Pourquoi la démocratie, du moins telle qu’on la connait aujourd’hui (représentatives, libérales), nous parait bien impuissante face aux effondrements et destructions des écosystèmes en cours ? Est-elle capable de faire face aux défis des dérèglements des climats et des mégapollutions, au-delà de mesures cosmétiques ou homéopathiques ?
Il y a énormément de niveaux de réponses possibles à cette immense question. La première chose qui semble évidente, c’est qu’il y a un décalage de temporalité entre le rythme électoral court et l’ampleur des catastrophes qui puise ses racines en profondeur dans des visions du monde et des systèmes de production datant de plusieurs décennies voire plusieurs siècles. Ces catastrophes auront aussi des conséquences dans le temps long. Or les politiques, et les électeurs, ont grandi dans une démocratie qui gère les problèmes immédiats. Les propositions des uns et les attentes des autres sont supposées avoir un impact direct. Et même si ces règles du jeu apparaissent de plus en plus dépassées, nous n’en avons pas d’autres et elles continuent de dicter les rendez-vous électoraux et les processus institutionnels. Nous sommes prisonniers du présent en quelque sorte.
Mais on aurait tort de penser que notre problème est seulement une inadaptation démocratique. C’est aussi plus profond : anthropologique, philosophique, cognitif. Nous avons bâti nos systèmes économiques et politiques à l’intérieur d’une illusion : l’illusion que la planète était stable et que la nature était un stock de ressources infinies à notre disposition. Or ce n’est pas le cas, le vivant et la nature ne nous sont pas extérieurs, ils réagissent, et ça change tout. Ça change tellement tout que nous sommes dans un état de sidération et de désarroi que souvent nous ne nous avouons pas à nous-mêmes. Un changement de régime démocratique est indispensable, mais il sera impossible tant que nous ne saisissons pas vraiment ce qui nous arrive, tant que nous ne « métabolisons » pas les données scientifiques implacables que nous avons sous les yeux, pour reprendre les termes du philosophe Bruno Latour. Nous savons sans savoir.
Pour autant, l’impossibilité de visualiser dès aujourd’hui une solution politique ne doit pas empêcher de mobiliser toutes les dimensions de la démocratie déjà existantes qui peuvent nous aider à limiter les prédations sur le vivant. Je pense en particulier au Droit, cette part de démocratie plus solide dans le temps que la volatilité électorale. Au nom de principes de justice pour les générations futures, des citoyen·nes peuvent saisir des tribunaux pour mettre des bâtons dans les roues de certains acteurs économiques particulièrement destructeurs de notre environnement, et contraindre les politiques publiques. Une autre dimension importante de nos démocraties est la possibilité d’exercer un contre-pouvoir, de se mobiliser et d’agir. Là aussi, et même si cela vient buter sur les logiques répressives et de maintien de l’ordre, l’heure est aujourd’hui de plus en plus à la désobéissance civile et à des actions radicales. Je préfère considérer cela non pas comme un phénomène qui s’opposerait à la démocratie représentative et libérale, mais comme une possibilité qui en fait partie. Évidemment cela n’a pas encore eu l’ombre d’un début d’effet sur les logiques économiques profondes, mais on peut supposer que les enjeux sont au minimum en train de s’imposer dans le débat public.
Comment transforme-t-on notre système démocratique pour qu’il permette de porter une transition massive vers une société écologique ? Quels nouveaux régime, partage ou exercice des pouvoirs élaborer ? Quelles modifications porter à nos institutions ?
Très franchement, je ne sais pas. Par contre je pense que c’est une impasse de réfléchir à la question de façon théorique, de la saisir comme un objet global, comme si nous pouvions construire un modèle politique de toutes pièces en Lego. C’est quelque chose qui ne peut que s’expérimenter pièce par pièce, dans la réalité. Je ne vois pas quel pourrait être le raccourci.
Nous avons certainement un problème de représentativité démocratique. Sociologiquement, les élu·es ne sont pas représentatifs de la population. Mais cela va beaucoup plus loin que cela. Les générations futures ne sont pas représentées… du tout. Le vivant dont nous dépendons ne l’est pas non plus.
