que ceux qui sont les premiers dans l’histoire, c’est-à-dire les ainés, ont moins que ceux qui viennent après eux. Parce que le progrès général dans l’idée des Lumières fait que, forcément, on porte ses enfants vers l’avenir et on consent à avoir moins, et moins bien que ce qu’ils auront eux. On promet donc à ses enfants de faire tout ce qu’on pourra pour eux en sachant que ce qu’on leur laissera, ils l’amélioreront. Or, plusieurs choses font que c’est désormais l’inverse qui se produit. La crise écologique ou encore la crise des dettes font que pour la première fois dans l’histoire, les générations qui ont des enfants aujourd’hui savent que leurs enfants auront moins bien que ce qu’ils ont eu eux parce que les ressources de la planète ont été détruites, parce que le réchauffement climatique annonce des catastrophes et en plus de ça parce qu’il y a une dette publique qui ne fait que croitre. Il est vrai que c’est terrible, pour la génération des ainés, d’avoir ce sentiment de ne pas réussir à protéger les nouvelles générations.
Mais, là-dessus s’est greffé un discours politique de culpabilisation générale qui utilise ce renversement. C’est douloureux parce qu’en fait on veut toujours le meilleur pour ses enfants, on veut laisser le monde agréable à habiter et alors que là, ce ne sera pas possible puisque leurs conditions de vie seront moins bonnes. Mais, est-ce une raison pour culpabiliser ? De dire en quelque sorte aux ainés « sacrifiez-vous, sinon vous sacrifiez la vie de vos enfants » ? Ce n’est pourtant pas une question de choix, mais de structure. Il n’y a rien de volontaire dans ce processus. En faisant porter la faute sur les aînés, on prend l’effet (le renversement que j’ai décrit) pour la cause. Il y a là une culpabilité en vertu de laquelle le discours intergénérationnel se met à tourner autour du vol, autour du dommage causé. Il mélancolise les ainés, parce qu’il est mélancolisant de se dire qu’on a profité de la vie, mais qu’on laisse aux générations qui viennent un monde qui sera désastreux. Ce discours a notamment pour conséquence que de moins en moins de jeunes souhaitent avoir des enfants, au prétexte que cela va déjà suffisamment mal comme cela dans ce monde. Ce qui renvoie aux ainés l’idée qu’ils ont été irresponsables de les avoir eus.
Au moment du débat sur la retraite en France, grosso modo, on a dit : vous devez accepter la réforme si vous êtes responsables, sinon vous allez ruiner vos enfants et ils ne pourront pas prendre soin de vous. Cet usage politique tout à fait avéré du discours sur les générations se fait sur le registre de la conflictualisation du rapport entre les générations. On joue les générations les unes contre les autres et ça crée un grand mal être. Car chaque génération a besoin d’être soutenue par la précédente. Les jeunes ont besoin d’être rassurés du soutien de leurs parents, pour pouvoir prendre leur envol, pour pouvoir dire « non » à leurs parents, pour pouvoir éventuellement claquer la porte, etc. Mais, si, dans l’esprit public général, on monte une génération contre l’autre, on met vraiment en défaut la génération d’avant pour des phénomènes collectifs dont nul n’est responsable individuellement. Même si on doit pouvoir essayer de trouver les moyens d’agir, ce n’est pas une raison pour priver d’appuis et de soutien des jeunes qui en ont pourtant besoin. Cela n’aidera pas.
La crise politique et sanitaire liée au Covid-19 a également mobilisé l’argument du sacrifice générationnel…
Oui, les jeunes subissent une sorte d’injustice puisque ce sont pour eux que les sacrifices en termes de mode de vie, de sociabilité, d’études, de déplacements, sont les plus importants alors que pour l’instant, ils sont les moins à risque. Le Covid a donc mis en lumière ce phénomène de conflictualisation que j’évoquais et qui met en scène des générations qui se renvoient sans cesse la balle : le discours sur les retraites, le discours écologique, le discours sur la dette, c’est la culpabilisation des ainés. Le discours sur le virus, c’est au contraire la culpabilisation des jeunes. En jugeant les jeunes responsables d’un relâchement et de la propagation du Covid, on est entré dans une logique du bouc émissaire qui accentue la tendance à la conflictualisation du rapport générationnel.
