Cela fait maintenant vingt ans qu’est né le réseau des écrivain·es publiques, afin d’apporter un appui et un soutien dans la compréhension et l’écriture de textes, principalement administratifs, à des personnes en fragilité. L’objectif avoué de ce réseau et des bénévoles qui s’y investissent est d’autonomiser et de responsabiliser tout·e un·e chacun·e afin qu’iel puisse ensuite effectuer seul·e des démarches. Le rôle éducatif des écrivain·es publiques consiste ainsi à aider les bénéficiaires à comprendre les courriers qu’iels reçoivent, à formuler leurs réponses et à éclairer les aspects du monde dans lequel iels vivent.
En vingt ans, les nombreux changements sociétaux ont constamment poussé les écrivain·es publiques à faire évoluer leur fonction et à ajuster leurs actions. Ces cinq dernières années, cette tendance s’est accélérée en raison de la digitalisation croissante de la société et, plus particulièrement, de ses services publics et de l’accès aux droits sociaux et fondamentaux. Les procédures numériques, outre le fait qu’elles ne soient pas accessibles à toustes, sont souvent compliquées voire insurmontables pour un grand nombre de citoyen·nes. Face à cette révolution numérique, les bénéficiaires du réseau, se trouvant déjà dans une situation de difficulté avec la lecture et/ou l’écriture, sont dès lors les premières victimes de cette tendance au tout numérique. Inégalités renforcées, déshumanisation des services administratifs, culpabilisation des citoyen·nes qui se sentent dépassé·es, renoncement progressif des bénéficiaires à leurs droits sont autant de constats posés et qui ont poussé le mouvement Présence et Action Culturelles à engager une réflexion approfondie sur le rôle des écrivain·es publiques.
Le Forum qui s’est tenu à Namur le 13 décembre 2023 fut donc une opportunité collective de questionner, d’apprendre et de réfléchir, en compagnie de diverses associations et acteurices de terrain, sur la question de l’inclusion numérique et des fragilités engendrées par la numérisation massive ainsi que sa logique de déshumanisation.
Le début de cette journée a été ponctué par de nombreuses personnes dont le numérique et la numérisation de la société sont les domaines de compétences. La parole a également été donnée aux premier·es concerné·es, à savoir plusieurs membres du réseau des écrivain·es publiques, qui offrent leurs services sur le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’après-midi a, quant à elle, été consacrée à des ateliers de réflexion en petits groupes, afin que les personnes présentes puissent s’approprier certaines thématiques telles que la résistance face au numérique, ses enjeux démocratiques ou encore le rôle de l’aidant·e numérique. Vous n’avez pas pu être présent·e ? Voici les grandes lignes de ce qui a été discuté :
Mobilisation citoyenne contre l’Ordonnance Numérique Bruxelloise
Stefan Platteau, administrateur du Collectif des Acteurs Bruxellois de l’Accessibilité Numérique (CABAN) et coordinateur de l’ASBL Fobagra, a abordé l’impact de la dématérialisation des services sur l’accès aux droits avant de proposer des pistes de réflexion et autres préconisations autour de l’Ordonnance Numérique Bruxelloise. Cette dernière, adoptée à la mi-janvier, vient en effet d’entériner ni plus ni moins la numérisation des services publics bruxellois. Même si elle n’a pas pu la contrer, la forte mobilisation de nombreux·ses acteurices de terrain — plus de 200 associations rassemblées sous le slogan « L’humain d’abord ! Des guichets, pas du numérique ! » — a permis que le projet ne passe pas en l’état et soit amendé.
Parmi les revendications du collectif porté par Lire & Écrire, une ordonnance qui soit désormais centrée sur une accessibilité des services d’intérêt général qui garantisse le contact humain entre les citoyen·nes et les services, tout en luttant contre le non-recours aux droits. Il a également été question de la reconnaissance d’un droit à une alternative au numérique, en d’autres mots la formulation explicite dans l’ordonnance du recours aux guichets, au téléphone et au courrier comme alternatives au numérique ainsi que la reconnaissance d’un droit à l’accompagnement.
