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Faire le bilan des luttes décoloniales, décoloniser l’antiracisme.

Entretien avec Sarah Demart

Illustration : Audrey Marion / U____keye

Nous avions ren­con­tré Sarah Demart il y a près de 15 ans, à l’occasion d’un numé­ro sur le post­co­lo­nia­lisme. Nous avons sou­hai­té la revoir pour faire un bilan des luttes déco­lo­niales et anti­ra­cistes, ain­si que des rap­ports de forces post­co­lo­niaux. Socio­logue spé­cia­li­sée sur les ques­tions raciales, Sarah Demart a notam­ment étu­dié, durant la décen­nie 2010, l’espace mili­tant afro­des­cen­dant. Elle a publié récem­ment La fic­tion post­ra­ciale belge. Ce livre montre com­ment l’antiracisme domi­nant mini­mise l’impact du racisme anti-Noir·es en même temps qu’il en occulte les racines coloniales.

Vous disiez en 2013 que le passé colonial restait – au niveau du débat public — « cantonné dans les marges de la société et des sujets non politiquement corrects ». Est-ce toujours le cas en 2025 ?

Non dans la mesure où un anti­ra­cisme afro­des­cen­dant, consti­tué à par­tir des années 1990, s’est impo­sé au cours de la décen­nie 2010 comme un inter­lo­cu­teur incon­tour­nable sur les ques­tions liées au pas­sé colo­nial de la Bel­gique. Les reven­di­ca­tions ont été posées et s’imposent aujourd’hui dans le débat public.

Main­te­nant, la manière dont le débat public se donne à voir et à entendre en Bel­gique pro­duit des logiques d’invisibilisation et de silen­cia­tion qui sont struc­tu­relles. Si beau­coup de causes impor­tantes ont ain­si pu être mises à l’agenda, force est de consta­ter qu’elles ont été soit reprises par le poli­tique – et dans la reprise quelque chose est effa­cé –, soit lais­sées sans réponse de la part des ins­ti­tu­tions interpelées.

Est-ce que l’invisibilisation ou l’absence des personnes noires dans un certain nombre de secteurs professionnels et institutions belges est toujours aussi forte aujourd’hui ?

Par rap­port au début de la décen­nie 2010, on peut dire qu’il y a une plus grande visi­bi­li­té des per­sonnes afro­des­cen­dantes et noires dans un cer­tain nombre d’institutions et dans les médias. Pour en avoir une idée plus pré­cise, il fau­drait pou­voir radio­gra­phier. Mais on a, en Bel­gique, un peu de mal à nom­mer et comp­ter… A mini­ma, on peut dire qu’en termes de diver­si­té des ins­ti­tu­tions, d’inclusion et de poli­tiques de repré­sen­ta­tion, on est bien pas­sé à une autre étape. Main­te­nant, reste à savoir s’il s’agit de chan­ge­ments de façade ou bien si ces embauches de per­sonnes afro­des­cen­dantes engagent une trans­for­ma­tion plus pro­fonde, et au moins une réflexion réelle sur la blan­chi­té des ins­ti­tu­tions [c’est-à-dire sur leurs manières de per­pé­tuer en leur sein l’hé­gé­mo­nie sociale, cultu­relle et poli­tique blanche à laquelle sont confron­tées les mino­ri­tés eth­no­ra­ciales. NDLR]. Par exemple, est-ce qu’on se pose la ques­tion de savoir pour­quoi jusque-là il n’y avait aucun·e travailleur·euse afrodescendant·e ?

Dans de nom­breuses ins­ti­tu­tions comme la Région de Bruxelles-Capi­tale, le Par­le­ment fédé­ral ou plu­sieurs uni­ver­si­tés, on est pas­sé à l’étape de la recon­nais­sance plus ou moins for­melle de l’existence d’un racisme anti-Noir·es struc­tu­rel et du fait qu’il pro­dui­sait de l’exclusion. Des états des lieux sur l’héritage colo­nial ou les ques­tions « déco­lo­niales » ont bien été menés, ou du moins enta­més, mais on ne sait pas trop sur quoi ils ont débou­ché. Or, la ques­tion du sui­vi est fon­da­men­tale : quel constat en tire-t-on et qu’est-ce qui est mis en place ? Si le débat post­co­lo­nial / déco­lo­nial semble aujourd’hui pou­voir avoir lieu, qu’est-ce que cela change concrè­te­ment, ins­ti­tu­tion­nel­le­ment, struc­tu­rel­le­ment ? Est-ce qu’on en reste au niveau des simples inten­tions et de décla­ra­tions publiques non per­for­ma­tives, c’est-à-dire sans autre effet que pou­voir se dire « on a fait quelque chose » ?

