Est-ce que faire la grève fonctionne moins aujourd’hui ? Est-ce qu’elle donne des résultats plus incertains qu’hier ?
S’il est globalement compliqué d’évaluer l’efficacité d’un mouvement social (on n’est jamais totalement perdants ou totalement gagnants au sortir d’un conflit), on observe néanmoins des inflexions très nettes sur le moyen terme quant au recours à la grève, quant à la durée des grèves, quant à la dureté des grèves.
Les grèves sont donc moins fréquentes, moins longues et moins dures aujourd’hui ?
Avec Bruno Bauraind, chercheur au groupe de recherche pour une stratégie alternative (GRESEA), nous avons périodicisé l’évolution des grèves dans le privé. Notre point de référence c’est la période de la fin des années 1970, début 1980. Il s’agit d’un moment marqué par des conflits très longs, très durs, très ouverts, avec une remise en question du système capitaliste et la mise en avant de la reprise des outils de production par les travailleurs. C’est l’époque où se multiplient les expériences autogestionnaires notamment en Belgique. C’est aussi le début des grandes restructurations de secteurs entiers comme la sidérurgie, le textile ou encore le verre. Si on prend ce point de repère-là, oui, on note des évolutions très significatives : le recours à la grève est moins évident aujourd’hui et les travailleurs en sortent moins souvent gagnants. Progressivement, la question principale devient celle de la sauvegarde des emplois. Les conflits sociaux sont de plus en plus défensifs.
Au-delà de l’efficacité, est-ce qu’il est devenu plus dur de faire grève aujourd’hui ? Peut-on identifier des facteurs qui nuisent à l’exercice de la grève ?
La crise économique, qui a éclaté au milieu des années 1970, a profondément remis en question le monde ouvrier et ses communautés. Des communautés ouvrières qui s’étaient structurées autour d’entreprises concentrant une main‑d’œuvre importante. Les usines occupant plusieurs milliers de travailleurs ne sont pas rares. On les retrouve à Seraing, Herstal, dans la région de Charleroi, celle de Mons… Autant de territoires marqués par le poids de l’industrie souvent lourde, mais aussi par la création de communautés ouvrières fortes liant travail/hors travail, lieu de labeur/lieu de vie. Ce sont des lieux qui ont joué un rôle déterminant dans la création des partis ouvriers, des syndicats ou encore des mutuelles. Les jeunes étaient très tôt affiliés au parti, au syndicat et à la mutuelle. L’encadrement politique était fort. L’histoire des luttes se transmettait de génération en génération. Ce que l’ouvrier avait acquis, c’était grâce aux luttes qu’il avait mené et dans lesquelles la grève et la manifestation jouaient un rôle déterminant. L’identité ouvrière était à la fois forte et cohésive. La déstructuration du tissu économique et, par voie de conséquence, des communautés ouvrières qui y étaient liées, le fait que ces organisations politiques ne soient plus aussi structurantes sur le plan des identités et des idéologies font que le rapport à la grève et à la lutte s’est fortement amenuisé. À l’intérieur de cette dynamique, relevons encore le rôle joué par le développement de la société de consommation et la montée en puissance de l’individualisme qui, dans une certaine mesure, ont contribué à transformer la lutte des classes en une lutte des places.
Comment joue la structuration économique portée par la mondialisation, quand lieux de production et sièges sociaux sont géographiquement séparés, sur le fait de faire grève ?
Parmi les autres changements qui ont eu des conséquences fortes sur le recours à la grève, il y a en effet le découplage entre l’appareil de production et les directions. On est dans une économie largement transnationalisée où les multinationales ont acquis un poids de plus en plus déterminant. Or, faire grève implique non seulement de se mobiliser, d’avoir des revendications et d’entrer dans l’action, mais également de pouvoir négocier avec quelqu’un, d’avoir un patron en face de soi. Or, ce qu’on observe dans bon nombre de conflits récents, c’est cette impossibilité pour les travailleurs et leurs représentants d’avoir en face d’eux un manager ou un patron doté d’une réelle capacité de négocier. Le plus souvent les managers locaux des grandes multinationales sont véritablement verrouillés par des directives provenant de leur siège social situé à l’étranger. En bref, on ne leur laisse pas la possibilité de pouvoir entrer dans une négociation. C’est une stratégie patronale qui s’observe par exemple très clairement chez Delhaize aujourd’hui.