Mon intuition est qu’il serait utile d’approfondir la démocratie à la fois au niveau local et au niveau supranational, mais c’est facile de dire cela. Pour le moment, chaque niveau est contraint par le niveau supérieur, le local par le national, le national par l’UE, etc. Comment faire en sorte que chaque niveau retrouve à la fois de la légitimité et de l’efficacité ? Je me méfie des jolis concepts (démocratie directe, démocratie participative) car ils risquent de sous-entendre qu’une solution clé-sur-porte est à disposition. Or, ce n’est pas le cas, nous sommes désorientés plus en profondeur que nous ne voulons bien le reconnaitre. Il est sain de reconnaitre ensemble qu’aucune idéologie ne détient la clé, cela peut donner de bonnes bases pour un travail commun.
Vous avez signé une tribune sur la notion de « dictature verte », selon vous, une fausse menace souvent utilisée comme disqualifiant envers les hérauts de l’écologie et masquant la défense d’une conception infantile et néolibérale de la liberté. Pourriez-vous revenir rapidement sur ce que ce terme révèle d’après vous ?
Dès qu’on parle de mesures contraignantes, par exemple limiter la vitesse de 10 km/h ou interdire certains types de véhicules polluants, certains produits ou certains excès de comportement, on crie à la dictature verte. On ressent les interdictions et les contraintes comme des atteintes à la liberté. Mais il s’agit d’une vision très sommaire de la liberté et d’une vision tout à fait erronée de ce qu’est une dictature.
Car une dictature ce n’est pas ça. Une dictature c’est un régime où on t’empêche de penser librement, où on t’emprisonne et où on te torture pour un oui ou pour un non, c’est un régime où la justice n’est pas indépendante, où tous les pouvoirs sont concentrés aux mains d’un clan, d’une famille, d’une mafia. Une dictature, c’est un régime de restriction des libertés fondamentales et des droits fondamentaux. Une dictature, c’est ce vers quoi se dirigent les pays qui élisent des dirigeants populistes climatosceptiques.
Quant à la liberté, en fait, il y a déjà des centaines d’interdictions en démocratie. Je ne peux pas repeindre ma façade en rose. Je ne peux pas rouler à gauche. Je ne peux pas vendre de cocaïne. Je ne peux plus fumer dans un restaurant. Je ne peux pas posséder des armes. Je ne peux plus pulvériser au Round-Up mon trottoir. Je ne peux pas frapper mon voisin, ma femme, mes enfants, mes semblables. Plein d’interdictions démocratiques ! Et encore heureux ! La loi n’est pas le contraire de la liberté, mais les adversaires de l’écologie, autant certains libéraux que certains populistes, ont compris que jouer sur ce ressort était extrêmement payant électoralement. Car les gens confondent leur liberté avec leurs habitudes et leurs attachements.
Le philosophe Pierre Charbonnier vient de publier un livre qui décortique le concept de liberté, qui montre que dans notre imaginaire, il est associé à celui d’abondance matérielle depuis plusieurs siècles. C’est excessivement résumé ceci, je dois encore en poursuivre la lecture… De manière plus personnelle, j’aime faire une petite comparaison linguistique. Les Inuits ont une quinzaine de mots différents pour décrire la neige. Les Grecs avaient une dizaine de mots pour notre seul mot amour. Pareil pour la liberté. Si l’on avait plusieurs mots pour distinguer différents types de libertés, on pourrait très clairement voir que les libertés fondamentales (de penser, de vivre dans la dignité) sont menacées par ce qu’on pourrait appeler les libertés fossiles (excès d’avion, de bagnole, de confort, de richesse). Dans cette « guerre des libertés », on doit faire le choix de celles qui ont à voir avec les droits humains et la justice ; contre celles qui ont à voir avec un confort matériel totalement excessif, qui sont des libertés fossiles et qui se font faussement passer pour des droits humains. On doit faire le choix de libertés « renouvelables » en quelque sorte : penser, créer, vivre dignement, aimer, débattre, s’associer.
