À la différence, par exemple, des principaux partis politiques, les syndicats belges sont restés des organisations unitaires malgré l’évolution fédérale du pays. La concertation et la négociation sociales continuent d’ailleurs de relever en bonne partie des compétences fédérales – songeons aux comités de gestion nationaux de la sécurité sociale. Pour autant, le fait régional et communautaire n’est pas absent de la structure ni de la stratégie syndicales. Mais son analyse ne peut se limiter à la description d’une « culture » wallonne ou flamande, propice, selon les clichés du genre, à l’émergence d’un syndicalisme de combat contre un syndicalisme de concertation. La réalité est bien plus complexe et nécessite, notamment, de croiser la variable géographique et la dimension idéologique pour déterminer la portée de la première par rapport à la seconde. Trois éléments de comparaison sont proposés à l’analyse : le développement socio-économique et industriel de chacune des deux régions, la structure interne des organisations syndicales, et les rapports de force qui s’établissent entre elles et au sein de chacune.
UN DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL DIVERGENT
Au 19e siècle, avec l’apparition du prolétariat industriel, les premiers syndicats de métier se sont formés à l’échelle locale ou d’un bassin. En se structurant ensuite progressivement en fédérations nationales de métier puis d’industrie, qui rassemblaient des travailleurs pratiquant la même activité professionnelle ou étaient actifs dans un même secteur, les premiers syndicats ne se sont pas regroupés sur une base géographiquement distincte, mais en fonction de l’activité des travailleurs ou de considérations confessionnelles et idéologiques (dès les années 1880 – 1890, des syndicats socialistes, chrétiens et libéraux se sont formés de manière séparée).
Cela ne signifie pas que des cultures syndicales différentes n’existent pas à l’intérieur d’une même organisation nationale. Le développement de ces fédérations syndicales a en effet été affecté par les spécificités des tissus socio-économiques wallon et flamand. En Wallonie, l’essor économique s’est basé sur l’exploitation charbonnière, la sidérurgie, le verre ou le textile, industries qui nécessitaient et ont engendré la création d’une classe ouvrière importante. Celle-ci était massivement présente dans de larges bassins industriels – borain, carolorégien, liégeois… – alors que la classe ouvrière flamande se concentrait dans de petites poches autour de quelques centres urbains (Alost, Anvers, Courtrai, Gand…). En dehors de ces zones, la Flandre est longtemps demeurée une région rurale marquée par une grande pauvreté.
Or, l’importance et la concentration de la main‑d’œuvre influencent le type de syndicalisme et le rapport aux structures d’encadrement. Dans les bassins industriels wallons où la main‑d’œuvre industrielle était massive, la déchristianisation s’est opérée plus fort et plus tôt. Le socialisme s’y est répandu et des courants anarcho-syndicalistes s’y sont développés à la fin du 19e siècle. En Flandre, non seulement le poids de l’Église est demeuré nettement plus fort, mais c’est aussi un modèle plus coopératif et mutualiste qui s’est imposé.
Au cours des années 1950 – 1960, le déplacement du centre de gravité économique et de l’emploi de la Wallonie vers la Flandre a renforcé la position de pouvoir de la CSC1, dominante en Flandre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce déplacement géographique est allé de pair avec une désindustrialisation prononcée de la Wallonie et une industrialisation rapide de la Flandre. Mais dans la seconde, s’est toutefois davantage développée une classe moyenne marquée par l’amélioration rapide de son statut et de ses conditions de vie qu’un prolétariat à la conscience de classe aiguë forgée dans les conditions du siècle précédent. En outre, les grandes industries pourvoyeuses d’emplois en Wallonie ont connu de plus en plus de difficultés, tandis que les petites et moyennes entreprises – où les délégations syndicales sont moins ou pas présentes – se sont multipliées en Flandre. Or le type d’industries dominantes et l’évolution économique différenciée des deux régions ont impliqué des visions fondamentalement différentes du syndicalisme et des luttes à mener. Les syndicats wallons se sont concentrés sur les revendications d’emploi et de lutte contre le chômage, alors que la Flandre était moins concernée par les fermetures de grandes industries et donc moins intéressée à porter ces revendications.
Même si les syndicats sont structurés nationalement, la dynamique de développement régional (avec d’importantes différences sous-régionales) a donc exercé une influence claire sur les objectifs syndicaux.
UNE STRUCTURE FÉDÉRALE
Aujourd’hui, chacune des trois organisations syndicales interprofessionnelles dispose d’instances dont les limites géographiques correspondent aux trois Régions : les interrégionales2 à la FGTB3, les comités régionaux à la CSC et les régionales à la CGSLB4. Quoique parallèle à la fédéralisation du pays, la régionalisation des structures syndicales n’a cependant pas connu le même parcours dans les trois syndicats.