Ce qui me frappe, c’est que quand je rencontrais les ouvriers sidérurgistes dans les années 1980, ils étaient porteurs d’un sentiment de puissance. Aujourd’hui ce sentiment de puissance n’existe plus. Il a été éclaté, retravaillé par l’évolution des structures économiques, le discours médiatique ambiant, mais aussi le développement de nouveaux outils de management à partir des années 1980. Dans certains milieux professionnels, l’intéressement financier, la participation des travailleurs au capital de l’entreprise et l’évaluation individuelle des compétences et des performances sont devenus des outils managériaux tout à fait courants. Pour faire simple, avec cette dernière, vous êtes évalué individuellement. Cette procédure est souvent annuelle. Si vous êtes jugé suffisamment compétitif et performant, vous restez et êtes promu. Et si pas, vous êtes mis dehors. C’est un instrument puissant d’individualisation du rapport au travail et à ses collègues. Il a permis aux directions de fragiliser les travailleurs, les mettre en concurrence et rendre les mobilisations collectives beaucoup plus compliquées, plus difficiles.
Les directions, les patrons ont donc appris à résister aux grèves ?
Tout à fait. C’est une volonté que montraient déjà Jean Sloover et Jean Moden, dans « Le patronat belge », une analyse des discours des fédérations patronales de 1973 à 80. Face à une effervescence sociale considérée comme potentiellement dangereuse et de plus en plus difficile à contenir, le patronat a en effet organisé les conditions d’une véritable contre-offensive libérale pour contenir les luttes, les résistances et les remises en question du système.
Cette période a aussi été celle de la montée en puissance de l’idéologie néolibérale qu’il faut relier à celle de l’individualisme. D’autres processus ont également participé à rendre plus difficiles le recours à la lutte et l’action collective. Les années 1980 ont vu la fin du modèle de la grande entreprise intégrée, c’est-à-dire de l’entreprise qui intégrait toutes les fonctions dont elle avait besoin. Les délocalisations vont participer à sa remise en question, mais aussi et surtout la réorganisation des modes de production avec la généralisation de la sous-traitance, qui fractionne les travailleurs, et, plus récemment, avec l’hyper-externalisation pratiquée notamment par les entreprises de plateforme. Le remplacement de plus en plus important de travailleurs salariés par des travailleurs indépendants s’inscrit également dans cette dynamique. Ainsi en est-il aujourd’hui de Ryanair qui, face à la contestation sociale, a décidé, en Pologne, de ne plus employer que des indépendants alors que traditionnellement le personnel navigant dans l’aviation civile est salarié. Cela rend la mobilisation beaucoup plus difficile. Qui, en effet, organise et défend ce type d’indépendants ? Ou plutôt ces faux indépendants ? Ce sont des situations et des enjeux que les syndicats, qui sont des organisations qui sont nées et se sont structurées dans le cadre de la société industrielle, ont difficile à prendre en compte. Mais ça commence à bouger. Ainsi, la CSC a récemment créé United Freelancers qui se présente comme « le syndicat pour les freelancers, travailleurs de plateformes ou indépendants sans personnel ». Les fédérer est fondamental. Parmi les enjeux majeurs pour les luttes futures, il y a la capacité des syndicats à représenter et défendre tant les fonctionnaires, et les salariés (cadres, employés, ouvriers) que les indépendants.