Quand on parle du post­co­lo­nial ou du déco­lo­nial, il ne s’agit pas seule­ment de « rendre visible » mais sur­tout de rendre pos­sible et audible de nou­veaux nar­ra­tifs, de nou­velles repré­sen­ta­tions et de chan­ger des logiques ins­ti­tu­tion­nelles. C’est-à-dire qu’en même temps qu’on rend visible ce qui avait été his­to­ri­que­ment effa­cé – que ce soit des récits, des évè­ne­ments ou des per­sonnes – on doit pou­voir com­prendre ce qui a per­mis cet effa­ce­ment, cette (longue) invi­si­bi­li­sa­tion. Ce qui est évi­dem­ment plus com­pli­qué qu’une simple diver­si­té de façade. Car on ques­tionne alors des fonc­tion­ne­ments ins­ti­tu­tion­nels et des logiques structurelles.

Or, ce qu’on observe tout au long de la décen­nie 2010, c’est que dans une série d’espaces ins­ti­tu­tion­nels, les embauches de per­sonnes afro­des­cen­dantes sont ponc­tuelles voire relèvent de la coop­ta­tion, à l’instar des « tokens » [lorsqu’on inclut une per­sonne ou un groupe mino­ri­taire dans un contexte domi­nant, sou­vent pour don­ner l’impression d’inclusion ou de diver­si­té sans chan­ger les rap­ports de pou­voir. NDLR]. Pour le dire autre­ment, les ins­ti­tu­tions déve­loppent des poli­tiques de la diver­si­té qui ont en réa­li­té pour fonc­tion essen­tielle de ne pas trans­for­mer struc­tu­rel­le­ment ces ins­ti­tu­tions. C’est ce que la phi­lo­sophe bri­tan­nique Sara Ahmed a résu­mé en écri­vant qu’en matière d’égalité « plus on en parle, moins on en fait » (« the more we talk, the less we do »). On est à un moment où on en a beau­coup par­lé, mais il fau­drait main­te­nant faire le bilan et se pen­cher sur ce que ce dis­cours pro­duit (ou non) concrètement.

Depuis 2018, vous constatez de la part des institutions un engouement pour le terme même de « décolonial » qui cacherait là-aussi une volonté de « tout changer pour que rien ne change » dans les rapports postcoloniaux actuels. En quoi cet usage décuplé du terme vous parait-il constituer un trompe l’œil ?

Si on regarde 15 ans en arrière, on était dans un moment où uti­li­ser le terme « post­co­lo­nial » était per­çu comme une pro­vo­ca­tion, où le mot « racisme » était chu­cho­té. « Déco­lo­nial » n’arrive lui que vers 2016. Ces termes étaient com­pli­qués à uti­li­ser du fait de leur por­tée cri­tique et politique.

Aujourd’hui, ils sont tel­le­ment uti­li­sés, tel­le­ment récu­pé­rés et vidés de sens que des chercheur·euses et militant·es déco­lo­niaux en viennent à ne plus vou­loir les uti­li­ser ! Ils ont fait l’objet d’une impor­tante reprise et d’une capi­ta­li­sa­tion de la part de cer­taines ins­ti­tu­tions. Notam­ment dans le sec­teur cultu­rel (y com­pris d’ailleurs de la part d’organisations socio­cul­tu­relles) et les uni­ver­si­tés. « Déco­lo­nial » est un terme au départ radi­cal et très poli­tique, il touche à des ques­tions maté­rielles fortes et ren­voie à des exi­gences de répa­ra­tion, il prône une décons­truc­tion des savoirs. Pas­sé au filtre des ins­ti­tu­tions, il tend à deve­nir juste une méta­phore, juste une esthétique.

Ce phé­no­mène de récu­pé­ra­tion se retrouve évi­dem­ment à une échelle plus glo­bale et on connait les cri­tiques de cette capa­ci­té de la blan­chi­té et du capi­ta­lisme à s’approprier et à recy­cler même les concepts les plus radi­caux, qui ont été for­gés pour jus­te­ment décons­truire la blan­chi­té, le colo­nia­lisme et le capi­ta­lisme. Mais je pense qu’il y a aus­si une spé­ci­fi­ci­té belge dans cette éco­no­mie de capi­ta­li­sa­tion qui fonc­tionne très bien côté francophone.

