Quel rôle peut jouer la mélancolie dans les luttes sociales ?
Cela relève de l’évidence : on ne peut pas mener une lutte politique en s’appuyant exclusivement sur une réflexion politique et un calcul stratégique. Un engagement n’est pas seulement idéologique, il nécessite aussi de s’investir émotionnellement. Dans toutes luttes, il y a des moments de passion, de l’enthousiasme, des moments jubilatoires et d’extase qui accompagnent les luttes victorieuses, quand on a l’impression que tout devient possible. Et il y a aussi des moments de mélancolie ou de tristesse qui accompagnent eux, dans la plupart des cas, les défaites.
Mon livre s’ouvre sur une référence à George Didi-Huberman et son essai Peuples en larmes, peuples en armes où il montre, à partir du film Le Cuirassé Potemkine de Eistsenstein, que les larmes peuvent déclencher un sentiment de révolte et déboucher sur l’action. C’est une des modalités de la mélancolie, de la tristesse, du deuil, celle de la révolution en actes. Il y aussi une autre modalité de la mélancolie, celle qui surgit de la défaite, des occasions ratées, des acquis détruits, du bonheur volé, du constat qu’on a perdu une bataille, qu’on est sorti vaincu d’un combat et que quelque chose est irrémédiablement perdu… C’est quelque chose que toute personne active en politique, dans divers mouvements, connait bien. C’est un sentiment qui a souvent existé depuis deux siècles dans l’histoire de la gauche et qui est par ailleurs nécessaire pour reconstruire quelque chose, un après.
Sous quelle condition cette mélancolie peut-elle transcender la tristesse de la défaite et devenir une force et non plus nous plonger dans une torpeur paralysante ?
Dans mon livre, je souligne que pendant presque deux siècles, pour la gauche au sens le plus large du terme (c’est-à-dire l’ensemble les mouvements qui voulaient changer la société, de l’anarchisme au socialisme des origines en passant par toutes les hérésies révolutionnaires et communistes qui ont existé), toutes les défaites se sont inscrites dans une culture habitée par l’idée de progrès. Par l’idée d’une finalité qui serait presqu’inscrite dans le mouvement de l’Histoire. C’est ce qu’on appelle une téléologie historique. En somme, on pouvait essuyer des défaites terribles, souffrir beaucoup, perdre des camarades mais le futur nous appartenait : « le socialisme, c’est l’avenir ! » pouvait-on se dire. Cette idée très enracinée dans la culture de la gauche, celle d’un but qui est devant nous, et que ça vaut le coup de se battre était la conviction qui nous aidait à surmonter les défaites et reprendre le chemin des luttes. Cette conviction a permis à des générations de militants de se battre dans les conditions les plus difficiles au nom même de la mémoire des camarades tombés et vers un horizon final utopique et victorieux. Songeons à l’Europe totalement occupée par le nazisme et où émergent néanmoins des noyaux de résistance.
À partir de la fin du 20e siècle, ce mécanisme de sublimation, de transcendance de la défaite par une mélancolie disposant à l’action s’est brisé. On n’a plus du tout la conviction qu’on va vers le socialisme, que nous appartenons à un grand mouvement qui nous dépasse comme individu ou comme groupe, et qui dépasse les frontières d’un pays. On est perdu. Ce sentiment de défaite est accablant et on ne sait pas comment réagir car on se sent écrasé. Il y a certes eu depuis un foisonnement de mouvements sociaux et politiques, en Amérique latine, aux États-Unis, en Europe ou dans le monde arabe. Mais j’ai le sentiment qu’ils sont tous plombés par cette absence d’un horizon utopique qui existait encore à la fin des années 70.
La chute du mur de Berlin en 1989 constitue une rupture concernant cette mélancolie. En quoi a‑t-elle eu un effet sur l’activité militante ?
1989 est un tournant historique. C’est un lieu commun historiographique de dire que « 89 – 90, c’est la fin du 20e siècle », que « c’est la fin d’une illusion ». Or, en 1989, il y a en fait très peu de militants qui se font encore des illusions sur l’Union soviétique. Le problème n’est donc pas l’effondrement brusque d’une illusion, celle des « lendemains qui chantent » incarné par le « socialisme réel ». Non, ce qui se passe, c’est qu’en 1989, on prend soudainement conscience qu’un cycle, celui des révolutions du 20e siècle, s’achève. Qu’on a vécu un siècle de guerres et de révolutions et que ces révolutions se sont partout soldées par des défaites : le « socialisme réel » s’est révélé un leurre et les révolutions coloniales ont débouché sur une autre forme de totalitarisme comme au Cambodge. Une sorte de mélancolie postcoloniale émerge alors et on voit la fin du « socialisme réel » se traduire en un engouement extraordinaire pour un modèle de société et de consommation occidentale. Tout cela donne l’impression que tout un monde s’est écroulé.
