Horizons et limites des politiques d’inclusion numérique 

Illustration : Vanya Michel

Paral­lè­le­ment à la numé­ri­sa­tion accrue de tous les ser­vices essen­tiels à la faveur de la crise sani­taire du Covid-19, la pré­oc­cu­pa­tion pour la « frac­ture numé­rique » a connu une publi­ci­sa­tion inédite dans les sphères poli­tiques et média­tiques au point d’être deve­nue un nou­veau pro­blème public. De prime abord, on peut se réjouir de l’attention por­tée à ce pro­blème social dans le contexte actuel de numé­ri­sa­tion accé­lé­rée de tous les pans de la socié­té. À y regar­der de plus près, ce double dis­cours appa­rait tou­te­fois paradoxal.

D’un côté, on prône les mérites de la numé­ri­sa­tion des ser­vices en tout genre et de son effi­ca­ci­té inédite. De l’autre, on rap­pelle l’effort à four­nir pour prendre en charge les situa­tions de détresse qui résultent de ce mou­ve­ment inexo­rable. Tout se passe comme si cette inten­tion de lut­ter en faveur de l’inclusion numé­rique repré­sen­tait le sup­plé­ment d’âme asso­cié à une poli­tique se pliant à l’hégémonie des géants du numé­rique qui s’attellent patiem­ment à construire une socié­té sans contact phy­sique. À quels modèles sous-jacents de trai­te­ment de cette nou­velle ques­tion sociale les poli­tiques actuelles en faveur de l’inclusion numé­rique font-elles réfé­rence ? C’est l’objectif de l’article que d’éclairer les orien­ta­tions idéo­lo­giques de cette gram­maire inclu­sive dans les poli­tiques de tran­si­tion numé­rique actuelle.

Depuis 2020, la lutte en faveur de l’inclusion numé­rique st por­tée au rang de grande cause natio­nale au sein de nom­breux pays euro­péens. Dès lors que le pro­blème est désor­mais recon­nu comme public, il s’agit, pour reprendre les mots de Éric Neveu1, « d’esquisser des reven­di­ca­tions qui donnent la solu­tion tenue pour opti­male ».

La Bel­gique n’échappe pas à la règle ; cette lutte appa­rait lar­ge­ment consen­suelle aux dif­fé­rents éche­lons de pou­voir. L’ambition géné­rale par­ta­gée est bien de déployer des ini­tia­tives poli­tiques pour que les « vic­times de la frac­ture numé­rique ne soient pas lais­sées sur le bord du che­min de la tran­si­tion numérique ».

Grâce au Plan de Relance euro­péen, les auto­ri­tés fédé­rales ont consa­cré un bud­get consé­quent (30 mil­lions d’euros) au pro­jet « e‑inclusion for Bel­gium ». De son côté, le secré­taire d’État à la Digi­ta­li­sa­tion a récem­ment lan­cé son plan « Connec­too » visant à sup­pri­mer la frac­ture digi­tale d’ici 2030 en for­mant des fonc­tion­naires à deve­nir aidants numé­riques auprès des citoyens. En 2021, la Région de Bruxelles-Capi­tale a, quant à elle, adop­té un « Plan d’action pour l’appropriation numé­rique » (2021 – 2024) : « À tra­vers celui-ci, la Région recon­nait l’urgence de prendre des mesures concrètes pour amé­lio­rer les com­pé­tences numé­riques des Bruxel­lois » et entend don­ner une place cen­trale aux acteurs de ter­rain. Ce plan est, de fait, coor­don­né par la Cel­lule Inclu­sion Numé­rique du Centre d’Informatique pour la Région Bruxel­loise (CIRB) en concer­ta­tion avec le Col­lec­tif des Acteurs Bruxel­lois de l’Accessibilité Numé­rique (CABAN) dans le cadre d’un comi­té de pilo­tage. Notons que ce der­nier réunit éga­le­ment des acteurs publics (Bruxelles For­ma­tion, Acti­ris, perspective.brussels, Women in Tech, Bruxelles Social, le SPFB), ain­si que des acteurs pri­vés (BNP Pari­bas For­tis) et autres star­tups sociales tels que WeTe­ch­Care Belgium.

Der­rière un consen­sus sur la néces­si­té de déployer des ini­tia­tives en faveur de l’inclusion numé­rique se dévoilent tou­te­fois des logiques différentes.

Au tra­vers de la lec­ture des grands axes des poli­tiques d’inclusion numé­rique, il est pos­sible de dis­tin­guer des moda­li­tés diver­gentes de réponse à « l’e‑exclusion ». En plus de s’arrimer aux réfé­ren­tiels idéo­lo­giques des poli­tiques de l’État social actif, ces logiques prennent aus­si appui sur des manières spé­ci­fiques d’envisager la place et le rôle des tech­no­lo­gies numé­riques dans la socié­té. En sché­ma­ti­sant quelque peu, on peut dis­tin­guer deux grandes logiques d’action à l’œuvre.

UN MODÈLE INTÉGRATIF DOMINANT

La pre­mière logique, domi­nante, pro­cède d’une vision empreinte d’un déter­mi­nisme tech­no­lo­gique selon laquelle la numé­ri­sa­tion de la socié­té est une évo­lu­tion inévi­table, par­fois dotée d’une auto­no­mie ou d’une volon­té propre, mais en tout cas sou­hai­table pour le bien commun.

