Fatima Ouassak milite sur le terrain à Bagnolet, une commune populaire de la banlieue parisienne. Elle est porte-parole du Front de Mères, un syndicat de parents actif sur la question sociale dans toutes ses dimensions et anime également le réseau universitaire intersectionnel « Classe/Genre/Race ». Elle s’apprête à sortir le livre « La puissance des mères, pour un nouveau sujet révolutionnaire » (La Découverte)
On entend souvent dire qu’étant données les urgences sociales et la survie au quotidien, les individus de classes populaires n’ont pas le temps et l’énergie de s’intéresser aux questions écologiques. Pour certains, ils y seraient même indifférents, voire hostiles. Pensez-vous que c’est exact ?
C’est en grande partie faux. Certes, la question des conditions matérielles d’existence, dans une lecture marxiste de la société, nous fait constater que les classes populaires ont, de fait, moins accès à l’information nécessaire pour intégrer l’écologie politique et ses codes ; sont situées dans des territoires ségrégués ; ont moins accès à une alimentation saine ; n’ont pas accès aux loisirs, à l’environnement, à la nature ; et ont un rythme de vie peu propice à la vie militante comme ces femmes qui élèvent seules leurs enfants sans mode de garde et qui ont des horaires de travail hachés. Donc, effectivement, ces conditions matérielles d’existence peuvent empêcher une participation à une écologie très située socialement.
Mais selon moi, l’explication centrale au phénomène que vous évoquez, c’est que tout est fait pour que les classes populaires ne se saisissent pas de l’objet écologique. Il faut se rappeler qu’en France, les codes de l’écologie telle qu’elle se présente et telle qu’elle est médiatisée sont très élitistes, très fermés. Il faut vraiment appartenir à une certaine classe sociale, la classe moyenne supérieure plutôt blanche et plutôt beaux quartiers pavillonnaires, pour pouvoir y prétendre, y être accepté et y être légitime.
Je peux en témoigner très directement. Ainsi, lorsque nous avons commencé à nous saisir d’un problème très précis — le fait qu’on impose la viande dans les assiettes des enfants dans la plupart des cantines scolaires en France -, nous sommes arrivées avec une solution écologique qui aurait pu faire consensus si on avait été des femmes blanches ou si on vivait dans un monde idéal sans rapports sociaux de domination…. Il s’agissait d’une alternative végétarienne : le choix entre un plat de viande et un plat sans viande. Choix qui permettait donc à tous les enfants, quel que soit leur régime, de pouvoir manger correctement et à leur faim le midi, ce qui rejoint des enjeux de justice sociale et évidemment des enjeux environnementaux quand on sait l’impact des élevages de masse dans la crise climatique. Or, ça n’a pas du tout fait consensus, bien au contraire ! On a assisté à une levée de boucliers totale, y compris d’organisations progressistes qui se réclament de l’écologie ou de la gauche. Et y compris de la part de personnes qui sont elles-mêmes végétariennes et censées défendre un projet politique en la matière !
Pourquoi une opposition si forte ?
Parce que nous sommes des femmes, et pas n’importe quelles femmes ! Des femmes perçues comme musulmanes, au départ pour l’essentiel des femmes noires et arabes. Des femmes au sujet desquelles on nourrit des représentations stéréotypées, c’est-à-dire qui ne seraient pas vraiment capables d’aller au-delà de leur petite cuisine et d’interroger leur alimentation, a fortiori de réfléchir aux enjeux de l’alimentation de tous…
Et puis aussi, parce que nous sommes pour l’essentiel issues des classes populaires. Or, il existe en France, de la part des organisations majoritaires de gauche, y compris de l’écologie de gauche, une tradition de contrôle social des populations des quartiers populaires : on ne veut pas qu’émerge de ces quartiers une parole politique autonome. On nie la conscience politique qui peut exister dans les quartiers populaires.
L’écologie est un outil puissant de libération et d’émancipation. Il a par exemple permis aux femmes du Front de Mères au cours de la lutte de conscientiser le pouvoir qu’elles n’avaient pas et celui qu’elles pouvaient récupérer, la place qu’elles avaient dans leurs familles, dans le quartier, dans l’espace public ou dans le sort de leurs enfants. C’est un outil qui peut débloquer énormément de choses dans le rapport à l’espace et à l’environnement. Tout se passe comme si on craignait de mettre cet outil entre ces mains-là. Il y a vraiment des entraves fortes dans l’accès des classes populaires à la parole écologiste qui traduisent des rapports de pouvoir et de dominations pour maintenir un statu quo.