Dans l’imaginaire, il existe une possibilité qu’un groupe politique plus ou moins sincère prenne le prétexte de l’urgence écologique pour imposer une « Dictature verte ». (Cf les romans « La servante écarlate » ou « Air »). Certains militants défendent déjà l’écocratie. Est-ce une menace réelle ? Y a‑t-il une tentation autoritaire en la matière ?
Théoriquement cela pourrait être un jour une vraie menace. Il existe des courants qui prônent une écologie réactionnaire, voire totalitaire. Mais ce n’est pas du tout pour désigner ces courants que cette expression est utilisée aujourd’hui dans le débat public. Elle est utilisée comme arme de défense de toute une série de « libertés » de consommation et de symboles de nos modes de vie, contre l’écologie politique (progressiste) qui réfléchit à des régulations de ces comportements insoutenables.
Quoi qu’il en soit, les contraintes sur nos modes de vie vont s’imposer par elles-mêmes, par l’épuisement des ressources et par la dégradation catastrophique du climat et de la biodiversité. Cela a déjà commencé. L’enjeu est de maintenir la solidarité, l’égalité, la démocratie au centre de ce qui nous arrive. Les contraintes dont nous avons besoin doivent être choisies démocratiquement. C’est vertigineux à dire, mais il n’y a pas de raccourci. Il faut donc en parler, oser aborder la question des contraintes dans le débat public. Les discours écolos qui se veulent exclusivement positifs, enthousiastes, qui donnent l’illusion qu’on peut presque tout sauver de nos standards de vie, qu’il suffit de pas grand-chose, ne rendent pas service, je pense. Cela revient à renforcer par contraste l’accusation de dictature verte qui est faite dès qu’on quitte ce discours « sympa ». Ce n’est pas un hasard que Greta Thunberg dérange autant : elle a un autre ton, qui induit des transformations politiques fortes et des contraintes.
La crise écologique n’est-elle pas le revers d’une crise de la démocratie ? Deux crises qu’il faudrait résoudre dans le même temps ? En fait, comment peuvent s’articuler démocratie et écologie ?
À un niveau profond, sans doute ces deux crises sont-elles conjointes, car elles sont liées à la façon dont l’être humain se représente sa place dans le monde et la façon dont il doit agir. Mais à nouveau, je me méfierais des tendances à fusionner hâtivement les problèmes. D’ailleurs, la plupart des ouvrages sur la crise de la démocratie représentative et l’essor des populismes (je pense par exemple à ceux de Yasha Mounk, de Pierre Rosanvallon) décrivent des phénomènes qui semblent se produire sur un monde où les enjeux écologiques sont anecdotiques. Cela signifie que dans la perception qu’en ont les gens, et même la plupart des experts, il y a des crises distinctes ou à peine liées. Par conséquent, il ne suffit pas d’apporter des réponses à l’une pour que l’autre se résolve comme par enchantement.
Si l’on veut y apporter des réponses conjointes, nous avons d’abord un effort de pensée et de paroles à faire, un approfondissement du débat à mener. Très concrètement, je pense par exemple qu’il serait sain de démocratiser largement l’approche « catastrophiste », pas dans le but de faire peur aux gens, mais au contraire parce que les gens ont peur. Il y a une perception diffuse d’un essoufflement irrémédiable du modèle économique et social : en surjouant l’optimisme, le monde politique augmente l’angoisse plus qu’il ne la résout. Quand on est aux prises avec un problème qui nous dépasse, la réaction la plus saine est d’en parler. On fait cela dans nos vies de tous les jours. Cela peut être transposé au débat démocratique. C’est absolument nécessaire même.
Concernant une approche catastrophiste des phénomènes en cours, un courant est en vogue, celui de la collapsologie qui porte, pour caricaturer, un discours type « prépare toi-même ton post-effondrement si tu en as les moyens ». Est-ce qu’on ne focaliserait justement pas trop sur « l’Effondrement » ? (avec un grand E, le Grand soir où tout va s’arrêter) ? En fait, il semble qu’on rencontre un bug idéologique : ignorer l’avancée vers la catastrophe et se dire « fonctionnons politiquement comme si de rien n’était » nous mène à l’abime, mais prendre en compte cette catastrophe à venir est paralysant. Les collapsologues résolvent ça avec un « tout est foutu, organisons l’après ». Comment déjouer autrement cette alternative infernale ?
