Comment faire réfléchir et mobiliser sur les sujets relatifs à l’écologie ? De quelle manière est-ce que vous utilisez l’éducation populaire dans le cadre de vos différents ateliers ?
L’éducation populaire, c’est plutôt une posture et un moyen qu’une finalité. Dans l’éducation populaire, on dit que « personne n’éduque d’autrui, on s’éduque ensemble ». On n’a pas, nous, plus à apporter aux autres que ce que les autres ont à nous apporter, y compris sur des questions de l’écologie prise au sens large. C’est-à-dire avec une vision et sur des enjeux qui vont bien au-delà des seules questions de préservation ou de protection de l’environnement. La convivialité, la question sociale et démocratique, ou la recherche d’une plus grande horizontalité sont ainsi des choses qui s’intègrent pleinement aussi dans la question de l’écologie.
Tout va donc se jouer dans la manière dont on crée des dispositifs et dans les situations dans lesquelles on est amené à travailler avec différents publics, publics dont on considère qu’ils sont tous concernés par ces enjeux et ont tous quelque chose à dire. On se réfère donc plutôt à l’éducation populaire en tant que courant sociopédagogique, comme manière de réfléchir, de questionner, de trouver des réponses plus collectives aux enjeux des sociétés qui nous questionnent, plus particulièrement dans le champ de l’écologie : comment on arrive à créer ensemble des espaces où on peut se réapproprier ces questions, des dispositifs qui vont nous permettre de se poser des questions ensemble sur les thèmes qui nous préoccupent ?
On a des publics militants qui viennent à nous, en demande de formation, mais on passe aussi par des acteurs relais associatifs ou sociaux qui nous connectent avec toute sorte de publics plus au moins sensibilisés ou politisés sur les questions écologiques.
Il s’agit notamment de sortir de la posture du sachant qui doit « convaincre » son public, posture très fréquente sur les thématiques liées à l’écologie…
En fait, dans un « processus d’éducation… » (« éducation trois petits points » comme on les appelle à RdC) c’est-à-dire à l’éducation à l’écologie, la solidarité, la promotion de la santé, etc., on pense que les gens auront davantage tendance à se questionner sur, à accrocher et s’intéresser à un sujet, via différentes portes d’entrée, si cela repart de leurs préoccupations, de leurs points de vue et réalités de terrain. De ce qui se passe dans les territoires et les espaces physiques et symboliques où ils circulent, vivent, séjournent. De ce qu’ils font déjà en matière d’écologie… Et si ça répond à leurs besoins, aux questions qu’ils se posent.
L’idée n’est donc pas de les faire rentrer dans un moule philosophique, politique ou sociologique préconçu. L’idée n’est pas d’emblée de convaincre. On a plus des pistes que des réponses à donner puisque le principe de nos dispositifs, c’est bien d’amener les gens à se poser des questions. Et bien souvent, on remarque que ces questionnements rejoignent ceux qu’on a aussi.
Sur des questions relatives à l’écologie comme d’autres, on ne change pas le monde en convainquant les gens. Les gens changent parce qu’eux-mêmes réalisent des expériences dans un parcours individuel ou dans un cadre collectif.
Quelle question cela pose-t-il sur la posture de l’intervenant sociopédagogique ?
On peut donner toute une série d’ingrédients d’un dispositif pédagogique qui permettent aux animateurs et animatrices d’adopter une posture basse. Ainsi, repartir de la vision du monde qu’ont les gens sur un sujet donné, accepter de ne pas tout savoir et de se remettre en question, accepter de valoriser les savoirs et savoir-faire des personnes avec qui on travaille et être le plus souvent possible dans la co-construction. Par exemple en allant chercher au maximum les réponses dans le groupe et non pas dans nos ressources à nous. Mais aussi laisser de la place à l’imprévisible, viser le processus et non le résultat… Et puis c’est également accepter qu’on n’est pas que travailleur-se d’une association — qui a une posture, une histoire plus ou moins grande politiquement –, mais qu’on est aussi nous-mêmes citoyen, militant, et qu’on a aussi un avis personnel sur ces enjeux-là.
En acceptant le fait qu’on n’a pas la réponse, que nous ne sommes pas les experts de la question (même si on a le privilège d’avoir davantage le temps de se questionner sur ces choses-là), que les autres sont aussi porteurs d’un bout de la réponse, on place l’ensemble des membres du groupe (animateur/trice compris‑e) en position de chercheurs, dans une posture de recherche-action. Ce qui permet de faire émerger de nouvelles questions qui nous permettent de mettre en place des actions. En fait, plus les gens ont des questions à la sortie d’un processus, mieux ce sera. Car c’est ça qui les rendra plus acteurs de leur vie et qui créera de la puissance d’agir. Dans des processus liés à l’alimentation, notre but, ce n’est donc pas qu’ils mangent des carottes bio, locales, de saison, etc. à la fin, mais que ça questionne leur rapport au monde, à l’économie, aux politiques publiques…
Or, on constate globalement que travailler avec cette posture d’éducation populaire et de ne pas avoir cette recherche de résultat aura davantage d’impacts. On le voit dans les retours formels ou informels que ça fait davantage bouger les lignes, dans leur vie personnelle d’individu, mais aussi les lignes collectives dans les groupes, quand on mène les choses de cette manière-là plutôt que de leur dire : « maintenant, il faut aller manger, local, de saison, paysan, éthique, etc. ».
