Rappelons votre thèse principale : chacun vit aujourd’hui dans deux cultures, la sienne, nationale, qui ne se défend pas si mal d’après votre enquête, et puis, de même qu’on peut avoir une deuxième langue, on accède aussi à une deuxième culture, l’américaine, qui a une vocation mondiale. Pouvez-vous, pour commencer, nous rappeler quelles sont selon vous les clés, complexes, de cette hégémonie américaine ? Autrement dit les particularités qui donnent aux USA cette culture à vocation « universelle » ?
J’aimerais d’abord préciser que je me situe dans une sociologie et un journalisme de terrain. L’enquête dont Mainstream est le produit a été faite pendant cinq ans, dans 30 pays, et à partir d’entretiens avec plus de 1200 acteurs des industries créatives et des médias. Je ne suis pas dans l’idéologie, je pars avec des hypothèses peu nombreuses, pour me laisser justement surprendre, et mieux apprendre de mes interlocuteurs. J’ai voulu sortir de l’essai à la française, et je dirais d’une sociologie de salon, qui s’inquiètent de la mondialisation culturelle et du basculement numérique depuis son salon parisien. Un discours souvent incantatoire et anxiogène, très superficiel. En cela, je dépolitise assez largement le sujet et je décentre le regard français. C’est ce qui me vaut des critiques – de l’extrême gauche antimondialiste, des critiques de cinéma obnubilés par l’art et essai, ou de la droite nationaliste façon Éric Zemmour ou Renaud Camus. Mais je reste persuadé que le métier de chercheur est de déplacer les lignes, de changer les termes du débat. Le chercheur ne doit pas avoir peur de déranger. Il ne doit pas craindre de penser à contre-courant et parfois contre son camp.
Venons-en à votre question sur l’hégémonie américaine. J’ai déjà consacré trois livres à la culture des États-Unis tant le sujet est complexe et très mal analysé en Europe. Je ne crois pas au déclin culturel de l’Amérique et je me situe en faux par rapport aux analyses d’Emmanuel Todd, par exemple. Il y a un écosystème culturel très singulier, très original, aux États-Unis qui fonctionne sur plusieurs échelles à la fois. L’impérialisme culturel américain c’est à la fois la masse, le mainstream, la culture dominante par la quantité (Disney, Le Roi Lion, Avatar et Lady Gaga), mais c’est aussi l’avant-garde dans la danse ou les arts plastiques, la contre-culture dans le théâtre expérimental, les cultures communautaires et les cultures numériques. Dans Télérama ou Libération, on déteste le « mainstream », mais on ne parle que de Bill T. Jones, Eminem, Trisha Brow, Philip Roth, Brett Easton Ellis, Woody Allen etc. On croit que les indépendants sont contre le système – alors qu’ils sont LE système. C’est cela le vrai impérialisme : à la fois Kanye West et Nan Goldin, en même temps Toy Story et Tony Kusner.
Deuxièmement, j’ai montré dans De la Culture en Amérique (qui fut aussi ma thèse) et je crois de manière définitive, que le système culturel américain repose sur autant d’argent public qu’en France (en pourcentage et en vertu du manque à gagner fiscal de la philanthropie), qu’il compte à peu près le même nombre d’artistes (400.000 en France, 2 millions aux États-Unis, ce qui est identique pour un pays cinq fois plus peuplé) et qu’enfin les pratiques culturelles sont très proches, quantitativement, et qualitativement, dans les deux pays. En gros, il n’y a pas l’art en France face à l’entertainment aux États-Unis, le Ministère de la Culture chez nous face au marché chez eux : les deux pays sont beaucoup plus proches qu’on ne le croyait. Ce qui change ce sont les moyens : centralisés et avec la subvention chez nous ; décentralisés et avec la défiscalisation chez eux. Enfin, le secteur à but non lucratif, les universités et les communautés – qui sont le cœur du système culturel américain – permettent d’innover, de prendre des risques et d’expérimenter. Si on ne comprend pas le rôle et la puissance des universités dans la culture aux États-Unis, on ne peut pas analyser Hollywood ni Broadway ; sans les communautés ethniques et la diversité culturelle US, on ne comprend pas l’industrie de la musique américaine, ni Internet.