La mélancolie profonde et particulière qui surgit de cette prise de conscience d’une défaite historique transforme la mélancolie combative en une torpeur passive et résignée. Elle est un sentiment qui va en quelque sorte envelopper tout le travail nécessaire d’historicisation et de métabolisation, de deuil de cette défaite. Des processus qui me paraissent pourtant indispensables pour bâtir un nouveau projet. Et pour apporter un sentiment d’historicité à tous ces nouveaux mouvements qui ont surgi, qui ont exprimé des potentialités énormes mais qui sont comme orphelins. Des mouvements qui doivent se réinventer parce qu’ils ne peuvent plus se rattacher à des modèles ni s’inscrire dans une continuité historique.
Je donne souvent l’exemple des révolutions arabes. Elles ont réussi à abattre des dictatures mais elles n’avaient pas de direction, pas de projet parce qu’elles ne pouvaient se réclamer de rien. Elles n’étaient bien sûr pas islamistes, mais pas non plus socialistes, ni panarabistes. Tous les modèles inventés par le passé avaient échoué. On avait presque l’impression que la seule certitude, la seule référence, c’était 1789 : une révolution pour la liberté et la démocratie.
Outre ce foisonnement de mouvements qui doivent se réinventer, on observe aussi une redécouverte d’expériences du passé qui semblaient enfouies. On relit ou on réinterprète par exemple la Commune de Paris. Pour ma génération, elle était une révolution préfigurant l’octobre bolchévique. Aujourd’hui, on la voit comme annonçant Nuit Debout, c’est-à-dire une démocratie complètement horizontale. On réinterprète les modèles, on redécouvre des traditions qui étaient oubliées. Mais tout ce travail se fait de manière un peu confuse.
Je pense que ma génération a une tâche : jeter un pont entre ce qui est en train de surgir aujourd’hui et ce qu’on a connu dans le passé afin d’établir une transition. Non pas pour sauver des modèles périmés et reproduire ce qui a échoué, mais, parce qu’on ne peut pas créer à partir d’une table rase. Il faut prendre conscience d’où on vient, de voir ce qui n’a pas marché, les erreurs du passé mais aussi de ce qui a été positif. J’ai l’impression qu’une génération n’a pas joué ce rôle de passeur entre une époque et une autre. Le travail de deuil dans lequel la mélancolie joue un rôle important possède précisément cette fonction de passage. En psychanalyse, élaborer le deuil signifie d’ailleurs non pas oublier un objet ou une personne, mais veut bien dire transférer des passions, des sentiments d’un objet ou d’une personne qui n’est plus là à quelque chose d’autre. Dans ce cadre, la mélancolie peut redevenir une ressource pour savoir, connaître et intervenir dans le présent et peut aider la gauche à se réinventer tout en se réappropriant le legs des luttes libératrices d’hier.
Vous dites dans votre livre que cet usage de la mélancolie relève d’une tradition cachée, pourquoi ?
Ce sentiment mélancolique, qui a toujours existé dans l’histoire de la gauche, devient aujourd’hui quelque chose qu’on peut conceptualiser, reconnaitre, et penser. Chose qu’on ne faisait pas auparavant : on le sublimait ou on le refoulait. Ceci peut s’expliquer par le fait que le 20e siècle s’ouvre pour la gauche avec la Révolution russe qui a introduit un paradigme militaire dans la lutte. Elle a institué l’idée de la révolution comme une lutte armée pour prendre le pouvoir. Ce qui implique une organisation quasi militaire : nous sommes des soldats qui nous battons pour changer le monde, nous devons nous organiser comme une armée, avec une hiérarchie. Mais cela implique aussi que le combattant n’avait pas le droit d’exprimer ses sentiments. Car les larmes pouvaient apparaitre comme un signe de faiblesse. Il fallait se battre et on n’avait pas le droit au deuil.
