Elles le disent et le répètent. Elles ne sont pas que des femmes, que des migrantes, que des femmes Noires, que des militantes : elles sont mères (pour l’une d’entre elles), poétesses, autrices, coordinatrices, formatrices, et bien d’autres choses encore.
Dès la décision de consacrer cet article de la rubrique « FéminismeS » de notre publication à la condition des femmes migrantes et sans-papiers, il nous est apparu comme une évidence que c’était auprès d’elles, et auprès d’elles seulement, que nous devions aller chercher des récits et analyses. Elles seules sont expertes de leur expérience de vie, elles seules peuvent nous éclairer (paradoxe cynique) sur l’invisibilisation et le manque de représentation de leur condition spécifique.
Cet article est le fruit d’une rencontre et d’une discussion en trio, et non en triangle : il est né de réflexions croisées des trois femmes que nous sommes, autour de ce qui nous unit et ce qui nous distingue. Ensemble, quand c’est possible, seules, quand c’est nécessaire1 : ce constat ou ce vœu, c’est selon, s’est déployé dans toute sa légitimité au fil de notre entrevue.
Nos échanges se sont articulés autour d’une question centrale : être une femme sans-papiers en lutte, ça veut dire quoi ?
Naissance d’une conscience politique
C’est au départ de deux lieux, deux espaces de vie collective que les engagements politiques d’Aïsta Bah et Henriette Essami-Khaullot ont pris racine, sur le terreau fertile d’un collectif militant autogéré, la Voix des Sans-Papiers, impliqué dans la lutte pour la régularisation et la reconnaissance des droits de personnes sans-papiers au travers de l’occupation de bâtiments vides ou abandonnés à Bruxelles (principalement) et à Liège/Verviers. C’est par l’intermédiaire d’une autre femme, militante et membre de la VSP – une rencontre déterminante – qu’Henriette Essami-Khaullot et Aïsta Bah intégreront chacune leur tour le collectif.
Pour l’une, c’est suite au tristement banal terme d’une demande d’asile pour laquelle elle a été déboutée que la nécessité de trouver un lieu de vie sécure s’est fait sentir.
Aïsta Bah a pris la décision de rejoindre un premier lieu de vie collectif, dans lequel elle n’a pas « trouvé sa place », selon ses propres termes. Probablement pour des questions d’affinités, à cause de l’insalubrité du lieu ou de l’absence de dynamiques collectives. Ce premier lieu était principalement occupé par des personnes de la même origine qu’elle – dont de nombreuses femmes – mais ça ne répondait pas à son besoin de se mélanger avec des personnes issues de pays différents, de cultures différentes, mais aussi à son besoin de se sentir protégée, encadrée, à son besoin d’échange. C’est à partir de son installation dans un lieu autogéré par la Voix des Sans-Papiers et qu’elle va déployer toute sa puissance de femme en résistance.
Henriette Essami-Khaullot vivait, elle, dans un lieu collectif qui a fermé ses portes pour diverses raisons, dont le fait que le bâtiment occupé appartenait à un consortium de propriétaires : difficile dans ce contexte de négocier un bail d’occupation précaire face à plusieurs interlocuteurs.
Il a donc fallu déménager.
Le premier lieu de vie collective d’Henriette Essami-Khaullot a tout d’abord été pensé prioritairement pour les femmes, seules ou avec enfants. Mais nécessité faisant loi, ce lieu est devenu un lieu « mixte », accueillant aussi bien des femmes que des hommes, seul·es ou en couple, ainsi que des familles.
Henriette n’oublie pas pour autant la nécessité de permettre à des femmes sans-papiers de vivre ensemble, en sécurité. Un projet dans ce sens reste en gestation. Elle envisage en effet de revoir la configuration de l’occupation en vue d’un retour au concept initial. Les femmes sans-papiers étant le maillon le plus invisibilisé sur la chaîne de la précarité en raison de leur illégalité administrative, les difficultés rencontrées quotidiennement ainsi que les violences subies dans les différentes sphères de leurs vies se trouvent occultées en raison, entre autres, de l’absence de dispositifs pensés pour répondre à leurs besoins essentiels.