Au cours de la grève de l’hiver 1960 – 1961, de fortes dissensions sont apparues entre les régionales wallonnes et flamandes de la FGTB. À l’initiative du syndicaliste André Renard, les régionales wallonnes se sont regroupées pour finalement donner naissance en 1968 à l’interrégionale wallonne de la FGTB. En 1978, les interrégionales wallonne et flamande ont été institutionnalisées, l’interrégionale bruxelloise fut créée dix ans plus tard. Nettement dominée par les fédérations flamandes, la CSC n’a connu ces tensions que plus tardivement. Également sous l’impulsion des responsables wallons, des organes de délibération et de décision ont été créés sur les plans régional et communautaire avant d’être institutionnalisés en 1984. Ce n’est qu’en 1989 que la CGSLB s’est dotée de structures régionales, le fait régional étant devenu incontournable au niveau institutionnel.
De manière générale, les centrales professionnelles de la FGTB et de la CSC sont restées unitaires. Ce n’est toutefois pas le cas, à la CSC, pour les centrales d’enseignants, ni pour les centrales d’employés qui ont été scindées sur le plan communautaire : la Centrale nationale des employés (CNE) est francophone, la Landelijke Bedienden Centrale-Nationaal Verbond voor Kaderpersoneel (LBC-NVK) est néerlandophone. À la FGTB, suite à de fortes tensions, les métallurgistes flamands d’une part et wallons et bruxellois d’autre part ont décidé en 2006 d’organiser leur centrale professionnelle en deux structures distinctes. Aujourd’hui, ils incarnent régulièrement l’opposition entre un syndicalisme wallon combatif – la structure francophone pouvant être considérée comme l’un des bastions de lutte syndicale – et un syndicalisme flamand collaboratif. Tel n’est par contre pas le cas pour les employés du syndicat chrétien : CNE et LBC-NVK sont les centrales les plus à gauche au sein, respectivement, de la CSC francophone et de la CSC flamande (et la centrale flamande défend régulièrement des positions marquées plus à gauche que certaines composantes francophones d’autres centrales). Autrement dit, la variable régionale joue un rôle, mais elle n’explique pas tout.
LES RAPPORTS DE FORCE INTERNES
Enfin, le poids – mesuré en nombre d’affiliés – des deux grands syndicats (CSC et FGTB), de leurs structures (inter)régionales et de leurs centrales professionnelles influence nettement les lignes de positionnement syndicales. La Flandre est historiquement dominée par la CSC et la Wallonie par la FGTB. Vu les positions des deux organisations, cela renforce l’image d’un syndicalisme plus radical et combatif en Wallonie. Mais la variable géographique semble ainsi surévaluée, au détriment de la dimension idéologique.
Le taux de syndicalisation (soit le nombre de travailleurs syndiqués rapporté au total des salariés), souvent présenté comme un signe de force syndicale, est supérieur en Flandre et, dans les instances syndicales de chacun des trois syndicats, le poids des affiliés flamands est supérieur à celui des Wallons5. Dès lors, comme l’avait mis en évidence A. Renard, les positions de la FGTB wallonne sont doublement minorisées puisque la FGTB est dominée par son aile flamande, majoritaire en nombre d’affiliés, et que la CSC domine le paysage syndical flamand (et belge). Autant que son implantation régionale, la dimension idéologique explique ainsi le profil de la FGTB wallonne.
On observe également de grandes différences entre régionales d’un même syndicat. Souvent, la conception de l’action syndicale interprofessionnelle est marquée par celle de la centrale la mieux représentée en entreprises ou en affiliés. Par exemple, aussi bien à la FGTB qu’à la CSC, les conceptions de l’action syndicale à Charleroi et à Liège, où les grèves sont fréquentes et bien suivies, ont longtemps été marquées par les centrales des métallurgistes des deux organisations. On ne peut cependant identifier l’ensemble de la Wallonie à ces deux provinces, au risque de biaiser le jugement.
Ainsi, la comparaison des similitudes et différences des luttes syndicales en Flandre et en Wallonie requiert le croisement des deux variables – géographique et idéologique. Les divergences syndicales existent entre la Flandre et la Wallonie, en termes de positionnement syndical, de nombre d’affiliés, de rapports de force, mais elles sont nettement plus nuancées, notamment par des variables idéologique ou sous-régionale, que ne l’exprime le stéréotype du Wallon combatif opposé au Flamand pragmatique.
- Confédération des Syndicats Chrétiens
- À la FGTB, le terme « régional » se réfère en réalité à une dimension sous-régionale.
- Fédération Générale du Travail de Belgique
- Centrale Générale des Syndicats Libéraux de Belgique
- Au secrétariat fédéral de la FGTB, toutefois, la parité linguistique est de mise. Le représentant bruxellois n’est pas pris en compte dans ce calcul.