Vous sortez un livre consacré au grand marché transatlantique. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur la question ?
Amis dans la vie et chercheurs à Econosphères, nous voulions travailler ensemble sur un thème qui réunisse nos préoccupations réciproques. Dans une interview, nous avons entendu Jean-Luc Mélenchon parler d’un grand marché transatlantique se créant dans l’ignorance de tous. Ce que nous avons découvert après quelques recherches nous a réellement effrayés et nous avons choisi de travailler sur ce thème.
Pourriez-vous nous présenter ce projet de grand marché transatlantique et dans quel contexte il est apparu ?
Le marché transatlantique est né quelques années après la chute du mur de Berlin, lorsque les États-Unis et l’Union européenne ont décidé, sous l’impulsion de puissantes multinationales, de bâtir (quitte à l’imposer) un monde de plus en plus marchand.
Le marché transatlantique c’est la création, par les deux grandes puissances, d’une liberté de circulation totale pour les multinationales et acteurs financiers sur un énorme marché de plus de 800 millions de consommateurs, sans harmonisation fiscale, sociale ou environnementale. Cela passe par des accords décidés avec et pour les multinationales, en dehors des règles démocratiques, comme le débat public et contradictoire. C’est pour cela que nous ne parlons plus de démocratie mais bien de lobbycratie. Les accords se négocient au profit des multinationales, contre l’intérêt général et au détriment des valeurs sociales ou écologiques par exemple.
Pouvez-vous donner quelques exemples concrets de conséquences de l’entrée en vigueur d’un tel traité pour les populations européennes, que ce soient aux niveaux économique, démocratique ou social ?
Une multinationale cherche toujours à s’étendre, en colonisant de nouveaux secteurs (comme les services publics), en imposant ses valeurs à tout le monde (comme le droit de propriété intellectuelle) ou en élargissant la taille des marchés (de façon à agir sans contraintes sur une zone de plus en plus large). Ce faisant, elles mangent les PME ou les réduisent à des sous-traitants. Elles peuvent également mettre les États en concurrence les uns contre les autres (chantage à la délocalisation), et ainsi imposer leurs idées et désirs : détricotage des conquêtes sociales, réduction des salaires, flexibilisation du travail, attaque contre les solidarités sociales (chasse aux chômeurs, par exemple), obtention de privilèges fiscaux et endettement croissant des États justifiant une gouvernance par le haut, dans des structures opaques bafouant une démocratie trop encombrante à leurs yeux. Soulignons le rôle assez masochiste des politiques qui donnent aux multinationales un bâton pour les battre.
De plus, la croissance économique sans fin accélère la prédation des multinationales et met en danger, de façon irréversible, notre environnement. Nous le savons, la terre est mise à sac, mais nous continuons à faire comme s’il n’y avait pas de problème majeur.
Enfin, pour que cette « agression » des multinationales puisse fonctionner, des institutions et législations répressives doivent être mises en place. Le marché prétendument « libre » est en fait très répressif !
Est-il juste de dire que le grand marché transatlantique, c’est un marché commun (suppression des barrières douanières, « concurrence libre et non faussée », libre circulation des biens, services, capitaux et travailleurs) comme l’on fait 27 pays européens avec l’UE, qui réunirait ces mêmes pays avec en plus les États-Unis d’Amérique ?
Nous dirions plutôt qu’il s’agit d’un remodelage politique. On crée de nouvelles institutions (plus éloignées du local) qui organisent le fonctionnement, non démocratique rappelons-le, de cette relation et mettent en place des législations transatlantiques dans certains domaines marchands. Il y a également de plus en plus d’accords de reconnaissance mutuelle qui modifient les relations économiques sans passer par de nouvelles législations. Pour d’autres domaines (social, fiscal, écologique…), chacune des puissances garde son entité, son fonctionnement et ses législations… laissant aux multinationales le choix de s’établir dans les zones les moins contraignantes.
A‑t-il été facile d’enquêter sur cette question ? Avez-vous rencontré des obstacles notables ?
Si la question est de savoir si des informations sont disponibles : oui. On trouve beaucoup de choses sur internet. Mais si la question est de savoir si c’est facile à trouver, la réponse est non. Les informations sont dispersées, quelques fois sommaires, et de temps en temps contradictoires. Enfin, il y a un aspect pour lequel les informations sont quasi impossibles à trouver, à savoir les négociations sur les aspects financiers.