En clair, si je n’avais pas eu des ressources et un réseau extérieur à la ville, à nos quartiers populaires du 93 [département de la Seine Saint-Denis situé dans la région parisienne NDLR] et de Bagnolet, pour nous permettre de jouer du rapport de force avec les organisations de gauche de la ville, vous auriez pu considérer qu’à Bagnolet, décidément, ces classes populaires ne s’occupaient pas de leur sort, ne s’occupaient pas de leurs enfants. Et qu’elles avaient déjà fort à faire avec le chômage, la galère, la misère pour penser l’écologie. Et si je n’avais pas fait ce travail de laisser de traces, de dire cette lutte dans des entretiens avec des médias, notre lutte écologiste à Bagnolet serait elle aussi passée à la trappe. Vous pourriez alors considérer que la question de l’alternative végétarienne a été portée par la FCPE [Principale fédération de parents d’élèves des écoles publiques en France, classée à gauche. NDLR], par Greenpeace, par l’Association végétarienne de France — parce qu’elle est portée aujourd’hui par eux — et que les principales victimes de ce qu’on appelle la crise climatique et les inégalités environnementales, décidément, elles, elles ne font rien.
Comment se traduit concrètement la délégitimation de la parole des classes populaires en matière de luttes écologistes ?
Ce qui est systématiquement mobilisé lorsqu’on veut disqualifier les populations des classes populaires, notamment, des descendants de l’immigration postcoloniale, c’est l’étiquette « communautariste ». Le fait de demander une alternative végétarienne a par exemple été taxé comme tel ! On a aussi dit de nous qu’on avançait avec un plan masqué pour imposer le halal à l’école… Des gens, qui se disent de gauche, ont même été jusqu’à nous accuser d’instrumentaliser nos enfants pour faire de l’entrisme dans la FCPE ! C’est dire le degré de suspicion auquel on peut être confronté. Et à quel point on peut être déshumanisé : même l’amour d’une mère pour ses enfants et l’intérêt qu’elle pourrait avoir pour leur santé, ça nous est enlevé !
De manière plus anecdotique, lorsqu’on m’a traité pour la première fois de « facho vegan » il y a deux ans, j’étais très contente ! Parce que même si ce n’était pas très agréable, on sortait enfin du registre du projet islamiste caché pour entrer, certes par la petite porte, dans celui de l’écologie !
Quels effets ce discrédit de la part d’organisation de gauche peut-il avoir sur l’action militante de terrain ?
Ça peut vraiment très vite décourager et entrainer l’arrêt de cette militance. Un groupe de mamans qui subit cela et qui n’aurait pas de ressources externes cessera sans doute de mener le combat. Parce que vous n’avez pas envie lorsque vous emmenez vos enfants à l’école d’être mal vue et d’être traitée de « communautariste ». C’est quand même infamant avec tout ce qu’on met derrière ce terme ! Moi, on m’a même dit une fois que je travaillais pour Daesh ! Tout cela peut avoir un impact sur nos vies intimes et familiales, parce qu’on ne milite pas dans les nuées, on milite là où on habite. Ce travail d’entrave peut aussi se traduire dans des choses très concrètes qui brisent les dynamiques comme par exemple lorsque les mairies annulent la veille des salles réservées des semaines à l’avance pour une réunion ou une conférence. Beaucoup de luttes que vous auriez pu certainement qualifier d’écologistes ont été tuées dans l’œuf par tout ce travail de discrédit et de sabotage.
Dans l’idée d’agir au plan local, là où on est, sur son territoire de vie, de partir du concret, est-ce que vous inscrivez votre militance dans la pratique du community organizing tel que développé par Saul Alinsky ?
Pour l’avoir mis en place à titre professionnel, j’estime que le community organizing, ça ne marche pas, en tout cas pas en France. Vous avez des quartiers populaires où il est vraiment très difficile de militer, de faire de la politique, de faire changer les choses même lorsque vous habitez le quartier d’à côté. Comment dès lors imaginer que des personnes parties se faire former aux États-Unis au community organizing (qui sont-elles d’ailleurs, et par qui et à quoi sont-elles formées ?), pour ensuite être renvoyées en France dans les quartiers populaires, et donc pour ainsi dire qui tombent du ciel, viendraient régler tes problèmes avec des méthodes prêtes à l’emploi ?