Globalement, on a plutôt inscrit la responsabilité des changements climatiques dans la sphère privée, celles des comportements individuels plutôt que la sphère publique, celles des choix collectifs et des structures sociales. Est-ce que vous êtes attentifs à RdC à repolitiser une question qui a été fortement dépolitisée par l’écoresponsabilité ?
Pour nous, tout l’enjeu, c’est clairement d’arriver à en refaire des questions collectives, à les repolitiser, en veillant à ne pas dire quoi penser, en n’étant pas dans la prescription morale, mais bien en se posant des questions ensemble. En fait, si les gens s’intéressent par eux-mêmes à un sujet, ils seront davantage enclins à le politiser, à partir de leur situation, que si cela provient de messages issus de l’extérieur, préconçus et à prendre ou à laisser.
L’alimentation, qui est à RdC une de nos portes d’entrée principale, en est un très bon exemple. C’est une question tellement culturelle, sociétale, éminemment politique qu’on ne va fondamentalement rien changer si on réduit la question à celle de changer de régime alimentaire. Manger bio quand Carrefour et autres en proposent, ce n’est pas ça qui va bouleverser les rapports de force pour contrer l’industrie capitaliste de l’agroalimentaire, ni diminuer le pouvoir des multinationales de la grande distribution. Or, c’est bien de cela dont on a besoin si on veut retrouver une alimentation qui soit saine et de qualité pour tous et toutes.
On répète aux gens qu’en mangeant bio, commerce équitable, avec moins de viande, etc., tout va aller mieux. Ce côté injonctions, prescriptions, écoconsommation et écoresponsabilité a pour l’instant le dessus. C’est encore une victoire de l’idéologie néolibérale et de l’individu maitre de tout. Et même si pour certaines personnes, ça peut constituer une porte d’entrée, ça ne doit jamais rester la seule, car ce n’est pas du tout ça qui suffira à inverser la vapeur. On entend même parfois parler de « consommateur responsable ». Cela voudrait-il dire que tous les autres, que tous ceux qui ne sont pas dans une initiative X ou Y, sont des irresponsables ? Non, la responsabilité est collective.
On doit arriver à réfléchir à comment et pourquoi on a de la bouffe de merde accessible à tout le monde et pourquoi c’est difficile de pouvoir collectivement garantir notre souveraineté alimentaire, de produire et se nourrir sans détruire notre santé, celle de la planète et de tous ses habitants ! J’adore cette phrase de Gilbert Cardon dans le documentaire La Jungle étroite qui traduit ce que j’entends par-là : « Je préfère bouffer de la merde à plusieurs que manger bio tout seul ». Même chose dans d’autre domaine, il faut réfléchir à ce qui rend difficile de ne pas produire des déchets en masse ou ce qui nous empêche d’organiser une mobilité plus propre. Dans nos interventions éducatives, on doit être attentif à repointer les responsabilités là où elles se trouvent, c’est-à-dire dans les politiques publiques et dans le chef de tous ceux qui pendant longtemps ont poussé et développé ce modèle hyper productiviste et capitaliste.
Manger différemment ne suffira donc pas ?
Quand on commence à tirer les ficelles de ce qui se cache derrière le contenu de notre assiette, on est obligé d’être radical car ça va toucher à tous les domaines de la société : culturel, économique, énergétique, le pouvoir des multinationales, celui des 1 %, le manque de démocratie à l’échelle planétaire sur des actes aussi nécessaires que de se nourrir… Il s’agit de reconnaitre que changer son alimentation à titre individuel, que nos engagements personnels à manger différemment, ne suffiront pas.
On a tellement mis la responsabilité sur les consommateurs qui devraient agir en « consom’acteur » sous peine d’être des crapules ! Or, quand on a une approche culturelle, au sens large, au sens anthropologique et qu’on réalise un processus d’éducation populaire de manière sérieuse, complète, sur le temps long, en prenant les choses dans leur complexité, avec une approche plus globale et plus systémique, quand on arrive à comprendre ensemble où sont les vraies responsabilités, alors l’écologie ne parait plus impopulaire. Elle n’est plus vécue comme une contrainte, une juxtaposition de petites mesures ou une perte de confort, mais comme une évidence. La question qui se pose sur base de ces constats peut alors devenir : comment peut-on agir pour changer les choses structurellement, au niveau de la société ?