Cet accord donne l’impression de se faire « dans le dos des citoyens ». Pourquoi n’en a‑t-on pas entendu parler, y compris dans bon nombre de cercles militants ? Pourquoi n’est-il pas discuté, par exemple, dans les parlements des états-membres ? Pourquoi cette question n’est pas portée par les médias dans la sphère publique ?
Nous mettrions des nuances. L’AMI s’est négocié dans le secret, au sein de l’OCDE. Dès que les citoyens ont eu vent de ces accords, ils leur ont barré la route (raison pour laquelle on appelle ces accords « Dracula » : sitôt à la lumière, ils meurent). Cet échec a servi d’exemple aux concepteurs du marché transatlantique. Pour éviter les mêmes critiques, ils ont mis en place deux stratégies. Premièrement, il y a un dialogue continu avec « la société civile ». Toutefois, il nous faut préciser qu’ils ont changé la définition usuelle de « société civile », qui exclut les acteurs commerciaux, pour une définition qui inclut ces derniers en leur donnant une priorité absolue ! Deuxièmement, le travail de lobbying des multinationales est aussi discret qu’impressionnant. Citons par exemple le TPN (Transatlantic Policy Network) qui se sert d’élus politiques américains et européens pour relayer ses positions.
S’il est vrai que la plupart des accords ne sont quasi jamais discutés dans les parlements nationaux, certains (comme la coopération judicaire transatlantique) nécessitent des législations nationales. Mais ils sont alors présentés sans mise en contexte, comme une nécessité « neutre » ne requérant pas de réels débats.
Le grand marché est soutenu par bon nombre de membres du groupe « Socialistes et Démocrates » au Parlement européen ainsi que par le groupe écologiste. Comment expliquez-vous ce phénomène qui semble paradoxal, celui où des progressistes soutiennent un projet de libéralisation potentiellement ravageur pour la protection sociale ?
Depuis la chute du mur de Berlin (pour les socialistes) et leur première participation gouvernementale (pour les écologistes), il y a un assez large consensus de soutien aux valeurs néolibérales. Face à la montée en puissance des pays émergents (Chine, Inde, Brésil, Russie,…), il y a aussi une volonté de conserver le pouvoir en agitant la menace : « ce sera soit eux, soit nous » ! Par peur, nous préférons céder et penser qu’il n’existe pas d’alternative. Dès lors, les valeurs néolibérales sont présentées par tous comme inéluctables, « naturelles », universelles… Dans ces conditions, comment passer outre ? Il y a un nouvel imaginaire sociétal à reconstruire.
Quelles sont les menaces sur la souveraineté des états-membres de l’Union ? Quel pouvoir ce traité donnerait-il aux États-Unis d’Amérique ou à des structures conjointes (comme l’OTAN pour la défense) dans la décision des politiques, lois et normes européennes ?
On est passé d’un régime démocratique à un régime lobbycratique. La souveraineté locale disparaît au profit d’une gouvernance « par le haut » où les multinationales sont suffisamment puissantes et mobiles pour faire un chantage permanent : soit on répond favorablement à leurs exigences, soit elles vont ailleurs.
Les nouvelles institutions créées par le transatlantisme sont des instances relativement opaques, où les lobbys ont un rôle officiel très important et où on ne peut plus parler de démocratie. Par exemple, le Conseil économique transatlantique est une institution créée pour négocier le marché transatlantique dans ses aspects législatifs liés à la production, aux investissements et au commerce (comme l’adoption de normes communes). C’est donc un travail politique important. Mais il est fait par des personnes, désignées par la Commission européenne et le gouvernement américain, qui n’ont pas à répondre de leurs décisions devant les parlements. Ses positions ne font pas l’objet d’un débat public. Peu de ses travaux sont traduits. Ce Comité n’est donc pas démocratique.
Dans le cadre de ces négociations revient souvent l’idée de la création d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice » potentiellement dangereux pour les libertés publiques. Par exemple, les données personnelles de tous les citoyens de l’UE seraient partagées avec les autorités américaines, les lois antiterroristes US s’appliqueraient sur le territoire européen… Pouvez-vous nous en dire plus ?