Est-ce que la société est devenue moins tolérante à l’égard des formes de grèves les plus bloquantes ? Au point qu’une grève ne serait aujourd’hui socialement acceptable que si elle ne nuit pas à l’économie ? Une « bonne grève », ce serait une grève inoffensive ?
Si la grève se limite à regarder les avions décoller, cela n’a pas de sens. L’intérêt de la grève est bien de nuire aux intérêts des patrons. C’est donc, très concrètement, impacter les bénéfices, le chiffre d’affaires, le business. C’est impacter aussi l’image de marque de l’entreprise et de ses dirigeants. Si on retire cette possibilité de frapper économiquement et médiatiquement les intérêts patronaux, aucun manager ne viendra s’asseoir à la table des négociations. C’est une question de rapports de force. Il faut d’ailleurs constater que les employeurs disposent de beaucoup plus de ressources pour influencer ce rapport que les travailleurs.
Tout le monde ne peut pas se permettre de faire grève. Comment joue la précarité des situations sur le fait de pouvoir ou non arrêter le travail ?
Quand l’identité communautaire n’est plus aussi forte et structurée autour d’un « avenir radieux » grâce aux luttes et que l’on se réfléchit de plus en plus en tant qu’individus dans une société de consommation et de loisir, c’est clair que la dimension financière s’avère beaucoup plus centrale. Cela nous revient souvent dans les piquets ou les AG. Une partie importante des travailleurs sont dans des situations financières précaires, voire très précaires. Le travailleur pauvre n’est pas une figure de style, c’est bel et une une réalité. Dans ce contexte, nombreux sont les travailleurs qui hésitent à se lancer dans des actions aux résultats incertains et financièrement pénalisantes. Et puis, même sans précarité, il y a des questionnements par rapport au standard de vie : comme par exemple, partir en vacances ou accéder à tel ou tel loisir. Les travailleurs n’ont pas forcément envie de faire trop de sacrifices par rapport à leur confort ou aux normes de consommation. La société de consommation a un pouvoir énorme sur les individus que nous sommes.
Gérard Noiriel affirmait qu’un des facteurs qui avait participé à rendre moins évident le recours à la grève, c’était la massification du crédit hypothécaire. On se risque moins à cesser un travail qui permet de rembourser son crédit. Est-ce que la peur du licenciement, direct ou indirect, suite à sa participation à un conflit joue aussi ?
En effet, ça joue aussi bien dans l’engagement militant que dans l’action. Les « fortes têtes », les meneurs, les délégués syndicaux s’investissant dans la défense de leurs collègues peuvent subir et parfois subissent des intimidations, des discriminations diverses (mises au placard les amenant parfois à démissionner, licenciement sous l’un ou l’autre prétexte…). Ces abus sont très difficiles à prouver en raison notamment d’un manque de preuves. Les entreprises se font conseiller et, à titre d’exemple, les motifs invoqués pour un licenciement ne correspondent pas forcément aux raisons réelles fondant la décision.
Si les pouvoirs publics n’avaient pas pu empêcher la fermeture de l’usine Renault Vilvoorde en 1997, une loi avait néanmoins suivi le mouvement social et avait durci pour les employeurs les conditions des plans de licenciements collectifs. Ça restera le dernier exemple en la matière ?
Renault Vilvoorde est un point de repère important dans l’histoire de la conflictualité en Belgique. Suite à une mobilisation massive et à de fortes pressions politiques, il y a eu cette loi Renault. Aujourd’hui, plus de 25 ans après, une telle mobilisation semble appartenir à un passé très ancien. Les refus de fermetures sont aussi moins nets. Tout se passe comme si les fermetures étaient aujourd’hui considérées comme inéluctables, comme des aléas naturels de l’évolution de la société et de son tissu économique. Et quand il y a intervention des autorités publiques, c’est essentiellement pour adoucir les conséquences des fermetures…
Et d’ailleurs, ce qui a aussi changé et fortement impacté le rapport à la lutte, c’est la difficulté pour les travailleurs et leurs organisations de bénéficier de relais dans le monde politique et, qui plus est, de relais ayant une réelle capacité d’influence. Force est en effet de constater un certain isolement des travailleurs et de leurs organisations dans les luttes menées.
