
« Ma chère ! Si nous allions nous encanailler au Grand-Guignol ? » Voilà à peu de choses près ce qu’un mari de la Belle Époque lançait, certains soirs, à son épouse, de la plus concupiscente manière.
C’est que, dans l’impasse de la rue Chaptal, 9e arrondissement de Paris, quartier Pigalle, un théâtre minuscule proposait en ce temps-là des spectacles où la surenchère dans l’effet sanguinolent et l’outrance de la mise en scène étaient du plus bel effet sur certains esprits « raffinés ». Du plus bel effet gore, comme il se doit. C’était le théâtre du Grand-Guignol, fondé en 1897 par Oscar Méténier, dramaturge et chien de commissaire (adjoint chargé des basse besognes dont celle d’assister les condamnés à mort dans leurs derniers instants…), théâtre qui connut ses heures de gloires jusqu’aux années 30, puis vivota jusqu’à l’extinction des feux en 1962. On ne se précipitait pas au Grand-Guignol pour voir telle ou telle pièce, on allait y passer une soirée, pour s’offrir certains plaisirs humains, trop humains… Comme on allait d’ailleurs aux exécutions publiques, excursion alors en vogue. En témoigne le premier volume des aventures de Fantômas (1911), qui en connaissait un rayon : « Et dès la nouvelle connue, on s’était organisé pour aller, comme on va à une fête, voire tomber la tête du misérable […]. Ces gens étaient venus au spectacle. Ils parlaient du spectacle ! »
Les exécutions publiques ne furent interdites en France qu’en 1937…
Le Grand-Guignol était un théâtre populaire, mais pour un public averti. On y croisait autant de bourgeois rangés mais prompts au vice que d’individus carrément louches. Ou encore, entre 14 et 18, quantité de poilus en permission ou de mutilés à vie qui s’en venait tuer le temps en contemplant d’autres horreurs que celles vécues là-bas, plus au Nord. De la tranchée aux corps en tranches.
Du sadisme apparent et souvent drôle l’érotisme ne sera jamais éloigné. L’impasse Chaptal c’est, curieusement, le chemin des jouissances troubles. Et immédiates. Une soirée réussie au Grand-Guignol ne connaît pas de frontière entre fiction et réel.
Quelques titres en disent long : « La dernière torture », « Le chirurgien de service », « L’atroce volupté », « Le jardin des supplices », « Le château de la mort lente », « Crimes dans une maison de fous »… Le répertoire ne cherche qu’à provoquer des sensations directes chez le spectateur ; la psychologie des personnages est absente. Les dialogues ? Lapidaires. L’intérêt du spectacle vient des regards, de la suggestion des corps et des décors, et du matériel technique dernier cri utilisé sur scène. Avec une prédilection pour les outils de chirurgie… Il n’y a ainsi qu’au Grand-Guignol qu’on pourra apprécier une œuvre de « théâtre médical », signée par le prolifique André de Lorde, né comte André de Latour, et son collaborateur, le physiologiste Alfred Binet.
Cette maison de la terreur ne donnera que rarement dans le fantastique ou l’anticipation mais le genre Grand-Guignol, lui, posera les bases d’un cinéma gore, radical et subversif. Ou la liberté se paye aussi au prix du sang.