Car durant des décennies, il y a eu tellement de mensonges, d’instrumentalisation des causes, de confiscation des luttes, de promesses politiques non tenues qu’il est devenu impossible d’obtenir la confiance des habitant·es s’ils ne vous connaissent pas. À la différence des quartiers pavillonnaires ou des quartiers mixtes, les quartiers populaires ont énormément de mémoires. Chaque trahison ou défection de la part de politiques (typiquement après les élections) crée une trace. Ça s’inscrit même dans le territoire : on se souvient des années après, de telle ou telle réunion précise qui a eu lieu et de ce qui s’y est dit ou promis. Donc, comment penser que des gens qui viennent avec des outils pensés dans un contexte politique qui n’a rien à voir avec celui qui est vécu ici, et ne réfère pas à la même histoire, pourraient agir efficacement ici ?
Vous insistez aussi souvent sur le fait qu’il existe en réalité déjà des outils dans les quartiers populaires : il ne s’agit pas de déserts politiques et il n’est pas forcément nécessaire de tenter d’en importer…
En effet, le fait de parler de quelque chose comme le community organizing laisse supposer qu’il faudrait attendre une aide de l’extérieur… Or, dans les quartiers populaires, il y a déjà des outils. Pourquoi ? Parce que de nombreuses luttes de l’immigration y ont été menées, et ce, par les populations des quartiers populaires elles-mêmes.
Il s’agirait de s’appuyer davantage sur ces luttes qu’on connait peu car on en a conservé peu de traces. Tout un travail de recherche et de mémoire de luttes est donc à réaliser. Nos grands-parents se sont tout de même libérés de la colonisation, ce n’est pas rien ! Le parcours migratoire, disqualifié aujourd’hui et dans lequel on ne trouverait ni résistances, ni richesses, considéré comme une invasion de l’Europe, est en fait truffé de luttes, menées notamment par des parents pour leurs enfants. Pourquoi ne pas s’appuyer plutôt là-dessus ? Sur des méthodes et stratégies que nos parents ont pensées et mises en place pour être à peu près respectés, pour obtenir les mêmes droits alors qu’ils étaient des travailleurs de nationalité étrangère. Et qu’ils ne recevaient aucun soutien des syndicats et militants nationaux, voire subissaient leur hostilité. Je me suis ainsi beaucoup appuyé sur l’expertise et le conseil d’anciens du mouvement des travailleurs arabes jusque dans les années 80. Ils doivent avoir 80 – 85 ans et m’ont nourri de conseils inestimables en termes stratégiques pour nos luttes écologistes actuelles.
Vous prônez donc une forme d’auto-organisation des populations concernant leurs problèmes rencontrés dans leur environnement direct…
Complètement : auto-organisation, essayer de s’appuyer au maximum sur nous-mêmes. Pour rassembler et faire nombre, commençons par son immeuble ! Commençons par aller voir dans sa rue, dans son quartier s’il n’y aurait pas des personnes intéressées par s’emparer d’une problématique de lutte avec nous, plutôt que de se précipiter pour appeler des journalistes, des militants, des universitaires de la petite couronne de Paris pour venir nous organiser.
Avant de militer vraiment à fond à Bagnolet, ville où je me suis installée quand je me suis mariée et que j’ai eu mes enfants, je militais relativement tranquillement dans des espaces hors-sols. C’est-à-dire qu’en conférence à Paris, vous pouvez dire à peu près ce que vous voulez, avoir un discours très révolutionnaire et anti-État : il ne vous arrivera rien. À Bagnolet, en revanche, l’alternative végétarienne, c’est considérée comme Daesh ! Ça tend à pousser les militant·es, les organisations politiques et syndicales à se déterritorialiser : puisqu’en quelque sorte on n’y arrivera pas dans le territoire, il y a trop d’enjeux de pouvoir locaux, on va plutôt nationaliser nos luttes. Résultat : ce sera sans doute plus facile, mais aussi plus inoffensif qu’une lutte territorialisée.
Or, selon moi, il faut systématiquement territorialiser nos luttes, notamment face à des pouvoirs publics qui cherchent constamment à dissocier les luttes du territoire. C’est d’autant plus nécessaire dans les quartiers populaires où on n’est pas du tout considéré comme étant chez nous, où on est toujours considéré comme des étrangers même quand on est là depuis quatre générations. C’est pour ça qu’au Front des mères, on répète sans cesse : voilà on est chez nous ici, il faut travailler notre territoire pour ne pas en être dépossédé.