Dans le cas du conflit social qui touche Ryanair, c’est assez stupéfiant : l’acteur politique est inexistant. Il fait semblant de ne rien voir, de ne rien entendre et se refuse à toute intervention au bénéfice des travailleurs en lutte. Pendant des années la compagnie low cost a véritablement piétiné le droit du travail sans grande réaction du monde politique. Pourtant, il dispose bel et bien d’une capacité d’intervention et il doit s’en convaincre. C’est en tout cas un enjeu fondamental pour les partis politiques de gauche.
S’il est entendu que patronat et gouvernements ont affuté leurs armes face aux mouvements sociaux depuis les années 1980, est-ce que les organisations syndicales ont pour leur part manqué des opportunités ou commis des erreurs stratégiques qui auraient affaibli l’outil grève ?
Ce qu’on peut en tout cas constater, c’est que d’offensifs à la fin des années 1960 et au début des années 70, les conflits sociaux liés au travail sont peu à peu devenus défensifs. La crise économique, entamée au milieu des années 1970, a radicalement transformé le rapport de force. La question de la sauvegarde de l’emploi devient la question essentielle. Dans ce contexte, les organisations syndicales se sont en quelque sorte retrouvées dans les cordes à encaisser les coups. Dans certains pays, leurs capacités d’action ont véritablement été cassées par le pouvoir politique. C’est le cas, par exemple, au Royaume-Uni sous Thatcher. Dans ce pays, le législateur a rendu le recours à la grève beaucoup plus difficile. Il a aussi interdit les grèves de solidarité. Face à des cadres légaux plus contraignants et en l’absence de relais politiques forts, on peut s’interroger sur la réalité des marges de manœuvre des syndicats.
En Belgique, les syndicats sont des organisations restées très fortes en termes d’affilié·es. Mais notre pays fait figure d’exception à l’échelle européenne et plus encore mondiale. Dans bon nombre de pays, les syndicats ont vu fondre leurs effectifs comme neige au soleil, ce qui les met en position de faiblesse. Cela ne doit cependant pas conduire à faire l’impasse sur une analyse critique de leur propre réalité, de leurs modes de fonctionnement et de leurs stratégies. Le contexte est fondamental mais il est insuffisant pour tout expliquer.
Si en Belgique le taux de syndicalisation semble indiquer que les syndicats restent des acteurs forts, il faut mettre cela en perspective avec leur capacité d’action et d’influence en termes de décisions sur les plans politiques, sociaux et économiques. Dans cette perspective, on peut se demander si les syndicats belges ne sont pas devenus des géants aux pieds d’argile.
Au niveau légal, en Belgique, les ordonnances sur requêtes unilatérales (des décisions de justice prises à la demande d’un acteur, ici les directions d’entreprises, sans débat contradictoire dans un premier temps avec la partie qui est ciblée, les syndicats) empêchent fortement le développement du rapport de force. En quoi cela limite-t-il la capacité d’action de la grève, brisent des outils comme le piquet de grève ?
C’est vrai qu’une autre grande différence entre les années 1970 – 80 et aujourd’hui, c’est qu’à l’époque, les employeurs ne faisaient pas ou peu appel à la justice. Actuellement, les requêtes unilatérales sont vraiment devenues un moyen privilégié par les directions pour avoir un impact sur les conflits sociaux. Et la justice se montre excessivement bienveillante dans les décisions qu’elle prend : le droit de la propriété et du commerce priment presque toujours sur le droit des travailleurs. Cela pose, à mon sens, la question de la formation des juges et de leurs référents idéologiques.