Cette conflictualisation s’incarne-t-elle aussi dans le fameux « Ok Boomer », expression qui fleurit sur les réseaux sociaux numériques, comme pour adresser un « cause toujours papy » aux membres de génération du baby-boom supposés tenir des positions rétrogrades, surtout sur les questions climatiques ?
Si cela peut représenter la nouvelle façon de se révolter, pourquoi pas ? Après tout, on s’est toujours moqué de la génération d’avant, on critique toujours les vieilles cloches d’avant soi… Mais ce qui me pose problème, c’est que cela s’exprime de nouveau sur ce mode du dommage, du vol. Un certain discours écologique va d’ailleurs dans ce sens, dans le cadre d’un imaginaire qui dit en somme : « voilà, c’est de votre faute, vous vous en êtes mis plein la panse, vous avez bien profité et nous, on se retrouve sur le carreau. Donc, on ne vous écoute plus ». D’une part, généraliser à ce point-là n’a pas de sens. Mais surtout, cela cause une rupture de pacte et joue sur le registre de la frustration. Ce qui m’inquiète, c’est la rupture de la chaine de transmission puisqu’on emprunte toujours, par définition, à ceux d’avant. Bien entendu, il ne s’agit pas de s’incliner dévotement devant eux, ni de plagier leur manière de vivre. Ceux qui viennent doivent réinventer et transformer le monde qu’on leur transmet et ils ont pour cela un « non » à dire. Et ici, le « Ok boomer » c’est une façon de dire « non ». Mais c’est aussi une façon de dire « tais-toi ». Ce qui me semble problématique, c’est que cela occulte la dimension de la dette. On a toujours une dette à l’égard de la génération d’avant car elle nous a mis au monde. Or, cela n’apparait plus du tout comme un argument recevable parce que les formes du don et de la transmission n’apparaissent plus nettement.
Mais sur quels fondements repose l’idée qu’il existe une dette entre les générations ?
Comme génération aînée, on a le devoir d’aimer le monde dans lequel on vit, pour pouvoir le transmettre en le donnant, y compris à changer. Comme dit Hannah Arendt, il faut aimer suffisamment le monde pour pouvoir le transmettre. Si les jeunes n’aiment plus le monde, cela veut peut-être dire que la génération d’avant n’a pas assez aimé le monde qu’elle leur transmet. Ils ne peuvent plus considérer que la génération précédente leur a fait un don s’ils considèrent qu’elle leur a au contraire volé quelque chose. Or, ce qui est important dans le pacte générationnel, c’est précisément qu’il y ait don. Les parents, ce sont des gens à qui on n’a pas besoin de rembourser ses dettes. Ils donnent de l’argent, des atouts, du temps à leurs enfants mais on ne va pas organiser un programme de remboursement une fois qu’on est grand. Et au niveau collectif, c’est la même chose : c’est le don qui fait le pacte générationnel. Si celui-ci est rompu, le monde n’est plus assez aimable et rien ne fait par principe barrage à la destruction. Dans ce cas-là, eh bien, on peut avoir un rapport au monde qui est un rapport de destruction ou de négligence — ce qui revient exactement au même, parce que la négligence est une forme de destruction soft.
Est-ce que ces « guerres générationnelles » ainsi mises en scène peuvent servir à évacuer d’autres clivages politiques plus opérants en régime capitaliste ?
Oui, je trouve que c’est une hypothèse très intéressante. Quand on n’a plus d’opposition de type politique sous la main pour mettre de l’ordre dans les pensées politiques, comme par exemple l’axe gauche-droite qui procurait de grands repères pour canaliser les oppositions, on en trouve une autre. Et effectivement, ce qu’on a tous à portée de main, c’est la différence entre générations. Par conséquent, on en arrive à ces bêtises essentialisantes consistant à dire que tous les boomers pensent comme ci, que toute la « génération Z » pense comme ça. En opposant des générations, on empêche la reconstitution de pensées politiques. Dans le cadre des réformes des retraites, on a bien vu dans certains discours que le clivage devait remplacer des points de vue sociaux, qui ne sont évidemment pas les mêmes, si on est libéral ou socialiste. On peut, quel que soit notre âge, être pour une forme d’inégalité des richesses et d’enrichissement d’une classe en usant toujours de l’argument philanthropique que cela profitera aux autres grâce à un hypothétique ruissèlement. Ou au contraire, comme dans la pensée socialiste, qui hérite d’une tradition mutualiste, être en faveur d’une perpétuation d’un système d’assurances communes et de retraite par répartition qui fait qu’une génération prend soin de l’autre. On oppose donc des soi-disant intérêts de génération, au lieu d’opposer des modes de pensées politiques. Évidemment, cela dépolitise et biologise le débat. Sans compter que la génération en elle-même, c’est bien sûr une construction, puisqu’en vérité, il y a tout le temps de l’enchevêtrement, et que selon les familles, les générations ne se distribuent pas de la même manière dans le temps.