Au cours des quinze dernières années, on a assisté à l’essor de la pensée décoloniale, avec la diffusion d’un nouveau langage politique et l’émergence de groupes, collectifs, d’associations dont la voix porte. Comment a évolué le militantisme afrodescendant en 15 ans ?

Je dis­tingue deux périodes de l’antiracisme afro­des­cen­dant. Celui des années 1990 – 2000 et celui des années 2010.Rappelons que du fait de l’histoire colo­niale, les Africain·es en Bel­gique étaient à l’époque considéré·es comme des Congolais·es, et qu’on consi­dé­rait que les Congolais·es ne venaient en Bel­gique que pour faire des études, qu’ils et elles allaient repar­tir ensuite. Il s’agissait donc pour les col­lec­tifs de faire recon­naitre leur pré­sence. Une pré­sence qui n’est pas due à une migra­tion de tra­vail mais qui ren­voie à la rela­tion entre la Bel­gique et le Congo, son ancienne colo­nie. Ce qui fait qu’il y a une légi­ti­mi­té à leur pré­sence en rai­son même de ce pas­sé colonial.

L’antiracisme des années 1990 – 2000 cher­chait à négo­cier une légi­ti­mi­té, en affir­mant que les Congolais·es étaient aus­si des immigré·es. Il s’agissait pour les col­lec­tifs de faire recon­naitre leur pré­sence. Une pré­sence qui n’est pas due à une migra­tion de tra­vail mais ren­voie à la rela­tion entre la Bel­gique et le Congo, son ancienne colonie.

L’antiracisme des années 2010 va quant à lui s’emparer des ques­tions déco­lo­niales, de celle du racisme anti-Noir·es, de luttes poli­tiques mises en œuvre par l’antiracisme pré­cé­dent mais qui vont être radi­ca­li­sées avec la venue de nou­veaux acteurs asso­cia­tifs comme le Col­lec­tif Mémoire Colo­niale et Lutte contre les Dis­cri­mi­na­tions, Bam­ko, Baku­shin­ta, Café Congo, le Nou­veau sys­tème artis­tique, Black speaks back… Leur manière de mili­ter est dif­fé­rente, d’abord sur le plan des reven­di­ca­tions : on passe pro­gres­si­ve­ment à l’idée que la recon­nais­sance ne va pas arri­ver par le haut. On est dans le registre du recla­ming, de la reven­di­ca­tion de ce droit à être là. Il y a l’idée d’affirmer qu’on appar­tient légi­ti­me­ment à la Bel­gique, que le fait d’être européen·ne et noir·e, Belge et noir·e, doit être acté et ne doit plus faire l’objet de jus­ti­fi­ca­tions sans fin.

La manière de s’organiser est aus­si dif­fé­rente. En 1990 – 2000, la stra­té­gie pour construire la légi­ti­mi­té était celle de l’unité — il s’agissait de par­ler d’une même voix — à la demande des ins­ti­tu­tions publiques, mais aus­si car les idées du pan­afri­ca­nisme infusent alors les mou­ve­ments. L’idée c’est qu’il fal­lait faire masse, qu’il fal­lait faire corps puisque les afrodescendant·es sont une mino­ri­té numé­rique par rap­port à d’autres groupes issus de l’immigration. Dans les années 2010, cela a évo­lué for­te­ment. Le plu­ra­lisme asso­cia­tif, poli­tique, idéo­lo­gique est assu­mé. Les mou­ve­ments qui nour­rissent ce mili­tan­tisme afro­des­cen­dant, en dis­cus­sion avec des chercheur·euses au niveau euro­péen ou glo­bal, sont variés : l’afroféminisme, les col­lec­tifs déco­lo­niaux, Black Lives Mat­ter, etc. Et tous ces cou­rants par­ti­cipent à poli­ti­ser le racisme anti-Noir·es dans ses arti­cu­la­tions avec le capi­ta­lisme et avec le patriarcat.

Cet anti­ra­cisme des années 2010 se carac­té­rise aus­si par une cer­taine radi­ca­li­té en ce qu’il cherche à mettre à jour ce qui rend impos­sible la déco­lo­ni­sa­tion de la Bel­gique, ou pour le dire autre­ment, l’intégration des afrodescendant·es. Il va ain­si ques­tion­ner, dans des ins­ti­tu­tions et les poli­tiques publiques belges, toute la réti­cence à pen­ser l’histoire colo­niale comme fai­sant par­tie inté­grante de l’histoire natio­nale, toute la réti­cence à pen­ser la contri­bu­tion des sujets colo­niaux et de leurs des­cen­dants, à la nation, etc. Et plus l’antiracisme fait face à ces réti­cences, plus les mou­ve­ments mili­tants et intel­lec­tuels vont cher­cher à com­prendre, à thé­ma­ti­ser, à poli­ti­ser ce qui résiste. Se radi­ca­li­ser c’est aller aux sources de la com­pré­hen­sion : pour­quoi par exemple est-ce que ça pose à ce point pro­blème de pen­ser l’appartenance belge en arti­cu­la­tion avec le fait d’être noir·e ?