Ces décisions ne sont pas sans conséquence sur les dynamiques sociales puisque, pour prendre le cas de Delhaize, on voit qu’elles conduisent à un pourrissement du conflit : la justice vide de sens la négociation sociale en permettant à certains acteurs du conflit de ne pas s’asseoir à la table de négociation. C’est un peu comme si vous deviez jouer au football mais que l’on vous retirait le ballon. Car quel poids une organisation syndicale peut-elle encore avoir à partir du moment où lorsqu’elle organise un piquet de grève, la justice vient dire que ce n’est pas légal, qu’un huissier vient sur place et que les membres du piquet risquent des astreintes financières conséquentes ? C’est tout un travail de sape qui rend impossible l’usage de moyens d’action aussi basiques, au regard de l’histoire sociale, qu’un piquet de grève ou même la distribution de tracts aux portes d’entrée d’un supermarché. On joue ici sur le facteur temps et le découragement du côté des travailleurs alors même que l’acteur patronal, qui leur fait face, dispose de ressources importantes. C’est un acteur puissant. Ahold-Delhaize est une multinationale bénéficiaire qui a donc de quoi payer des bureaux de consultants et d’avocats ou faire face aux pertes engendrées par les actions menées par les travailleurs de l’enseigne. Mais aussi, soulignons-le, de financer un plan social digne de ce nom.
Le conflit en cours chez Delhaize pose aussi la question du rôle des médias. En première instance, ils doivent informer, soit dire et expliquer. Ils le font de manière plus ou moins objective, plus ou moins partisane selon leur positionnement sur l’échiquier politico-médiatique. Mais, souvent, les médias sont aussi des diffuseurs de publicité. Ce sont des annonceurs. Or, sans que cela fasse débat, l’enseigne au lion utilise les médias pour faire passer des publicités qui vantent son respect du client. Tout se passe comme si de rien n’était. Or, la publicité, constitue une manière de travailler voire de manipuler l’opinion publique. Ne faudrait-il pas interdire la publicité d’une entreprise qui est traversée par un conflit social ?
Face à l’intransigeance de la direction de Delhaize, on constate au sein de la population et des client·es de Delhaize l’existence d’un mouvement de solidarité avec les travailleurs qui se traduit, par exemple, par des appels au boycott de la chaine. Ce soutien doit interpeller les syndicats : alors que, traditionnellement, l’histoire de la conflictualité sociale s’est construite autour du travailleur, de celui qui arrête le travail, comment impliquer dans la grève les usagers dans une société où le poids des activités de services est devenu prépondérant ?
Quelles enjeux et perspectives pour ce mode d’action traditionnel qu’est la grève ?
La grève reste un outil central et fondamental dans les luttes collectives en lien avec la qualité du travail et de l’emploi. Au niveau international, on observe, dans certains pays, un regain d’intérêt pour la grève. C’est le cas ces derniers mois au Royaume-Uni où des travailleurs de nombreux secteurs ont arrêté le travail en vue d’obtenir des augmentations salariales permettant de faire face à l’explosion du coût de la vie mais aussi d’obtenir du respect. Au moment où nous parlons, les États-Unis sont traversés par deux grands conflits : la grève des scénaristes et des acteurs d’Hollywood, dont c’est la 20e semaine de grève [Elle vient de s’achever sur une victoire NDLR], et celle des travailleurs de l’industrie automobile. Cette dernière a démarré le 15 septembre 2023 et touche trois grands constructeurs américains. Selon le président de l’United Auto Workers (UAW), syndicat à l’origine de l’action, « l’argent est là, la cause est juste, le monde nous regarde et l’UAW est prête à se lever ». Toujours aux États-Unis, il est aussi à relever, et ce n’est pas anodin du tout, que des travailleurs d’Amazon et de Starbucks ont réussi à imposer la présence syndicale sur leurs lieux de travail. Cette actualité est d’autant plus importante à souligner qu’elle concerne deux pays qui ont été précurseurs en termes de politiques néolibérales et de politiques antisyndicales.
