François Pirot quel est votre parcours ?
J’ai étudié la réalisation à l’IAD (Institut des arts de diffusion à Louvain-la-Neuve), je suis sorti en 2000. J’ai pu assez vite travailler sur un premier long métrage, Nue propriété de Joachim Lafosse. Parallèlement, j’ai réalisé deux courts métrages, un premier documentaire assez confidentiel puis un premier long métrage qui s’appelait Mobile home. Puis, j’ai réalisé Eurovillage, mon premier long métrage documentaire. Je continue aussi à travailler comme scénariste. Mon prochain film sera une fiction.
On a l’impression que ce documentaire s’est construit avec les demandeurs d’asile, que rien n’était vraiment préparé à l’avance. Comment le tournage s’est-il déroulé ?
C’est vrai que c’est un film qui s’est construit en le faisant, au fur et à mesure. En effet, cela n’a pas été prémédité, moi-même je n’avais pas une connaissance très approfondie de ce sujet-là, j’avais envie de le connaître, le découvrir, mais je partais avec peu d’éléments de base.
Est-ce qu’il a été facile de gagner la confiance des protagonistes de votre film ?
Il est vrai que gagner la confiance des personnes filmées n’a pas été simple. Ça a été un éternel recommencement au quotidien. À chaque fois que je me retrouvais sur le plateau, il fallait imposer la caméra et sans arrêt réexpliquer ce que je faisais. J’étais vraiment face à une méfiance a priori. Certaines personnes, en raison d’un passé difficile, étaient fortement fragilisées face à la caméra. D’autres personnes parce qu’elles étaient dans une procédure de demande d’asile avaient peur que certaines choses qu’elles divulgueraient à la caméra leur portent préjudice par la suite. Elles craignent que je sois une sorte d’agent infiltré du CGRA (Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides) ou de l’Office des étrangers ou de la Croix Rouge. Ils ont beaucoup de temps à tuer et donc l’occasion d’imaginer tout de sorte de scénarios.
Combien de temps avez-vous mis pour réaliser ce documentaire ?
Ça a été un très long processus. Je me suis rendu au Centre pour la première fois en 2011, année de son ouverture. Au début, le centre n’était occupé qu’à la moitié de sa capacité, ils étaient 200. C’était déjà un groupe important à travailler.
L’idée de base n’était pas de faire un portrait intimiste de ces personnes, mais plutôt de faire un portrait de groupe, celui d’un lieu. Je n’ai donc pas eu l’opportunité de créer des relations très approfondies, d’autant que je voulais garder aussi une certaine distance nécessaire à raconter les choses, une distance cinématographique.
Cela supposait d’être là, de regarder les choses avec un certain détachement même s’il y a des gens avec qui j’ai évidemment tissé des liens et que j’ai fait d’autres rencontres avec des personnes qui n’ont jamais voulu être filmées.
En fait, il y avait deux aspects un peu contradictoires. Je me suis rendu compte que je devais parfois lutter contre ma nature, qui serait d’entrer dans une relation plus amicale, plus approfondie avec les gens. Mais dans le même temps, je devais aussi me forcer à préserver mon autonomie cinématographique.
Ont-ils vu le documentaire ?
Oui, certains l’ont vu. J’étais à la fois anxieux et curieux de voir et connaître leurs réactions. Ils m’ont dit que cela transcrivait assez bien le sentiment, ce qu’ils traversaient.
La difficulté majeure a été d’imposer la caméra. Ils ne voulaient pas être identifiés, ni reconnaissables ou même localisés. Parfois, je pensais que c’était un peu irrationnel, mais ils étaient dans une méfiance et dans une peur telles qu’on ne pouvait les écarter. De plus, la volatilité de l’image actuelle rendait les choses d’autant plus difficiles. Ils disaient que cela allait se retrouver sur internet, qu’on pourra par exemple les voir depuis l’Iran. C’est très peu probable, mais ils n’ont pas totalement tort non plus.
Au fur et à mesure du tournage, j’ai compris qu’ils n’avaient pas envie d’être filmés, car ils ne pouvaient rien défendre de ce qui les constituait habituellement. Ils ne pouvaient pas montrer les endroits qu’ils aimaient, ils ne travaillaient pas et la plupart n’étaient pas accompagnés de leur famille. C’est comme s’ils étaient mis à nu. Et puis, ils s’embêtaient aussi beaucoup. Le fait de se retrouver dans le désœuvrement et dans l’ennui rend les choses très intimes. Je pense que ces facteurs-là compliquaient davantage les choses. C’est une période de leur vie où ils sont un peu déconnectés d’eux-mêmes, et ils n’ont pas forcément envie de montrer cette détresse. Ce que je comprends tout à fait.
Dans ce centre où on ne peut aller nulle part, le temps s’immobilise, rien ne se passe. Est-ce que cette absence de mouvements, l’attente et l’ennui dans ce genre de no man’s land juridique ont guidé votre scénario ?
C’est quelque chose qui m’attire depuis toujours. Je me suis aussi servi de ce rapport au temps dans mes autres films. Dans Mobile Home par exemple, une comédie dans laquelle deux jeunes qui voulaient partir pour un grand voyage, et qui en ont été empêchés, n’ont finalement pas bougé dans une sorte de rebondir sur place.