En définitive, la commercialisation des industries créatives, les lois du marché et les forces homogénéisantes du mainstream, sont toujours contrebalancées et revitalisées par le secteur non-profit, les universités et la diversité culturelle.
Le monde entier s’accumule dans cette diversité interne et consubstantielle aux États-Unis ?
Absolument. Nous autres, Européens, défendons, et à juste titre, la diversité culturelle à l’OMC et à l’Unesco. Les Américains, en revanche, détruisent cette diversité lorsqu’ils font pression pour supprimer les quotas de cinéma au Mexique ou en Corée ou défendent leurs industries de la musique anglo-saxonne à travers le monde. Mais si on défend cette diversité à l’international, on est à front renversé à domicile. Sur son propre sol, la France a tendance à étouffer ses propres minorités, lutter contre les langues régionales et les cultures locales, ou à ne pas valoriser la diversité. On assiste à ce paradoxe d’une France championne de la diversité culturelle dans les enceintes internationales, de manière un peu incantatoire ou idéologique, sans s’appliquer à elle-même les règles identiques. Sans politiser la question, je dirais quand même que la défense de l’« identité nationale » est clairement le contraire de la diversité culturelle. Or, les États-Unis font l’inverse de nous. S’ils combattent la diversité à l’international, ils la valorisent beaucoup dans sa dimension ethno-raciale sur leur propre sol. Ils sont très pragmatiques. Et pour une raison très simple : ils ont sur leur territoire 45 millions d’Hispaniques (15 % de leur population), 37 millions de Noirs, 13 millions d’Asiatiques. Ils ne sont pas seulement un pays ou un continent : ils sont le monde en miniature. Quels ont été les auteurs les plus intéressants de Broadway, le théâtre mainstream et commercial américain, ces dernières années : le noir August Wilson, le chinois-américain David Hwang, le latino Nilo Cruz ou le juif-gay-américain Tony Kushner. Et il y a plus de 800 théâtres noirs aux États-Unis quand nous ironisons sur un seul théâtre « arabe » en France. Il y a donc une très grande hypocrisie française à défendre la diversité culturelle à l’international, alors que les États-Unis la combattent, mais à la refuser sur notre propre sol, alors que les Américains la valorisent et la célèbrent.
Un trait culturel français est de durcir notre concept d’art, en en faisant une catégorie protégée, à part dans la culture ; nous vivons sur une idée élevée et sacralisée de l’art, au nom de laquelle nous regardons d’assez haut son contraire. On n’a pas aux États-Unis cette condescendance, et les intellectuels de gauche ont fait eux-mêmes leur conversion, aiguillonnés par des auteurs comme Pauline Kael que vous citez pour le cinéma, et qui ont fait résolument l’éloge du « divertissement ».
J’ai voulu sortir de ce débat franco-français entre l’art et le divertissement et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi le mot « mainstream ». On m’a dit que mon « concept » était flou : c’est vrai ! Car ce n’est pas un concept, c’est un mot. Ce terme polysémique de mainstream permet de déplacer le débat, en contournant la question ressassée de savoir si on est dans l’art ou le divertissement. Adorno ne voulait pas admettre que le jazz était de la musique (il disait du coup que c’était de la radio) et Alain Finkielkraut rejetait le rock dans le divertissement et le jazz dans l’art. Tout cela n’a plus grand sens aujourd’hui et le débat ne se pose plus en ces termes grossiers. La frontière entre l’art et le divertissement est plus poreuse ; le mélange des genres est fréquent et le « crossover » parfois souhaitable. La culture ne peut pas être seulement pensée par l’élite comme de l’« art et essai », comme un chemin de croix, une punition, un moyen de défendre son propre statut social contre le peuple : la culture peut-être aussi un simple divertissement, pour passer un bon moment « sans se prendre la tête », comme disent les jeunes.