Ou alors, si deuil il y avait, il prenait des formes très ritualisées. On peut penser aux obsèques des camarades tombés qui se déroulaient comme une manifestation de lutte, avec les drapeaux rouges déployés, comme pour dire : « ils sont tombés mais nous, nous restons debout ». Cette vision idéologique de l’action militante se traduisait dans une esthétique, une liturgie, une ritualisation de l’action politique qui laissait très peu de place à l’expression de ces sentiments.
C’est une vision, d’ailleurs très genrée, d’une virilité du combattant qui doit censurer ses sentiments. Même s’il y a eu, à partir des années 70, des mouvements qui ont revendiqué un droit à exprimer des affects (comme le féminisme par exemple), à briser les frontières entre le privé et le public, pendant très longtemps dans la culture de la gauche, dans les mouvements organisés, dominait un courant politique qui censurait cette dimension émotionnelle. Aujourd’hui, des cadres se sont brisés. Notre univers mental s’est modifié et nous permet de voir ce qui était caché auparavant.
À gauche, c’est vrai qu’à côté de quelques victoires, on a souvent tendance à célébrer des défaites comme la chute du gouvernement espagnol face aux franquistes, celle d’Allende au Chili, des morts en manifestation comme Malik Oussekine ou Carlo Giulani, des assassinats comme celui de Jaurès… Est-ce qu’il y a quelque chose qui relève de l’ordre de la martyrologie à gauche ?
Oui tout à fait. La martyrologie peut prendre des formes différentes. Les morts suscitent des deuils qui n’ont pas la même portée ni conséquence. J’étais étudiant lors de la mort de Malik Oussekine, je participais même aux manifestations. C’était un martyr qui suscitait non seulement de la tristesse et du deuil mais aussi de la rage et qui renforçait une volonté de lutte. Allende, c’est autre chose, il accompagne une défaite de portée historique.
Et est-ce qu’être de gauche c’est se reconnaitre dans ce « panthéon des vaincus » ?
Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, on considère Walter Benjamin comme un des grands penseurs de l’Histoire et qu’il nous « parle » le plus actuellement alors qu’il était seulement reconnu comme philosophe esthétique ou critique littéraire jusqu’à peu. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup plus sensible à sa vision de l’Histoire à repenser du point de vue des vaincus, axée sur les idées de la défaite et d’absence du progrès, plutôt qu’avec les philosophies du Progrès qui dominaient le marxisme du 19 et du 20e siècles, y compris à l’époque des Trente Glorieuses, pendant l’âge d’or de la social-démocratie et de l’Etat-providence.
Je pense que le marqueur de gauche tient justement à cette vision de l’Histoire comme histoire des vaincus. Les vaincus ont une dignité qui tient précisément au fait de s’être battus. Il peut donc y avoir une identification avec ces vaincus. Et la mélancolie qui en découle peut être tout le contraire de la résignation et de la passivité parce qu’elle peut permettre de s’identifier à un combat pour le rachat des vaincus de l’Histoire.
Nous sortons d’une longue séquence qui a commencé dans les années 80, qu’on a pu appeler de différentes manière mais qui grosso modo coïncide avec l’essor du néolibéralisme. Sur le plan culturel, cette séquence a pris la forme de ce que Pierre Nora appelle le « moment mémoriel », c’est-à-dire cet incroyable essor des politiques de la mémoire. Une séquence dominée par une philosophie de l’humanitarisme, de la vision du passé comme l’âge de la violence et surtout par la figure de la victime. Pendant 30 ans, on s’est attendri sur les souffrances d’une humanité réduite au statut de victime.
Aujourd’hui, il s’agit de renverser le regard, non pour ignorer les victimes, mais pour ré-introduire une autre dimension. Car le vaincu n’est pas la victime. Il est celui qui est tombé au cours d’un combat pour l’égalité, la justice, l’émancipation, la libération, la démocratie… Il faut par exemple redécouvrir une vision de l’Histoire d’un Sud qui se libère. Non plus penser la mémoire des génocides, des violences, des esclavages mais penser la mémoire de la transformation des colonisés en sujets historiques qui se battent et qui se libèrent. C’est une révolution intellectuelle qui est indispensable pour rebâtir quelque chose. De même, on pense les luttes ouvrières comme des luttes de perdants (une usine ferme, des ouvriers désespérés) notamment dans la manière dont on les médiatise. J’ai l’impression que très souvent on nous demande une identification, une adhésion, un soutien qui relève beaucoup plus de la philanthropie que de la solidarité politique. Il faut retrouver cette fonction de la gauche dans l’Histoire, souvent remise en cause, celle qui a consisté à donner une représentation politique et une dignité à des classes sociales qui étaient purement exploitées. Elles étaient exclues de l’espace public et du système politique et, grâce au mouvement ouvrier, elles sont devenues des acteurs politiques.