Mais surtout, la campagne du collectif a permis que la place du numérique dans le quotidien de la population soit questionnée, tout en mettant en lumière le nombre important de celleux qui sont appelé·es « les oublié·es du numérique ». En effet, en Belgique, 7 % de la population n’utilise pas internet et 39 % des citoyen·nes ont de faibles compétences numériques. En 2021, 46 % des Belges de 16 à 74 ans étaient en situation de vulnérabilité numérique. Une situation encore plus critique à Bruxelles, vécue par 39 % de la population. Un dernier chiffre éclairant : entre 2019 et 2021, 63% des personnes avec de faibles revenus se trouvent en situation de vulnérabilité numérique. Autant de personnes dans l’incapacité, ou du moins en grande difficulté, lorsqu’il s’agit de réaliser des démarches administratives qui passent par le biais du numérique.
Un baromètre statistique
Périne Brotcorne, chercheuse au sein du Centre Interdisciplinaire de Recherche, Travail, État et Société (CIRTES) et assistante à la FOPES, UCLouvain, accompagnée de sa collègue Carole Bonnetier, ont établi un baromètre qui permet de dresser un état des lieux statistique des implications de la numérisation de la société sur la population. Leur premier constat est sans appel : la non-connexion diminue, mais le problème d’accès ne disparait pas pour autant. En effet, en 2019, 90 % des Belges avaient une connexion internet à domicile, contre 96 % en 2020. 4 % de la population sans connexion, c’est peu et c’est énorme à la fois. Car si on se focalise sur ces 4 %, il y a une surreprésentation de personnes isolé·es, de pensionné·es, de personnes âgées, de personnes ne disposant pas d’un diplôme élevé, vivant avec de faibles revenus ou possédant un problème de santé invalidant.
Autre point « surprenant » : la fragilité numérique est loin d’être un phénomène marginal. Il ne touche pas que les personnes en situation de pauvreté, les personnes âgées ou issues de l’immigration. Il nous apprend que 46 % (!) des Belges ont déjà dû avoir recours à une aide extérieure pour réaliser une démarche administrative en ligne. Et près d’un·e Belge sur deux affirme avoir déjà au moins une fois rencontré un problème dans un recours à l’administration en ligne.
Évidemment, tout le monde n’est pas logé·e à la même enseigne lorsqu’il s’agit de se faire aider. Pour demander une aide extérieure, il faut avoir la capacité de s’appuyer sur un réseau personnel, voire professionnel, ce qui n’est pas forcément simple ni acquis. Et qui sont dès lors celleux qui sont les moins nombreux·euses à demander une aide ? Les personnes les plus isolées socialement, à savoir les demandeur·euses d’emploi avec de faibles revenus, les personnes isolées ou encore les familles monoparentales. Il est également important de noter que les personnes âgées de plus de 75 ans ne sont pas prises en compte dans ces statistiques, ce qui laisse entrevoir une situation générale encore plus grave que celle énoncée.
Périne Brotcorne a également souligné l’importance d’impulser dans la société un vaste débat qui interrogerait les contours et les limites de la société numérique. Autrement dit : quelles modalités inventer pour une numérisation au service de l’intérêt général ?
On continue à résister !
Que retenir de ce Forum ? Il apparait tout d’abord crucial d’ouvrir le débat de la numérisation de la société à un questionnement interdisciplinaire. En effet, la fragilité numérique, c’est bien plus qu’un « simple » non-accès à internet. La fragilité numérique, c’est un catalyseur d’autres inégalités, qu’il est essentiel de lier aux questions sociales et politiques afin de parvenir à une approche globale de cette problématique sociétale.
Il faut également garder à l’esprit que de nombreuses personnes ne souhaitent pas être connectées, qu’il s’agisse là d’un acte de résistance ou simplement d’un choix personnel. Est-il dès lors obligatoire de s’adapter à cette numérisation croissante ?
C’est nourri par l’ensemble de ces discussions et de ces questionnements que le mouvement Présence et Action Culturelles continuera à former des écrivains et des écrivaines publiques, avec l’intime conviction que la numérisation de la société n’est certainement pas un idéal à atteindre pour demain et qu’elle doit nécessairement s’accompagner d’alternatives, afin que personne ne soit laissé sur le bord du chemin.
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