Il est important de noter que les violences subies par ces femmes dans les contrées d’où elles viennent – sous couvert de tradition et de conformisme aux normes socio-culturelles – souvent à l’origine de parcours migratoires complexes et périlleux qui les mènent vers des pays comme la Belgique, ne s’évanouissent pas. Elles évoluent en une forme plus sournoise portant le nom de violences institutionnelles : voir continuellement leurs droits au logement, à la formation, au travail, à la sécurité… bafoués et ignorés réduit considérablement le champ des possibilités pour les femmes sans-papiers. De fait, lorsque l’on n’a pas d’autre choix que de partager son lieu de vie avec une nuée d’hommes aux trajectoires de vie, aux valeurs et aux comportements divers, les envies de non-mixité, de confiance, d’intimité et de sécurité se trouvent rapidement revues à la baisse, pour ne pas dire tapies dans un coin.
Au moment de son déménagement, Henriette Essami-Khaullot ne se considère pas encore comme « politiquement engagée ». L’idée même du débat politique l’irrite.
Sans parler de la formule « sans-papiers » qui draine dans son sillage un tel lot de représentations réductrices et misérabilistes qu’Henriette la réfute. Sa perception changera au fil de la construction de sa conscience politique. Henriette Essami-Khaullot reconnait aujourd’hui sa pertinence, pour peu que cette expression englobe la grande diversité des parcours et des réalités qu’elle recouvre.
Les réalités multiples et les multiples problématiques qui les accompagnent ont rendu nécessaire une structuration de la gestion du nouveau lieu : VSP Amazones. Pour y parvenir, le soutien et l’expérience de longue date de la VSP ont été d’un grand secours.
Progressivement, Henriette Essami-Khaullot va devenir à la fois la coordinatrice de l’organisation interne, porte-parole et aussi la représentante des occupants face aux multiples interlocuteurs extérieurs à savoir : les soutiens, les propriétaires, les autorités communales et/ou régionales intervenant dans le cadre du suivi de l’occupation.
Henriette Essami-Khaullot et Aïsta Bah posent les mêmes constats : pas facile de se faire entendre et faire reconnaître sa légitimité quand on est une femme.
Aïsta Bah est la seule femme présente dans le comité d’organisation de la VSP Fritz Toussaint. Et Henriette voit ses multiples rôles au sein de la VSP Amazones régulièrement mis en cause. Entre se voir attribuer un cerveau en la personne d’un certain camarade (parce que se représenter une femme qui réfléchisse par elle-même semble irréel), l’obligation de systématiquement soumettre au scanner viril de l’occupation chacune de ses décisions et la contestation de ses choix ; être une femme et affirmer son éthique de travail en tant que telle s’avère être une tâche bien ardue !
Personne n’échappe au patriarcat et les références culturelles ou religieuses n’y ont rien à voir. Sur ce point, nous sommes trois à pouvoir en témoigner. Mais pour Aïsta et Henriette, la réalité est plus complexe encore : leur légitimité est fragilisée aux yeux de leurs interlocuteur·rices en raison de leur situation administrative et de la couleur de leur peau. Épuisant déploiement d’énergie, pour échapper à la disqualification, l’infantilisation et le paternalisme.
Dans l’ombre du patriarcat, celle du postcolonialisme se niche, à moins que ce soit le contraire. Le monde associatif n’est pas épargné et cela induit des relations parfois avec les associations sont parfois ambigües.
Les relations avec le monde associatif et les bonnes intentions… paternalistes ?
Mais qu’est ce qui fait courir les associations auprès des sans-papiers ?
Sous couvert d’intentions émancipatrices, selon l’analyse lucide et sans concession d’Aïsta Bah et d’Henriette Essami-Khaullot, se niche le risque trop aigu de l’instrumentalisation.
Henriette soulève les dimensions paternalistes de l’approche de certaines associations.
Les signes qu’elle perçoit, invisibles aux yeux de ses camarades de lutte masculins, sont source de tension au sein même des instances de coordination des collectifs de sans-papiers. Tout comme Henriette, Aïsta souligne la nécessité de repenser la question du soutien apporté par le monde associatif, et de l’interpeller sur ses représentations des sans-papiers, en particulier des femmes.