Les pratiques culturelles, elles-mêmes, montrent que les Français peuvent à la fois aimer Avatar et un roman expérimental, voir Le Monde de Nemo et s’intéresser à Serge Daney. Il faut sortir d’un certain catéchisme culturel, celui du contrôle culturel que tentent encore d’exercer les critiques culturels – mais leur influence est, pour cette raison même, en voie de disparition. Je me souviens, il n’y a pas si longtemps, combien l’actualité littéraire était faite, pour moi, par Le Monde des livres ; je n’allais jamais au cinéma sans avoir écouté la critique du Masque et la plume ou lu la recension de Libération. Aujourd’hui, ces critiques n’ont plus aucune influence sur moi, et je pense qu’ils n’ont plus aucune influence sur le public. Conflits d’intérêts, élitisme, refus de la diversité, rejet du mainstream, renvois d’ascenseurs : tout cela a contribué à la fin de leur légitimité. Mais surtout, avec le Web, le buzz, et l’économie de la recommandation, le petit « J’aime » de Facebook ou le « retweet » de Twitter ont mille fois plus d’influences qu’une critique. Un libraire que j’interviewais pour le site nonfiction.fr disait récemment : « Si un ouvrage fait aujourd’hui la « une » du Monde des Livres, cela ne se traduit plus en ventes. Le Monde n’est plus vraiment un prescripteur, Le Figaro plus guère, et Libération plus du tout. C’est la fin des suppléments littéraires comme nous les connaissions et de leur rôle comme prescripteur culturel ».
Une différence persistante, c’est que le divertissement mainstream consiste à faire confiance au public en concevant les produits culturels par sondage, par focus groups ou marketing, bref en pilotant leur création à partir de l’aval de la production. Ce que ne fait aucun artiste digne de ce nom, qui se refuse à penser en termes d’audience ni de rentabilité, et préfère créer en suivant son propre caprice…
Vous avez raison et c’est d’ailleurs à l’analyse de ce marketing culturel très professionnel et de plus en plus centré sur Internet que je consacre plusieurs chapitres de Mainstream. En même temps, si le divertissement n’était que du marketing, il échouerait. Dans l’expression « industries créatives » que je préfère à « industries culturelles », aujourd’hui inexacte et trop connotée, le mot important est « créatif ». Je ne crois pas qu’Avatar ait été créé uniquement par focus groups, ni en épousant seulement les attentes du public. Le marketing ne peut pas donner naissance, seul, à Stars War, ni à Matrix, Spiderman ni même Batman The Dark Knight. Si les industries créatives n’étaient que du marketing, elles produiraient du Coca-Cola ou des boîtes de petits pois. Or, les séries télévisées américaines, les jeux vidéo, les blockbusters, les mangas sont très créatifs. L’art peut donc exister au cœur du mainstream ; inversement, je ne suis pas certain qu’on analysera encore dans trente ans les films d’Arnaud Desplechin ou les chorégraphies de Mathilde Monnier, alors qu’on continuera sans nul doute à étudier Star Wars. Finalement, le divertissement, autant que l’œuvre d’art, peut être universel et s’inscrire dans le temps. C’est toute notre conception artistique européo centrée qui s’en trouve bouleversée.
L’énorme question du rôle, en tout ceci, d’Internet ferait aussi l’objet d’un autre livre, avec lequel celui-ci demeure mitoyen. En quoi les technologies numériques favorisent-elles cette accélération et ces glissements du monde ? Facteur de dématérialisation, d’hybridation des images, des sons et des textes, Internet contribue à la fois à la fluidification de ces phénomènes, et à la désintermédiation qui fait reculer l’importance de la signature ou de l’auteur. Moins de genres, de cloisons, moins de frontières bien sûr – certains s’en alarment quand d’autres s’en réjouissent ; or votre livre montre au contraire qu’Internet n’abolit pas les frontières entre différents « mainstreams », qui ont leurs aires de circulation et d’échanges ; vous insistez sur la revanche de la géographie, et de partages culturels fortement résistants. Quel est donc sur ce rôle d’Internet, dans quelques cas ou points précis, votre sentiment ?