Je trouve que c’est très narrativement difficile de parler d’un moment creux, d’un anticlimax. Parler de l’attente, c’est raconter une certaine forme de torpeur. Je n’étais d’ailleurs pas totalement imperméable à cette torpeur qui planait.
Eurovillage est un huis clos dans un espace pourtant très vaste et ouvert. Si les barrières ne sont pas visibles, elles sont pourtant bien présentes dans les esprits des résidents.
Tout est ouvert, tout est possible et, en même temps, rien n’est possible. Entreprendre quoi ? Ils sont dans l’attente permanente de pouvoir construire une vie meilleure.
Le montage a été très long, car il fallait, pour raconter tout ça, organiser leur récit. On a l’impression qu’il ne se passe rien, mais bien évidemment, il se passe beaucoup de choses hors champ, soit dans le passé, soit dans le futur. Tout cela imprègne le rien. J’ai voulu tenter le pari de faire rentrer le spectateur dans cette immobilité-là, la rendre attirante et éviter qu’elle soit ennuyeuse.
Cette lenteur où désespérément rien ne se passe, la répétition insoutenable amène l’absence d’exister, comment l’avez-vous abordé ?
Je voulais montrer des gens dont la vie est totalement en stand-by, qui ne sont plus du tout maitres de leur destin alors qu’ils sont adultes, que la plupart sont instruits, et qu’ils ont très envie de mettre des choses en place. Mais ils ne peuvent rien faire pendant une durée totalement indéterminée. Cela peut être 3 mois comme des années. Je me suis demandé si on pouvait se construire une identité dans cet état là. La réponse est évidemment non. On peut tout juste créer des liens, car il y a des amitiés qui se forment, mais on ne peut pas se construire. Pour, moi, la thématique principale du film est la nécessité d’avoir une place sur Terre pour se construire. Cela peut paraitre d’une énorme banalité, mais je me suis rendu compte là que tant que l’on n’a pas un endroit où on a le droit d’être, il est extrêmement difficile de se réaliser. En effet, peut-on réellement s’identifier émotionnellement ?
C’est cela aussi le but du cinéma par rapport à des choses d’ordre plus journalistique. Celui de créer une connexion plus émotionnelle. Nous avons beaucoup plus en commun avec eux que ce que l’on nous fait croire. Plusieurs fois après des projections, des gens m’ont dit qu’ils ne regarderaient plus les demandeurs d’asile de la même façon. Rien que pour ça, je suis content, car c’était un des buts du film.
Ne connaissent-ils pas très vite le désespoir ?
Au niveau médical, il y a des dépressions, des problèmes de troubles du sommeil, c’est très courant. Des gens qui ont des dépendances, qui ont du mal à les juguler, à cause justement de l’angoisse et du vide. Il y a eu de petits incidents. Je me suis rendu compte en réalisant ce documentaire qu’il ne fallait pas espérer construire le film sur des moments particulièrement intenses et forts, mais que ce serait plutôt une accumulation de petits moments qui allaient construire l’émotion. Dans Eurovillage, tout est rentré, tout se joue dans l’intériorité.
Tout au long du film, on voit le personnel social et psychologique faire des recommandations, aux demandeurs d’asile pour que leur demande soit acceptée, ce qu’il faut dire et ne pas dire, dévoiler ou cacher. Ce sont des procédures longues et pénibles à supporter, à la fois pour ceux qui les suivent et ceux qui les vivent. Quelles sont leurs chances de voir aboutir positivement leur demande ?
À l’époque où j’ai tourné, il y avait environ 330 à 440 des personnes qui allaient pouvoir obtenaient un statut soit de réfugié, soit une protection subsidiaire, c’est-à-dire un statut limité dans le temps, jusqu’à 5 ans, et qui doit être renouvelé. La situation dans le pays d’origine est alors réexaminée et si le CGRA estime que la situation est maintenant plus certaine et sécurisée, les gens perdent leur statut et doivent rentrer au pays. Beaucoup d’Érythréens et de Syriens reçoivent une protection subsidiaire assez rapidement, mais elle devra être reconduite.
Au moment du tournage, il y avait donc à peu près une personne sur trois qui avait recevait une réponse positive. Aujourd’hui, ce taux a augmenté car la situation en Syrie, ne permet pas au CGRA de dire aux Syriens de rentrer chez eux, presque tout le territoire syrien étant plongé dans le chaos. Donc 1100 des Syriens qui arrivent reçoivent une protection subsidiaire. Sur les chiffres actuels, je ne suis pas spécialiste mais on doit être pas loin des 660 de réponse positive, dans le cadre très particulier de cet afflux de réfugiés syriens.
La population d’Herbeumont a‑t-elle accepté facilement ce Centre de demandeurs d’asile ?
Herbeumont est une petite commune. Il y a d’abord eu une levée de boucliers de la part de la population. Puis économiquement, certaines personnes sont plutôt contentes et l’accueillent favorablement. Le boulanger fait du pain pour 400 personnes de plus, le pharmacien, la petite épicerie, les médecins ont des retombées économiques positives et cela a ramené de l’emploi. N’ayons pas peur de le dire.