À leurs yeux, laisser le choix des modalités de lutte aux mains des premier·ères concerné·es est un enjeu majeur. Et parmi ces modalités, la question de la représentation et du témoignage posent question : trop souvent, l’une et l’autre (comme d’autres) sont sollicitées pour apporter leur témoignage, sans que la question de leur expertise et celle de leur rémunération ne soient posées.
En plus de leurs expertises, elles sont toutes deux dotées d’expériences professionnelles qui leur permettent d’assurer des fonctions de coordination, animation, formation, recherche… sans aucune reconnaissance ni, bien entendu, salaire.
Et la question qui se pose ici est bien celle du rapport au travail, ce monde sans pitié.
Le monde (sans pitié) du travail : un long chemin semé de multiples embûches
Vivre sans papiers en Belgique signifie notamment être privé de l’accès au monde du travail, tout au moins sur son versant légal.
Ce qui expose des milliers de personnes, et parmi elles en particulier les femmes, aux dérives du travail non déclaré.
Comme le souligne Henriette, la femme sans-papiers est la personne la plus précarisée parmi les précaires, étant exposée à de multiples violences, dont celles bien présentes, du monde du travail.
Et pourtant, comme en témoigne Aïsta qui a renoncé à un « travail » exercé à temps-plein, pour un « salaire » de 100€ mensuels, les femmes sans papiers travaillent.
Invisibilisées et jamais représentées ou presque, elles sont pourtant bien présentes et contribuent, comme le souligne notamment Françoise Vergès2, à l’ascension sociale des femmes occidentales sur le marché du travail, déclaré celui-là.
Alors Henriette construit avec d’autres un projet qui ambitionne de construire une vraie protection sociale autour du travail des femmes sans-papiers : contrats de bénévolats respectueux des droits des concernées, valorisation des expériences acquises, espace d’expression et d’acquisition de savoirs. Ce projet a l’ambition de répondre, collectivement là encore, aux besoins de chacune.
Et c’est par une réflexion plus large sur cette question de « chacune et toutes » que se clôturera notre rencontre.
Femmes et féministes, à la découverte de la force du collectif
Féministes, Henriette Essami-Khaullot et Aïsta Bah l’étaient bien avant d’arriver en Belgique.
Le sort réservé aux femmes et l’espoir de trouver une protection en Europe a été l’un des moteurs de l’exil pour l’une. Inutile de préciser que l’issue de sa procédure d’asile lui a enlevé la plupart de ses illusions sur le sort des femmes sur le continent des « Droits de l’Homme »… pour peu qu’il soit blanc et de genre masculin.
Et pour l’autre, qui a été élevée par un père qui l’a toujours encouragée à « être au monde » sur un pied d’égalité avec ses frères ; tout en veillant à son éducation de future « bonne épouse » ; les contradictions relevées là-bas se reproduisent ici, notamment par ce même grand écart entre discours et actes qui traverse toutes ses expériences de vie au quotidien.
L’une et l’autre soulignent la nécessité de garantir aux femmes migrantes, à plus forte raison sans-papiers, la sécurité dont elles ont besoin.
Un lieu d’occupation par et pour les femmes sans-papiers, notamment, permettrait une meilleure visibilité de leur lutte.
Créer des ouvertures ne sera possible que par elles-mêmes, par l’expression de leur lutte et leurs combats, au quotidien.
Pour Henriette et Aïsta, l’occupation collective, parce qu’elle est autogérée, est devenu un lieu d’émancipation, dans lequel elles ont découvert la puissance transformatrice de l’action collective.
Toutes deux ont pu y puiser les ressources qui leur ont rendu confiance en elles, et contribué à reconstruire une perception positive d’elles-mêmes.
Leur politisation s’est accompagnée de leur émancipation, par la découverte d’une vraie solidarité dans la lutte.
Henriette et Aïsta sont deux femmes puissantes.
- Merci à celle, inconnue de nous trois, qui a la première employé cette si belle formulation de la lutte.
- Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, La fabrique éditions, 2019.