On défend souvent l’idée en France qu’Internet, allié à la mondialisation, va produire une homogénéisation fatale des cultures. D’autres, au contraire, craignent un morcellement infini, au terme duquel plus personne n’aurait aucune culture commune, mais sombrerait dans une culture de niche strictement communautaire et sectaire. Mon livre, fondé sur l’enquête, démontre que la mondialisation et le basculement numérique produisent l’un et l’autre, c’est à dire aussi, ni l’un ni l’autre. Les deux phénomènes s’observent en effet en parallèle. Or, la mondialisation ne s’est pas traduite par la disparition des cultures nationales ou locales, qui vivent bien aujourd’hui. Et Internet permet de regarder à la fois une vidéo de Lady Gaga en Iran et de défendre sa culture régionale.
La musique reste partout dans le monde très national pour plus de la moitié de ses ventes ; la télévision reste très nationale ou locale en dépit de CNN ou Al Jazeera qui ont une influence mondiale mais limitée ; le box-office du cinéma est à près de 50 % national en France et en République Tchèque, à plus de 80 % en Inde et au Japon. Quant à l’édition, elle est partout très nationale, comme l’information ou le marché publicitaire. Les séries télévisées sont elles-mêmes très peu mondialisées, bien que le succès des séries américaines peut nous le faire croire : les telenovelas en Amérique latine, les feuilletons du Ramadan dans le monde arabe, les « dramas » coréens ou japonais dominent les marchés locaux. Ce n’est pas vrai de dire que la culture se mondialise.
Le problème majeur de l’Europe réside là : il y a partout du national – qui tient bien — et du mainstream mondialisé, mais il n’y a plus de culture européenne. Nous devenons en même temps plus locaux et plus globaux – mais de moins en moins européens.
Nous avons en Europe une culture nationale plus la culture américaine, nous n’avons pas le médiateur supposé que devrait être une culture européenne.
Absolument. Pourtant, par optimisme peut-être, je demeure très européen. Je vois bien, étant fils d’un paysan du midi de la France, ce que l’Europe a pu causer de ressentiment dans nos villages, dans nos campagnes, dans nos cultures. Et pourtant, je me méfie des discours nationalistes, identitaires et inutilement anxiogènes : la vérité c’est que ces cultures locales vivent bien aujourd’hui dans la mondialisation. Il n’y a pas à choisir le local contre le global. On est plus riche grâce au global, mais on est plus fort grâce au local. On a besoin des deux.
Et moi, une nouvelle fois, j’aime en même temps le théâtre de Bernard-Marie Koltès et le roman L’Immeuble Yacoubian de Alaa al-Aswani ou Les fabuleuses aventures d’un Indien malchanceux qui devient milliardaire de Vikas Swarup. D’ailleurs, ce dernier roman est un bon exemple puisqu’il est devenu le film Slumdog Millionnaire : c’est la quintessence du local (Vikas Swarup est indien, le film a été tourné à Mumbai, les acteurs sont pour beaucoup indiens) et en même temps c’est un film de l’Anglais Danny Boyle, financé par Pathé-UK (la branche anglaise du français Pathé) et distribué par les Européens et les Américains. Surtout, c’est un film basé sur un jeu télévisé mondialement connu : Qui veut gagner des millions ? Et que vous alliez dans une salle de projection d’une favela à Rio ou dans un café chic de Shanghaï, en passant par un bar gay de Jakarta, j’ai vu ce film projeté sur tous les écrans du monde. C’est un blockbuster global, et c’est aussi un vrai-faux produit national.
Cet échange au sujet de Mainstream, paru dans le N°25 d'Agir par la culture (Printemps 2011) est issu d’un entretien avec Frédéric Martel réalisé par Daniel Bougnoux et Régis Debray pour la revue française Medium, qui est paru dans le numéro 27 (avril-mai-juin 2011). Nous les remercions de nous permettre la publication d'extraits de cette interview. Vous pouvez la retrouver dans son intégralité en commandant le numéro de cette revue ici.