Vous expliquez dans La fiction postraciale belge qu’il y a une minimisation de l’étendue et des conséquences du racisme anti-Noir·es. Pourquoi ce racisme négrophobe est-il peu pris en compte ? Et pourquoi la lutte contre celui-ci est-il « le parent pauvre de l’antiracisme » ?

La mini­mi­sa­tion du racisme anti-Noir·es se retrouve dans des logiques de prio­ri­sa­tion de l’antiracisme mains­tream ou d’État : il y a des racismes qui posent pro­blème et d’autres non. Pour qui n’en pose-t-il pas ? Et qui est en posi­tion d’effectuer de tels partages ?

Quand on essaye de voir les condi­tions de pos­si­bi­li­té d’un anti­ra­cisme afro­des­cen­dant, on voit bien que l’objet des luttes de toute la décen­nie 2000 – 2010 a consis­té à essayer d’imposer les idées selon les­quelles 1) le racisme anti-Noir·es existe et que 2) il est pro­blé­ma­tique. C’est-à-dire qu’on ne peut pas dire qu’il est moins impor­tant que d’autres formes de racismes comme l’antisémitisme ou l’islamophobie.

Quand je dis que le racisme anti-Noir·es est mar­gi­na­li­sé, c’est éga­le­ment parce qu’il y a peu de recherches effec­tuées, peu de don­nées dis­po­nibles. Et que lorsque ces don­nées sont pro­duites, et que les constats sont posés, ils ne donnent pas lieu à des actes, ni même à une nou­velle com­pré­hen­sion de ce qu’est le racisme. Ces savoirs ne résonnent pas, ne sont pas pris en compte. Le racisme anti-Noir·es parait tou­jours comme mineur, moins impor­tant. Cette carac­té­ris­tique propre à la Bel­gique ren­voie plus pré­ci­sé­ment à la manière dont la race (enten­due comme force sociale et his­to­rique) opère. Ici très clai­re­ment, elle donne lieu à une poli­tique de négli­gence à l’en­droit des popu­la­tions afro­des­cen­dantes. Et il faut pou­voir la mettre en pers­pec­tive très concrè­te­ment avec la réa­li­té, la maté­ria­li­té, de la situa­tion des per­sonnes noires, afro­des­cen­dantes, en Bel­gique. Et bien sûr avec l’histoire colo­niale de la Bel­gique qui per­met de com­prendre cette situa­tion mais aus­si qui oblige la Bel­gique sur un plan politique.

Comment cette minimisation du racisme anti-Noir·es et le déni de son lien avec le colonialisme s’articulent-ils ?

Avec le fait que le racisme anti-Noir·es soit n’est pas docu­men­té, soit lorsqu’il l’est, est assi­gné à être un phé­no­mène négli­geable, on est fon­dé à se dire que la manière dont on pense le racisme n’est pas neutre. La consti­tu­tion d’un anti­ra­cisme en Bel­gique est his­to­ri­que­ment située. Cela veut dire que les pen­sées anti­ra­cistes ne sont pas neutres, ni universelles.

Les poli­tiques anti­ra­cistes mains­tream et d’État en Bel­gique fran­co­phone reposent sur une tem­po­ra­li­té euro­cen­trée. Elles émergent très tar­di­ve­ment. Le racisme est en effet per­çu comme essen­tiel­le­ment tri­bu­taire de deux évè­ne­ments ayant mar­qué le conti­nent : d’une part la Seconde Guerre mon­diale et la Shoah ; d’autre part les vagues d’immigration de tra­vail et la mon­tée de l’extrême droite. Dans cette tem­po­ra­li­té-là, le racisme anti-Noir·es, qui est bien anté­rieur et ins­crit dans une bien plus longue durée n’est pas pen­sé. Cet « évè­ne­ment » et qui a pro­fon­dé­ment mar­qué l’histoire de la Bel­gique n’est pas inclus dans ce qui per­met de pen­ser la Belgique.