La social-démocratie, en acceptant les règles du jeu capitaliste, a‑t-elle fini par refuser d’appartenir au camp des vaincus ?
La social-démocratie dans l’après-guerre a permis aux sociétés occidentales de grandes avancées puisqu’elle a joué un rôle de représentation politique, de redistribution des richesses et d’instauration de l’Etat providence. Les classes populaires ont pu accéder à toute une série de droits desquels elles étaient exclues en matière d’éducation, de santé etc. La social-démocratie a pu jouer ce rôle en raison des circonstances, lorsque l’économie avait un taux de croissance de 5% par an d’une part mais aussi parce que le capitalisme était d’autre part confronté à un défi majeur, celui du rapport de force instauré par la révolution russe. L’existence de l’Union soviétique et de ses alliés, en dépit de tous les aspects monstrueux de ces régimes, faisait que le capitalisme était obligé de s’humaniser, de faire des concessions, de montrer qu‘il était un système social vivable dans lequel on pouvait disposer d’une prospérité et de condition de liberté qui n’existaient pas au-delà du Mur. Et ce, même si l’Union soviétique ne suscitait pas beaucoup de sympathie et qu’on trouvait peu d’Occidentaux estimant que la vie y était plus souhaitable.
Une fois que l’URSS et que le « socialisme réel » ont disparu, le capitalisme est devenu sauvage. Les inégalités sociales se sont accrues d’une manière exponentielle et la social-démocratie a cessé de jouer ce rôle de redistribution et de transformation de l’Etat. Elle est devenue sociale-libérale et elle a accompagné le démantèlement progressif de toutes les conquêtes sociales de l’époque antérieure. La social-démocratie telle qu’elle existe aujourd’hui, n’appartient plus à mes yeux au code génétique de la gauche. Il faut repenser l’histoire de la gauche y compris l’histoire de la social-démocratie dans ce sens-là. Ce qui est paradoxal, c’est que si on regarde les programmes de mouvements jugés radicaux comme Podemos ou d’un parti comme Syriza lorsqu’il gagne les élections en 2015, ils peuvent apparaitre comme très modérés par rapport, par exemple, au programme de l’union de la gauche en France dans les années 70… Mais le contexte historique ayant complètement changé, une force politique qui prend au sérieux cette fonction historique de la social-démocratie et qui veut jouer ce rôle devient aujourd’hui une force subversive.
Derniers ouvrages parus d'Enzo Traverso
Mélancolie de gauche : la force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), La Découverte, 2016
Les nouveaux visages du fascisme, Textuel, 2017
Les larmes comme manifestation de la puissance politique
Le philosophe français George Didi-Uberman développe dans Peuples en larmes, peuple en armes, l’idée que les émotions (et leurs images) peuvent se déployer hors du spectacle ou de l’humanitaire, pour redonner une puissance d’agir à ceux qui en sont dépossédés. À partir de l’idéal-type du Cuirassée Potemkine, où une mort injuste suscite d’abord des larmes, puis des poings qui se lèvent, il montre comment un émoi peut se changer en émeute. Que loin d’être un signe d’impuissance et de fragilité exprimé en privé, l’émotion peut devenir partagée, le sanglot manifester une puissance politique et mener à l’action. Ce n’est pas un concept abstrait, ces mort injustes, celles qui touchent notamment un enfant, un jeune homme, des femmes, des personnes âgées, un groupes de civils désarmés, et leurs déroulés révolutionnaires, les récentes révolutions arabes en regorgent. Car elles sont autant de situations (et d’images) qui provoquent un sentiment d’horreur et d’indignation. Devant elles, on est accablé et on pleure. Ces larmes publiques, celles de ceux qui en sont témoins, possèdent une forte résonance critique : « se plaindre » peut devenir « porter plainte », la lamentation se transformer en colère et besoin de justice. Et bientôt, c’est tout le peuple en (l)armes qui les rejoindra. Le soulèvement peut alors commencer. (Aurélien Berthier)
George Didi-Uberman, Peuples en larmes, peuple en armes, Éditions de Minuit, 2016