C’est sous l’impulsion des États-Unis (et avec l’accord des autorités européennes) qu’on assiste à une montée en puissance des législations répressives. Sous prétexte de lutter contre le terrorisme, les deux blocs mettent à mal des principes démocratiques fondamentaux : droit à la vie privée, droit à un procès équitable, droit de manifester. Donnons un exemple : par l’échange international de données personnelles, il y a un fichage et un espionnage de tout un chacun. Ainsi, le parlement européen a voté une loi obligeant tous les fournisseurs d’accès aux communications (GSM, Internet…) à conserver les données de connexion : qui appelle qui, combien de temps, de quel endroit, etc. ? De même, le droit de se rassembler et de manifester peut être fortement cadenassé par les autorités si elles estiment qu’il s’agit là d’une « contrainte indue » à leur encontre. Le champ sémantique du terme étant volontairement très ouvert, on pourrait ainsi qualifier de « terroriste » tout mouvement social trop dérangeant, par exemple pour les multinationales.
Au-delà du marché transatlantique, n’y a‑t-il pas un souci avec le fonctionnement des institutions de l’Union européenne : opacité des négociations (cf. l’ACTA) ou lobbies économiques intégrés aux structures politiques (Commission, Euro-parlement) qui jouent le rôle de consultants et parfois même ‑dit-on- de rédacteurs de certaines lois et directives européennes. Les récents cas de corruptions d’eurodéputés ‑suscités par la presse- révèlent-ils les dérives ou bien les conséquences d’un tel système lobbycratique ?
Il y a, autour de la Commission européenne, 15.000 lobbyistes. Certains sont des représentants de petites structures peu influentes, mais beaucoup sont des représentants de multinationales. Ces derniers sont souvent des spécialistes, bien armés, avec des moyens puissants et des relais efficaces. Deux choses à ce propos. D’abord, dans leurs discours, les autorités considèrent que c’est « normal » et que les lobbys ne font que donner une information pertinente sur les attentes de la société civile. Ensuite, quand on analyse les revendications des lobbys et les décisions politiques, on peut effectivement dire des lobbys qu’ils tiennent la plume pour rédiger les lois. Les cas de corruptions ne sont qu’un arbre cachant une forêt. C’est un système profondément antidémocratique qu’il faut changer radicalement. Or, jusqu’à présent, la seule proposition de l’UE pour mettre de l’ordre, c’est d’imaginer que les lobbys devraient être agréés avant d’intervenir. Franchement où est l’amélioration ?
Que faire pour empêcher que le grand marché transatlantique soit adopté par les instances européennes ? Comment s’organiser et quels sont les mots d’ordre à faire passer ?
Il nous faut faire ici une remarque importante. Lorsqu’on dit que le marché transatlantique doit être finalisé pour 2015, cela ne veut pas dire que d’ici là il n’y a que des préparations. La mise en place est graduelle, et se renforce à chaque nouvelle décision. 2015 est une date symbolique, destinée à motiver les négociateurs, au-delà de laquelle le travail législatif se poursuivra (comme il se poursuit avec le marché unique européen… officiellement achevé depuis 1993 !). Il y a donc deux choses : un, il faut arrêter l’avancement du marché et deux, il faut détricoter ce qui a déjà été fait.
Pour cela, il est nécessaire de :
- Rendre publiques ces négociations très discrètes ;
- Faire prendre conscience qu’il y a des intérêts communs entre des mondes qui se pensent souvent comme divergents. Par exemple, dans ce marché, les PME ont autant à perdre que les travailleurs. Les journalistes, attachés à juste titre à la protection de leurs sources, autant à perdre que les citoyens, etc.
Enfin, une plateforme de mobilisation se met en place via un site internet www.no-transat.be où chacun pourra trouver des informations, et se positionner contre le marché transatlantique.
Mais plus que tout, il nous semble important de dire qu’un nouvel imaginaire collectif est tout à fait possible et que nous pouvons choisir ensemble d’autres valeurs que celles basées sur le profit et la marchandisation du monde, la compétition de tous contre tous, l’individualisme forcené, l’intérêt particulier… C’est possible, mais cela demande un engagement minimum, celui de dire non aux valeurs transatlantiques et de créer un débat sur les valeurs que nous, citoyens, voulons voir porter par les politiques.
Ricardo Cherenti vient du monde social. Son engagement s’est exprimé dans la lutte contre la pauvreté et la remise en question des tenants de l’imaginaire collectif, comme le rôle du PIB ou le concept de richesse. Bruno Poncelet a, quant à lui, longtemps travaillé dans l’associatif bruxellois (environnement, antiracisme, sans-abris, sans-papiers…) avant de devenir formateur syndical. Passionné d’anthropologie, il milite et travaille à une réflexion sur les mythes de la modernité.
Ricardo Cherenti & Bruno Poncelet
« Le grand marché transatlantique : les multinationales contre la démocratie »
Bruno Leprince, Coll. Politique à gauche, 2011