C’est cette obli­té­ra­tion qui per­met de pen­ser le racisme anti-Noir·es comme quelque chose de nou­veau, essen­tiel­le­ment tri­bu­taire des idéo­lo­gies anti-immi­grants à par­tir des années 1980 – 90. A la fin des années 2010, les médias belges ont « décou­vert » le racisme négro­phobe. De très bons articles de presse s’interrogent ain­si sur « la mon­tée » du racisme anti-Noir·es comme si c’était une pous­sée de fièvre sans rai­son pré­cise qui allait et venait. Or, on ne peut voir les choses de cette manière qu’à par­tir du moment où on pense le racisme anti-Noir·es uni­que­ment en lien avec les migra­tions et sur le sol de l’État nation actuel de la Bel­gique. Cette manière de voir le monde repose sur une opé­ra­tion ana­ly­tique de déni des phé­no­mènes raciaux mais aus­si de ceux de mobi­li­té et de mul­ti­cul­tu­ra­li­tés qui ont eu lieu dans le cadre de la colo­ni­sa­tion. Le fait est, qu’à un moment don­né, il y a eu un Congo belge, une tutelle sur le Rwan­da et le Burun­di, et que, par consé­quent, la Bel­gique a redé­fi­ni ses fron­tières (internes et externes) par rap­port à ses colo­nies et à ce ter­ri­toire transnational.

Pourquoi la fin 2010 ? Est-ce un effet du mouvement, d’abord états-unien puis mondial, « Black lives matter » ?

On peut ima­gi­ner une conjonc­tion dans la seconde moi­tié des années 2010 avec des mou­ve­ments qui se reven­diquent comme pan­afri­cains, afro­fé­mi­nistes ou déco­lo­niaux, avec Black lives mat­ter, etc. Toutes ces nou­velles orga­ni­sa­tions qui ont vu le jour ont modi­fié les dyna­miques mili­tantes et le rap­port de force avec des ins­ti­tu­tions. Il y a aus­si eu une cer­taine publi­ci­sa­tion des dis­cours mili­tants de la part de diverses ins­ti­tu­tions exté­rieures aux mou­ve­ments mili­tants (milieux socio­cul­tu­rels, artis­tiques, uni­ver­si­taires notam­ment). Les réseaux sociaux ont aus­si joué un rôle en ren­dant publiques des images de crimes racistes et vio­lences poli­cières aux­quelles on n’avait pas accès aupa­ra­vant. Bref, ça devient dif­fi­cile de faire comme si ça n’existait pas.

Médias et édu­ca­tion per­ma­nente ont com­men­cé à relayer les ques­tions por­tées par les mou­ve­ments afro­des­cen­dants durant la décen­nie 2010 Bref, on s’empare de cette ques­tion mais com­ment affir­mer qu’il y aurait fin 2010 une aug­men­ta­tion d’un racisme anti-Noir·es sans au préa­lable le resi­tuer dans l’histoire natio­nale — et donc colo­niale — de la Bel­gique ? Un pays qui a mis en place un apar­theid, a mis en place des passes raciaux, a uti­li­sé le fouet pour for­cer les gens à tra­vailler, a orga­ni­sé des « zoos humains » pour mettre en scène une bla­ck­ness [Une huma­ni­té noire. NDLR] sau­vage et jus­ti­fier le pro­jet colo­ni­sa­teur, etc. Un État qui a admi­nis­tré une colo­nie d’une manière racia­li­sée et dans un régime de ter­reur, avec des vio­lences inouïes, avec des mises à mort.

Les actes de vio­lence racistes anti-Noir·es en Bel­gique de la fin des années 2010 ne sont pas des choses si nou­velles si on replace le phé­no­mène négro­phobe dans le cadre de l’histoire de la Bel­gique, et même de l’histoire de la pré­sence congo­laise et afro­des­cen­dante en Bel­gique. C’est-à-dire si on admet que l’histoire colo­niale n’a pas juste été un moment d’égarement, un acci­dent de l’histoire belge, quelque chose d’un peu com­pli­qué à pen­ser et donc auquel on ne va plus pen­ser. C’est cette dimen­sion colo­niale, cette his­toire des régimes raciaux de la Bel­gique – por­tés ou non pas les idéo­lo­gies et mou­ve­ments d’extrême droite – que l’antiracisme domi­nant, très euro­cen­tré en termes de tem­po­ra­li­té et de ter­ri­toire, a du mal à prendre en compte.

Et aujourd’hui, en 2025, est-ce que ce déni subsiste ?