C’est une bonne manière de résumer le dilemme. Je crois que la montée en puissance du thème de l’effondrement était en quelque sorte nécessaire tant l’apathie est généralisée et les illusions de développement durable encore vivaces. Mais il s’accompagne en effet souvent de lectures caricaturales : on voit l’effondrement comme un moment T, précis, global, avec un avant et un après. Le vocabulaire du « pré-effondrement » et du « post-effondrement » me semble un peu toxique, avec tout ce qui vient derrière comme fantasmes de survivalisme ou de ré-enchantements à petite échelle, etc. Je ne sais pas. Nous avons certainement besoin d’histoires qui nous aident à appréhender des ruptures fortes, mais nous manquons de récits moins caricaturaux. Car il y a surtout un « pendant » qui nous oblige à nous poser les questions comme elles se présentent et pas comme on les scénarise. Le « pendant », ce sont des choses concrètes : comment continuer à assurer des soins de santé pour l’ensemble de la population ? Comment à la fois garantir un droit à l’énergie et des restrictions à des usages excessifs ? Comment mener ce débat démocratique sur l’urgence et les catastrophes de la meilleure façon possible ? Comment sortir vite du tout-à‑l’automobile sans pénaliser ceux qui sont dépendants de la voiture dans les régions rurales ? Etc.
Comment dès lors, pour reprendre titre d’un livre de Luc Semal, militer « à l’ombre de la catastrophe » ?
Pour moi la clé réside dans l’abandon de l’idéologie de la carotte. Je veux dire, abandonner cette croyance que nous avons qu’il est nécessaire de visualiser un idéal global et positif pour mobiliser les gens. Si l’on fait un parallèle avec nos existences individuelles, dirions-nous que nous avons besoin de la certitude d’être éternels pour connaitre de la joie de notre vivant ? Non. Nous sommes au fond chacun des experts en « optimisme » même quand nous savons que les carottes sont cuites. Collectivement, politiquement, nous pouvons transposer cela dans nos façons de vivre la démocratie en temps de catastrophes écologiques. Le philosophe Miguel Benasayag exprime cela de la plus belle des façons, dans un livre trop méconnu sur l’engagement1. Je vous le lis : « l’idée répandue que rétablir l’espoir serait la condition pour que l’époque retrouve puissance, joie et engagement est donc, en fin de compte, une erreur de raisonnement. Ce ne sont pas la joie, la lutte, l’agir qui sont le résultat de l’espoir et de l’optimisme, mais bien plutôt l’espoir et l’optimisme qui sont les conséquences, l’effet de la joie, de la lutte et de l’agir. L’optimisme naît du fait de se trouver sur la route. Qu’il s’agisse de vie personnelle ou de vie sociale, le sentiment d’optimisme émerge par surcroît, lorsqu’on a renoué avec la puissance d’agir, avec la compréhension et la connaissance du monde et des situations, quand on remet en contexte, connaissant les causes et libérant la puissance d’agir. »
Je comprends cela comme une invitation à poursuivre les luttes et les alternatives existantes dans leur diversité, quand bien même on ne visualise pas leur débouché global, quand bien même on a toujours le sentiment qu’elles sont insuffisantes, et quand bien même on peut les percevoir comme contradictoires entre elles. A les poursuivre de façon complémentaire avec une bataille culturelle à mener : la solidarité, la possibilité pour tous de vivre dignement, le respect des droits humains et des libertés fondamentales doivent rester la priorité collective absolue. Mener une bataille culturelle, cela signifie donner un maximum de place et de visibilité aux paroles et aux actions qui vont dans ce sens.
- Miguel Benasayag, De l’engagement dans une époque obscure, Le Passager Clandestin, 2011, p.101.