Les associations d’éducation permanente et populaire traditionnelles en Belgique sont parfois un peu larguées sur ces questions relativement nouvelles pour elles de combats écologiques lorsqu’elles sortent d’un public de convaincu·es de classes moyennes. Quels conseils pourriez-vous donner à des animateur-trices socioculturel-les pour aborder ces questions d’écologie en milieu populaire, notamment en pointant ce qui peut être excluant dans ce qu’on propose ?
Déjà s’avancer, se présenter et dire tout de suite que ce que vous faites ou voulez faire, c’est « de l’écologie ». Si vous arrivez avec vos gros sabots d’écologiste, de grandes causes, avec des chiffres, etc., ça ne marchera pas. Vous pouvez même créer un complexe selon lequel il est nécessaire de posséder un savoir pour pouvoir parler d’écologie, alors même qu’il s’agit de parler d’abord de son propre sort et de celui de ses enfants, du quartier bref de son environnement immédiat et de questions sociales. Partir sur des enjeux très globaux — comme « le Climat » ou « L’Amazonie » — donne même l’impression que plus c’est large, lointain, abstrait, et plus ça témoigne d’une volonté de ne pas remettre en question le confort dans lequel on est, les inégalités et la ségrégation dont on profite, car elles confèrent un privilège. Dernièrement, j’ai par exemple pu entendre dans des ateliers à Paris sur l’écoféminisme des personnes qui parlaient de l’Inde, de Vandava Shiva et du mouvement Chipko avec admiration. Quand moi, j’ai évoqué ce qui se faisait de l’autre côté du périphérique, on m’a rétorqué le fameux « Attention au communautarisme ». Ce qui vaut pour l’Inde ne vaudrait donc pas pour Bagnolet ?
Il s’agit donc de venir sans prétention, sans le gros truc qui écrase, mais au contraire de partir de problèmes auxquels les gens sont confrontés au quotidien, de choses très concrètes. Notamment par rapport à leurs enfants, car il y a une conscientisation et une mobilisation qui s’effectuent assez naturellement chez les gens quand cela touche à leurs enfants. Pourquoi mon enfant ne pourrait pas manger autre chose que de la viande à la cantine ? Pourquoi, comme je l’observe à Bruxelles, tel quartier est très fleuri et pourquoi dans notre quartier, c’est plein de poubelles ? Pourquoi tous les ascenseurs de mon immeuble sont-ils systématiquement en panne ? Pourquoi les jeunes surconsomment-ils du numérique dans notre quartier ? En partant de ces choses concrètes, on peut arriver à mobiliser et aboutir à des enjeux de dignité humaine, d’égalité, de justice sociale et de justice environnementale.
Récemment par exemple, plutôt que de partir sur l’Amazonie ou que sais-je, on a récemment travaillé sur « Comment on respirait à Bagnolet ? » On a fait comparer la qualité de l’air à Bagnolet et celle du 20e arrondissement de Paris. On a pu démontrer que l’air était beaucoup plus pollué à Bagnolet qu’à Paris, 300 mètres plus loin. En cause notamment la politique de végétalisation municipale. Cette comparaison de territoires nous a permis de prouver qu’il s’agissait de volonté politique : qu’est-ce qui est mis en place à Paris ? Qu’est-ce qui n’est pas mis en place à Bagnolet ? Qu’est-ce qu’on pourrait faire ensemble pour améliorer la qualité de vie ?
C’est en cela que l’écologie politique et sociale est un outil plus qu’une doctrine ?
Il faut faire confiance aux gens pour qu’ils conscientisent les choses et amènent, eux, ensuite l’analyse nécessaire qui permettra à tout le monde de dire « là on a mené une lutte écologiste » alors qu’au départ, on n’était pas parti a priori sur de l’écologie. L’écologie arrive donc après, comme une solution, comme un outil pour répondre à une situation problématique. Et pas du tout comme une idéologie dont on se vanterait, avec des codes très précis et excluant, dans une démarche qui viendrait du haut, qui donne une grille d’analyse de ce qui se passe dans la société et dans le monde avec charge aux populations de s’en saisir et de l’appliquer. L’écologie telle que je la conçois est donc en rupture avec cette écologie mainstream. Pour moi, elle nait de la non-prise en charge de questions d’ordre quotidien et d’un rapport de force avec les institutions. Et elle nait d’une conscientisation d’un pouvoir qu’on n’a pas et que quelque chose nous est imposé. Ce qui est seulement possible à partir du moment où on se bat ensemble.
Un commentaire
Une expérience de territoire, d’agriculture urbaine, d’habitants…
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