Le déni sub­siste dans de nom­breux endroits mais il faut noter qu’une orga­ni­sa­tion comme la coa­li­tion NAPAR Bel­gium [Natio­nal Action Plan Against Racism est une pla­te­forme 65 orga­ni­sa­tions de la socié­té civile belge prô­nant un plan d’action inter­fé­dé­ral contre le racisme. NDLR] est inédite dans ses ambi­tions. Elle cherche à ras­sem­bler anti­ra­cisme mains­tream comme mino­ri­taire, finan­cé comme non finan­cé, et est arri­vée à pro­duire une vision com­mune de l’antiracisme en incluant des reven­di­ca­tions des anti­ra­cismes mino­ri­sés et afro­des­cen­dants ain­si que des ques­tions déco­lo­niales. Elle a pro­po­sé en 2020 un plan contre le racisme clés en main et très solide sur divers aspects sociaux (emploi, loge­ment, ensei­gne­ment, police, culture, etc.). Aucun pou­voir public ne s’en est encore emparé.

Pourquoi mettre en place des politiques contre le racisme anti-Noir·es en Belgique reste si compliqué ?

D’abord parce que la Bel­gique est un pays ins­ti­tu­tion­nel­le­ment com­pli­qué qui fait qu’il est assez facile de blo­quer le sys­tème. Et ensuite, parce qu’il y a des forces poli­tiques qui le refusent. Cer­taines à droite car le racisme n’est pas grave à leurs yeux et que, dans une vision méri­to­cra­tique du monde, ce sont les efforts d’intégration et d’assimilation qui paie­ront. D’autres à l’extrême droite, qui reprennent de manière peu dis­si­mu­lée une idéo­lo­gie raciste et une vision du monde selon laquelle tous les humains ne se valent pas. Et puis il y a des forces poli­tiques qui se pré­sentent comme pro­gres­sistes mais dont la pen­sée anti­ra­ciste (qui est pour l’heure domi­nante) reste euro­cen­trée, et les pra­tiques conser­va­trices. Elle ne prend pas en compte le racisme for­gé à par­tir de la situa­tion colo­niale, et entre en conflit avec les pen­sées anti­ra­cistes noires / déco­lo­niales / afro­fé­mi­nistes, etc.

Il y a donc plu­sieurs idéo­lo­gies de droite, d’extrême droite, mais aus­si d’une par­tie de la gauche qui sont en conflit avec les mou­ve­ments de trans­for­ma­tion liés à une com­pré­hen­sion du racisme éla­bo­rée depuis la situa­tion colo­niale. Car le racisme n’est pas juste une idéo­lo­gie, des pra­tiques et des rap­ports sociaux, c’est aus­si une manière de voir le monde. Dans les conflits autour de la défi­ni­tion du racisme (et de qui peut défi­nir le racisme), il y a des enjeux idéo­lo­giques et stra­té­giques, mais il y a aus­si des com­pré­hen­sions dif­fé­ren­ciées de ce dont on parle. Et il y a aus­si des sub­jec­ti­vi­tés qui ren­voient aux vécus dif­fé­ren­ciés des gens d’un point de vue racial, et au fait d’implicitement hié­rar­chi­ser les huma­ni­tés. Ce qui per­met d’être plus ou moins sen­sible à cer­taines violences.

Comment cela se manifeste-t-il à gauche ?

On peut retrou­ver ce conflit par exemple dans la fausse oppo­si­tion entre la classe et la race. Dans des milieux habi­tués à mener des rap­ports de force, les ques­tions de race (mais aus­si de genre) sont des ques­tions per­çues comme secon­daires. La vraie ques­tion serait celle du rap­port de classe. Avec l’idée qu’une fois celle-ci réglée, on pour­ra se pen­cher sur ces ques­tions accessoires.

Cette posi­tion est notam­ment por­tée par les syn­di­cats, des ins­ti­tu­tions anciennes qui ont donc tra­ver­sé le temps colo­nial. Il serait inté­res­sant de se deman­der com­ment le syn­di­cat a navi­gué durant cette période et ce qu’il en reste. Et plus lar­ge­ment, à par­tir de quel moment la caté­go­rie des publics « popu­laires » de la socié­té civile belge fran­co­phone ou néer­lan­do­phone a pu inclure des sujets raci­sés ? Com­ment l’histoire colo­niale a été incluse dans l’histoire natio­nale, y com­pris au sein de mou­ve­ments qui lut­taient pour une éman­ci­pa­tion de classes ?