Pourquoi « Eurovillage » ?
C’est l’ancien nom du Centre de vacances. L’enseigne a été enlevée bien évidemment, mais moi j’ai repris tout de suite ce nom pour le documentaire, car c’est la porte d’accès pour l’Europe, c’est un village.
Maintenant que vous avez connu cela de près, qu’est-ce que vous répondez aux gens qui tiennent des propos populistes à l’égard desr éfugiés ? Vous avez une réponse à leur donner plus personnelle aujourd’hui ou pas ?
Je suis de plus en plus fâché sur les politiciens qui instrumentalisent clairement la question à des fins électoralistes et créent des peurs, se basant sur la prétendue opinion publique. Je trouve qu’il y a vraiment une responsabilité politique très forte. J’estime que les politiciens devraient prendre leurs responsabilités et essayer de lutter contre les « on-dits » plutôt que de s’engouffrer dans la brèche et d’alimenter une peur totalement injustifiée. Les demandeurs d’asile qui sont arrivés ici sont des gens privilégiés économiquement, ce sont des gens qui ont les moyens de venir, ce sont des gens instruits, c’est une population qui a des choses à dire, qui à des choses à faire, de quoi a‑t-on peur en fait ?
Quel serait le danger réel d’être un peu plus accueillant ? De faire simplement ce que l’on est een evoir de faire sans durcir les choses ? Nous avons pourtant signé la Convention de Genève. Lors du conflit dans les Balkans, il y avait autant de demandes d’asile qu’aujourd’hui et cela ne posait pas de problèmes. Pourquoi aujourd’hui cela en pose-t-il ? Personne ne rentrera au pays, il n’y a qu’une partie infime qui rentrera. On ne peut pas arrêter l’immigration, cela a toujours existé, les flux migratoires ont toujours circulé pour des raisons tout à fait compréhensibles.
Il faudrait reparler de cela et s’il y a un vrai danger pour la stabilité économique, culturelle, sécuritaire de l’Europe, qu’on nous le dise dans le blanc des yeux. Sinon quel est le danger concrètement ? Il existe des études scientifiques qui prouvent que cette immigration n’est pas à craindre mais qu’au contraire, dans l’état démographique actuel de l’Europe, elle est une richesse. De cela on parle très peu ou pas !
Y aura-t-il une suite à ce documentaire ou pas ?
J’aimerais bien. Mais ce tournage a été assez éprouvant. Et très long à monter justement parce que c’est un documentaire sur une période qui est difficile au niveau narratif. J’ai besoin un peu d’en sortir, de respirer. Cela été aussi assez pesant, j’ai passé deux ans de ma vie dans cette problématique délicate.
Si je devais produire un film aujourd’hui, ce serait pour expliquer et pour montrer qu’avoir une réponse positive de demande d’asile, que pouvoir séjourner sur le territoire belge, n’est qu’un début et non une fin. Quand ils ont une réponse positive, ils peuvent rester quelques semaines au Centre en vue de trouver un logement. Mais presque aucun ne parvient à en trouver dans les temps impartis, car ils sont confrontés à la méfiance et la discrimination des propriétaires qui les considèrent encore comme des étrangers. Et puis, comment trouver un travail ? Certains ne parlent pas français. Et ils n’ont pas eu le temps ou l’occasion, dans un Centre comme celui-là de rencontrer des gens qui étaient intégrés dans le travail et dans la vie sociale.
Je tournerais un film qui replonge dans le contexte actuel quand on est un jeune Syrien. J’en connais un, qui est devenu un ami, et qui est sorti du centre d’Herbeumont voici déjà trois ans. Il était plein de dynamisme, il a suivi des études de littérature anglaise. Il n’existe évidemment aucune équivalence de diplôme possible, car il n’y a pas moyen de recevoir le moindre papier officiel venant de Syrie actuellement. C’est un jeune très intelligent, très volontaire, et pourtant il ne se passe toujours pas grand-chose pour lui. Je voudrais montrer la difficulté d’entreprendre quelque chose lorsqu’on est d’origine étrangère. Par où commencer ? Ce qu’on dit à leur encontre, des affirmations gratuites comme « ils profitent du système » alors que la plupart ne connaissent même pas le fonctionnement de la Sécurité sociale. Ils ont envie de travailler voilà tout. Une fois leur statut en ordre de marche, et malgré la difficulté liée à la langue, ils ne mettent pas plus ou moins de temps à trouver un emploi que d’autres personnes. C’est important de le rappeler.
Ce documentaire va-t-il circuler en dehors des salles de cinéma ?
Le but est de travailler aussi dans le réseau associatif et scolaire pour qu’il puisse servir comme outil de discussion. Je pense qu’il peut modestement changer un peu le regard, être un des éléments dont on a besoin aujourd’hui pour lutter contre des fausses idées, la crainte et la peur qui s’installent.
Eurovillage
un documentaire de François Pirrot
Belgique, 2015, 72'