
Au tout début des années 80, le rock avait encore de l’importance dans la vie des jeunes gens. La musique pop avait vingt ans et elle avait accouché d’une nouvelle « lutte » des classes, nettement plus fun que l’originale.
Il y avait une aristocratie du rock. Pour en être, il fallait citer le Velvet, les Modern Lovers, Vic Godard ou, au pif, Cabaret Voltaire.
Il y avait aussi une bourgeoisie du rock. Post-soixante-huitarde, elle s’apprêtait à prendre le pouvoir. Et se gargarisait volontiers de Genesis, Pink Floyd, Toto, Led Zep… Jusqu’à l’indigestion.
Puis il y avait la plèbe, offerte corps et âme aux tendances braillardes du rock : punk oi, dub-ska, néo-disco, cold wave ou ce hard rock blanc-bec, déconnecté du blues, que nous appelions Heavy Metal. Histoire de marquer la distance.
Aristos ou prolos, nous avions tous des années de retard mais nous vivions l’affaire comme un présent indestructible, le cœur bondissant à l’approche du magasin de disques. Seul le Tiers-état en devenir, qui avait déjà U2 et la « world music », ne cherchait plus à comprendre nos motivations. L’ère du politically correct venait tout juste de commencer. L’antidote, ce serait de ne jamais céder aux sirènes de la classe intermédiaire. Mieux valait, en fin de compte, se joindre aux aristos. Pop s’entend.
Mais pour l’heure, nous étions donc des metal freaks.
Le Heavy Metal c’était le mauvais goût par excellence. Amplis sur 11, riffs de guitares hallucinants et voix anormalement aiguës. Les textes et l’emballage graphique étaient à l’avenant : sexe, violence, sorcellerie, satanisme, vitesse et beuverie… Les adeptes n’avaient pas, non plus, bonne réputation question hygiène. C’est que les hardos ou les métalleux, et leurs cheveux longs, tels de modernes alchimistes, tentaient désespérément d’obtenir l’or en fusionnant le cuir et le denim. Ce qui, disait Saxon dans ses chansons, contribuait à la libération de l’esprit. Et puis bon, une veste patchée, badgée et cloutée, ça passe pas à la machine, merde !
À l’époque, avoir un look c’était surtout afficher ses goûts musicaux. Plus fondamentalement, derrière la garde-robe spandex et les motifs léopards, c’était toutes nos frustrations adolescentes qui trouvaient là une échappatoire. Un curatif à nos poisons existentiels, un pied de nez à la société qui s’annonçait. Celle qui, aujourd’hui, nous digère lentement…
C’était l’époque d’une certaine raquette de tennis planquée sous un divan de velours vert à bords frangés. La première envie, tenace, d’en découdre avec la terre entière, seul dans mon salon. Les sens comme explosés par la nécessité d’assurer le concert du soir, de séduire ce public de brailleurs fantômes et de surveiller la porte d’entrée pour éviter les vannes des parents qui arrivent toujours à l’improviste… Un jour, le manche est devenu trop petit, j’ai oublié la raquette. Aujourd’hui pourtant, quand j’entends du Heavy Metal AOC, je plaque encore les accords et je balaie dans le vide. La terre entière peut aller se faire foutre.