Ça ne tient donc évi­dem­ment pas de dire qu’il y a une oppo­si­tion radi­cale entre classes et race, au regard de l’histoire, puisqu’à un moment don­né, cette caté­go­rie de classe n’a pas inclus les sujets raci­sés colo­niaux (ou peut-être les a inclus à un moment mais dis­so­ciés ensuite). Tout comme elle n’incluait pas les femmes.

Est-ce que les questions liées à la décolonisation de la Belgique, qui donnaient lieu à des réactions épidermiques au début des années 2010 sont plus faciles à débattre publiquement aujourd’hui ?

Oui, il y a débat public. Oui, on peut dire tout ce qu’on veut. On peut même faire des évè­ne­ments en non-mixi­té raciale en Bel­gique sans que cela ne pose plus de pro­blèmes que ça. Sur­tout si on com­pare la situa­tion avec la France. Main­te­nant, de nou­veau, avec quels effets ? Est-ce que ça résonne ?

Ce que j’ai pu obser­ver au cours des années 2010, c’est que les milieux mili­tants, en asso­cia­tion avec les chercheur·euses, ont beau­coup inter­pe­lé les ins­ti­tu­tions mais que ces inter­pel­la­tions sont très sou­vent res­tées sans réponses, ont entrai­né du déni, de la bou­de­rie ou même des sanctions.

En même temps, ces ins­ti­tu­tions, dans un sou­ci très belge d’être un bon élève, vont quand même faire quelque chose. Par exemple, ouvrir un poste pour une per­sonne noire — de pré­fé­rence pas trop ancrée dans les milieux mili­tants. L’idée, c’est de cal­mer les militant·es afin de pou­voir fonc­tion­ner ensemble, car ce qui a quand même chan­gé aujourd’hui, c’est qu’il n’est plus pos­sible de faire sans la dia­spo­ra. Pre­nons, le musée de Ter­vu­ren, poin­té comme étant le der­nier musée colo­nial du monde et qui a donc dû s’associer avec des groupes d’afrodescendant·es. Et c’est là que se joue une ten­sion : vous nous incluez mais à quel prix ? Et comment ?

Les rap­ports de force ont d’ailleurs beau­coup por­té sur cela durant les années 2010. Avec une dyna­mique de capi­ta­li­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle très par­ti­cu­lière puisque des militant·es sont passé·es d’une situa­tion où elles et ils n’avaient pas accès à la parole, à celle d’un accès à la parole démul­ti­plié, pour fina­le­ment se retrou­ver en train de tra­vailler gra­tui­te­ment pour les ins­ti­tu­tions, autour de pro­jets de « diver­si­té » ou de « déco­lo­ni­sa­tion ». Une autre ques­tion a alors sur­gi : elle porte moins sur la visi­bi­li­té des mili­tants que la visi­bi­li­té du tra­vail épis­té­mique réa­li­sé par ces militant·es au sein de ces ins­ti­tu­tions. Les ins­ti­tu­tions reprennent les savoirs et savoir-faire mili­tants ou artis­tiques des afrodescendant·es au pro­fit des ins­ti­tu­tions plus que des com­mu­nau­tés afro­des­cen­dantes ou même de la pos­si­bi­li­té d’une vie noire en Belgique.

Est-ce que le travail de la commission parlementaire sur le passé colonial (2020 – 24), enterrée sans avoir pu diffuser ses recommandations, rentre dans cette idée du « Oui, on peut parler du passé colonial… tant que ça n’a pas d’effets concrets » ?

La réa­li­sa­trice et jour­na­liste Monique Mbe­ka Pho­ba parle d’encom­mis­sion­ne­ment, un phé­no­mène très propre à la Bel­gique. Il y a une reprise par le poli­tique qui, en créant une com­mis­sion, donne une forme de recon­nais­sance et tente de faire quelque chose et cal­mer les cri­tiques. His­toire aus­si de mon­trer que la Bel­gique est un bon élève aux yeux de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Et puis, ça finit dans les limbes d’un tiroir ou bien ça prend des formes qui peuvent don­ner l’illusion de l’action mais qui sont en fait des formes d’enfouissement.