Médiatiquement, on fait de plus en plus reposer la menée des luttes climatiques sur les épaules de la jeunesse, avec par exemple la figure de Greta Thunberg et les mouvements des grèves scolaires pour le climat. Pourquoi présenter ce mouvement pluriel et massif comme un mouvement générationnel ?
Même si je n’ai rien contre Greta Thunberg, critiquée de manière nauséabonde, et le fait que les jeunes réussissent à se faire entendre sur ces questions-là, il n’en demeure pas moins que c’est une construction que de dire que c’est la jeunesse qui mène les luttes climatiques. Parce que l’engagement écologique, ses capacités à rassembler séduisent bien au-delà de la seule jeunesse et concernent toutes les tranches d’âges. D’ailleurs, on observe globalement un grand déplacement de la clientèle classique des partis politiques, surtout à gauche, vers les partis écologiques, attirée tant par la sauvegarde de la planète que par le projet de société qui est défendu.
Dans le cadre des luttes climatiques, le discours « jeunes » contre « vieux » me parait donc absurde. D’abord parce ce n’est pas un engagement spécifique aux jeunes et qu’on voit aussi beaucoup d’ainés qui se sont engagés en écologie et qui sont guidés par l’envie de faire quelque chose pour le monde qu’ils laissent à leurs enfants. Dans le réel, on voit donc plutôt le pacte intergénérationnel se renouer autour de l’écologie. Oui, le monde a été détruit, mais, on s’y met tous et on va faire en sorte que le réchauffement climatique ne s’accentue pas. Et ensuite, parce que quand on repolitise la question du climat, on finit par s’apercevoir que ce n’est pas une génération qui a détruit la planète au détriment des autres mais que c’est bien un certain système économique qui a été suffisamment puissant pour se moquer de ce qui allait suivre ! C’est donc davantage un raisonnement en termes de lutte des classes qu’il faut privilégier pour expliquer la destruction de la planète qu’une opposition des générations.
Quelles seraient les conditions pour établir ou revivifier un pacte générationnel mis à mal par des politiques néolibérales ?
Pour qu’il y ait pacte intergénérationnel, il faut qu’il y ait pacte. Or, les valeurs néolibérales sont tout sauf pacifiées et pacifiantes. Les idées de pacification, donc de pacte, ne sont possibles qu’à partir du moment où on peut dépasser les clivages haineux, où l’on refuse de jouer sur une radicalisation de la conflictualité. Le pacte intergénérationnel n’empêche pas une conflictualité, ni bien sûr la nécessité de transformer le monde. Mais, il le fait en reconnaissant ce qui a été laissé, en laissant la place à la dette symbolique qu’on évoquait.
Ensuite, un des moyens de réinstaurer un pacte, c’est bien de repolitiser la question sociale : quand on raisonne en termes de lutte des classes, on dépasse le conflit intergénérationnel. On peut espérer que la crise actuelle nous permette de mener de nouveau une réflexion sur les grands projets de société, comme on l’a fait à la fin de la Seconde Guerre mondiale, de dépasser le ronronnement de l’économie qui évacue ces questions, de se demander si par exemple on attribue la priorité à l’hôpital et aux soins ou bien à l’entreprise et l’actionnariat, de nous reposer ces questions, non pas pour forger des utopies, mais afin de savoir ce que nous attendons de la société. C’est cela, une démocraties, après tout. De telles questions constituent le meilleur moyen de renouer des pactes générationnels autour de projets communs, qui permettent aussi aux générations — à l’encontre de la tendance à n’avoir de rapport qu’avec des gens de sa tranche d’âge —, de se mélanger à nouveau.
Hélène L’Heuillet, Éloge du retard, Albin Michel, 2020.