Si l’on revient au cas de Delhaize, on peut émettre et défendre l’hypothèse que la stratégie d’enlisement ou de pourrissement du conflit qui est celle de la direction risque de provoquer une radicalité dans les actions, qui était peu présente ces dernières années dans les conflits sociaux.
Une radicalité que le mouvement des Gilets jaunes a pu rappeler ?
Les Gilets jaunes se sont construits à côté ou en dehors des organisations syndicales. Cela renvoie à la capacité actuellement de l’acteur syndical à enclencher et encadrer les luttes, à transformer le mécontentement et la colère sociale en revendications, à pouvoir porter ces revendications dans les dispositifs de concertation sociale et à obtenir des satisfactions.
Est-ce qu’on serait passé en quelque sorte du mythe de la grève générale à celui de la grève sauvage ? Le mythe de grèves spontanées et hors cadre syndical ?
De manière classique, la grève sauvage, tout comme la grève spontanée, est liée à des dynamiques locales, à des circonstances particulières propres à une organisation et à sa situation sociale. La grève générale renvoie à l’intersectoriel, l’interprofessionnel, au niveau fédéral. Il s’agit alors de mobiliser à l’échelle du pays tout entier, tous secteurs et régions confondus. Ce qui complique les choses puisque les sensibilités peuvent varier d’une région à l’autre, d’un secteur à l’autre, d’un syndicat à l’autre. Décider d’une grève est une décision excessivement lourde de sens et de conséquences pour un responsable syndical. C’est une responsabilité sociale et politique importante. Il faut aussi que le moment soit propice, réceptif à un tel mot d’ordre. Or, dans un contexte de plus en plus individualiste et précaire, qu’elle est la marge de manœuvre d’un responsable syndical ? Ce n’est pas évident. Regardez en France, le combat contre la réforme des retraites a été long, les syndicats ont réellement mobilisé mais ont reçu une fin de non-recevoir au niveau politique. Les gens qui se sont mobilisés, qui ont accepté de faire des sacrifices financiers peuvent réellement s’interroger sur la pertinence de ces mobilisations et sur leurs limites : « À quoi bon faire tout ça ? ».
Une des critiques adressées aux syndicats en France lors de leur opposition à la réforme des retraites, c’est de ne pas avoir profité de la dynamique de mobilisation pour lancer une grève reconductible. Ils ont privilégié des journées d’action très ponctuelles et rituelles qui portaient peu à conséquence. Les médias ont commencé à chiffrer la baisse du nombre de manifestant·es d’une fois à l’autre… Peut-être aurait-il fallu quelque chose de plus incertain pour le gouvernement comme de décider de poursuivre la grève le lendemain…
La question, c’est celle de pouvoir mener une action sur le long terme avec un acteur politique qui se retranche, qui fait la sourde oreille. Sans vouloir botter la question en touche, force est de constater que la critique à l’égard des organisations syndicales est une récurrence historique : c’est trop radical ou pas assez, c’est le bon moment ou pas… La critique et le débat, parfois durs, sont aussi au cœur du fonctionnement des organisations syndicales. Les syndicats belges sont des organisations de masse traversées par des sensibilités et des histoires différentes. Ce sont des organisations globalement très démocratiques qui amalgament des dynamiques top-down – du sommet vers la base – et bottom-up – de la base vers le sommet – , pour reprendre des termes plus managériaux.
L’enjeu actuel, ce serait donc : que faire face à la sourde oreille des gouvernements ou des directions face aux revendications sociales ?
À mon sens, un des enjeux essentiels, si pas le plus essentiel, c’est la capacité à reconstruire les imaginaires, à construire des imaginaires dans lesquels la dimension collective retrouve une place centrale. Je pense que les crises sociales, démocratiques et environnementales convergent sur ce point. Il faut reconstruire le sens du collectif et le fait que chacun puisse s’inscrire dans une dynamique collective : le bonheur se construit ensemble et pas au détriment des autres…