Ces reprises ins­ti­tu­tion­nelles, soit sous forme d’enfouissement des reven­di­ca­tions, soit sous forme de capi­ta­li­sa­tion sur le dos les militant·es et au béné­fice des ins­ti­tu­tions, sont quelque chose de très pré­sent au cours des années 2010. Elles ont d’ailleurs par­ti­ci­pé d’un cer­tain épui­se­ment mili­tant au sein des com­mu­nau­tés afro­des­cen­dantes. Cette fatigue mili­tante résulte d’un sen­ti­ment d’impuissance, et conduit à se deman­der : « à quoi est-ce qu’on tra­vaille ? », « dans quelle éco­no­mie ins­ti­tu­tion­nelle notre reven­di­ca­tion est-elle prise ? », « Est-ce qu’on n’a pas aidé une ins­ti­tu­tion à pou­voir dire ‘’on a fait quelque chose’’ alors qu’elle y a en réa­li­té mis un terme ? »

Certain·es militant·es ont eu des postes dans les médias, les asso­cia­tions, les uni­ver­si­tés — belges ou ailleurs — et on peut ima­gi­ner que leur tra­vail se pro­longe dif­fé­rem­ment, avec cette idée de se mettre à l’abri de la blan­chi­té, un constat assez par­ta­gé dans les milieux mili­tants noirs.

Aujourd’hui, que pourrait réclamer les milieux progressistes, la gauche et l’associatif militant sur ces questions liées au passé colonial belge ? Quelles mesures pourrait-il porter ?

Les orga­ni­sa­tions de gauche pro­gres­sistes ont fait tout ce tra­vail d’élaboration de mesures concrètes au sein de la coa­li­tion NAPAR Bel­gium, avec une demande de sui­vi et d’évaluation. Mais dans le contexte poli­tique actuel où la droite est hégé­mo­nique, ça semble com­pli­qué à concré­ti­ser. Sauf peut-être à mobi­li­ser stra­té­gi­que­ment des moyens de pres­sion inter­na­tio­naux comme l’ONU ou l’Union euro­péenne. Ce qui a pu fonc­tion­ner concer­nant l’arrêt du folk­lore raciste ou pour faire avan­cer la ques­tion de la res­ti­tu­tion des œuvres congo­laises spoliées.

Plus lar­ge­ment, il s’agirait d’œuvrer à une poli­tique de répa­ra­tion qui puisse tou­cher aux ques­tions de pro­duc­tion de connais­sances, de sym­boles mais aus­si à des ques­tions maté­rielles. Il y a par exemple la ques­tion d’une édu­ca­tion déco­lo­niale – école et édu­ca­tion per­ma­nente – ou celle de la déco­lo­ni­sa­tion de l’espace public.

Mais, et c’est l’objet de mon livre, la ques­tion de la répa­ra­tion passe éga­le­ment par la ques­tion du par­tage des res­sources de l’antiracisme. Car l’antiracisme mains­tream, que j’ai obser­vé dans le sec­teur socio­cul­tu­rel, n’est pas actuel­le­ment por­té par des orga­ni­sa­tions qui, dans leur généa­lo­gie, se réfèrent au racisme anti-Noir·es ou à la situa­tion colo­niale. Il y a donc un enjeu d’acter qu’il y a un conflit autour de la défi­ni­tion du racisme et de la vision anti­ra­ciste. Celui-ci n’est pas nou­veau : il y a tou­jours eu conflit et plus spé­ci­fi­que­ment un retard en Occi­dent pour recon­naitre le colo­nia­lisme comme un régime racial violent auquel il fau­drait mettre un terme ; pour recon­naitre le régime d’apartheid en Afrique du Sud, et aujourd’hui le géno­cide à Gaza… Ce retard anthro­po­lo­gique doit être acté et mis en débat dans dif­fé­rents sec­teurs comme l’éducation per­ma­nente ou l’université.

Il ne s’agit donc pas seule­ment de mieux inté­grer les afrodescendant·es ou mieux sub­si­dier le sec­teur asso­cia­tif (des ques­tions essen­tielles). Il s’agit éga­le­ment de créer aus­si des espaces de pro­duc­tion de connais­sances qui comptent et qui sont reprises par les ins­ti­tu­tions publiques (uni­ver­si­té, poli­tique de l’emploi). Par exemple avec un sou­tien public per­met­tant de rendre durable et acces­sible de manière mas­sive, tous les outils anti­ra­cistes qui ont été fon­dés au cours de la décen­nie 2010. Ou encore, dans la mise en place d’une Mai­son des cultures afri­caines, afin de répondre au besoin d’un espace cultu­rel et de pro­duc­tion artis­tiques et de connais­sances. La créa­tion d’un Obser­va­toire de la négro­pho­bie pour lut­ter contre le racisme anti-Noir·es qui a aus­si été dis­cu­tée serait aus­si bienvenue.



La fiction postraciale belge - Antiracisme afrodescendant, féminisme et aspirations décoloniales
Sarah Demart
ULB, 2025