Or, ce rai­son­ne­ment, qui entre­tient une confu­sion entre pro­grès tech­nique et social, repose en réa­li­té sur un ima­gi­naire idéo­lo­gique tech­ni­ciste, fer­me­ment ancré dans la socié­té, quant aux poten­tia­li­tés sal­va­trices des tech­no­lo­gies. Comme le rap­pelle Marie Duru-Bel­lat2, l’idéologie est un dis­cours de « natu­ra­li­sa­tion », c’est-à-dire une façon de défi­nir la réa­li­té sociale comme une évi­dence en indi­quant à cha­cun quelle est sa place. La fonc­tion des idéo­lo­gies dans une socié­té est ain­si bien connue en socio­lo­gie : elle consiste à légi­ti­mer son mode de fonc­tion­ne­ment et à jus­ti­fier notam­ment les inégalités.

La rhé­to­rique pla­cée sur les seuls béné­fices de la numé­ri­sa­tion des ser­vices a pour consé­quence d’éloigner la pos­si­bi­li­té d’interroger le sens de ces trans­for­ma­tions ain­si que la direc­tion qui leur est don­née. Face à un chan­ge­ment pré­sen­té comme iné­luc­table et por­teur de pro­grès, la seule option envi­sa­geable est de s’y adap­ter. C’est l’un des effets insi­dieux de ce que Luc Bol­tans­ki appelle la domi­na­tion com­plexe, propre aux socié­tés capi­ta­listes démo­cra­tiques contem­po­raines. La logique qui s’impose est celle de l’intégration, voire l’insertion à une norme sociale domi­nante, puisque dans le modèle inté­gra­tif, l’attention est por­tée sur la réduc­tion des écarts à une norme que l’on ne remet pas en question.

Dans la plu­part des réponses poli­tiques don­nées, les pro­blé­ma­tiques liées aux frac­tures numé­riques sont abor­dées sous l’angle de retards de défi­cits indi­vi­duels d’accès, com­pé­tences, d’attitudes, de moti­va­tion à com­bler. Les fra­gi­li­tés résultent sous cet angle davan­tage de la res­pon­sa­bi­li­té des per­sonnes que de situa­tions de vul­né­ra­bi­li­tés pro­duites par des choix de société.

Cette orien­ta­tion est mani­feste dans le débat por­tant sur la mon­tée en com­pé­tences numé­riques des citoyens et de leurs aidants numé­riques — les « digi­tal budies ». Les solu­tions d’accompagnement ou de média­tion sug­gé­rées déchargent sur les indi­vi­dus et leur entou­rage la res­pon­sa­bi­li­té de se for­mer et de déve­lop­per des usages pour assu­rer leur « bonne » inser­tion dans la socié­té. Cette vision indi­vi­dua­lise les inéga­li­tés et s’intéresse peu à leurs causes sociales. Elle s’inscrit dans un cadre idéo­lo­gique spé­ci­fique qui défend une pos­ture cen­trée sur l’individu comme sujet auto­nome, res­pon­sable, capable d’activer les oppor­tu­ni­tés offertes par les tech­no­lo­gies. On recon­nai­tra par ailleurs dans cette logique celle des poli­tiques sociales d’activation se déployant dans le cadre de l’État social actif, bien docu­men­tées dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique.3

UN MODÈLE INCLUSIF QUI PEUT FAIRE MIEUX

Une seconde logique, moins visible dans les poli­tiques en la matière, mais bien pré­sente, est celle d’une logique inclu­sive. À l’inverse d’une vision basée sur la réduc­tion des « écarts à la norme », celle-ci est issue du modèle social du han­di­cap met­tant l’accent sur les déter­mi­nants contex­tuels des situa­tions « hors normes ». Elle prône dès lors l’adaptation de l’environnement, notam­ment numé­rique, aux sin­gu­la­ri­tés des indi­vi­dus et non pas l’inverse. Ce chan­ge­ment de para­digme pré­sup­pose de s’éloigner d’une concep­tion de la tech­no­lo­gie comme un allant soi, neutre, ne sou­le­vant que des ques­tions d’ordre tech­nique pour recon­naitre leurs dimen­sions sociales et poli­tiques, c’est-à-dire le fait qu’elles soient « un ter­rain de lutte entre dif­fé­rents acteurs entre­te­nant des rela­tions dif­fé­rentes à la tech­nique et à son sens »4. Ce ren­ver­se­ment de pers­pec­tive s’éloigne en quelque sorte de la rhé­to­rique de la neu­tra­li­té tech­no­lo­gique dans le sens où elle recon­nait, sinon la nature socia­le­ment située des tech­no­lo­gies numé­riques, du moins les biais dont elles sont porteuses.

En sug­gé­rant des actions sur l’environnement « inadap­té » et non plus sur le seul indi­vi­du por­teur de défi­ciences, cette logique per­met de sou­le­ver la ques­tion de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive des déci­deurs poli­tiques en géné­ral, et des four­nis­seurs de ser­vices numé­riques en par­ti­cu­lier, dans le déve­lop­pe­ment d’une offre adap­tée à une plu­ra­li­té d’individus plu­tôt qu’à un usa­ger stan­dard « auto­nome, mobile, connec­té ». Cette vision est par exemple mani­feste dans les nou­velles exi­gences de mise en confor­mi­té des sites des orga­nismes du ser­vice public belges avec les stan­dards d’accessibilité numé­rique com­man­dés au niveau européen.

Au-delà de la ques­tion des normes et stan­dards d’accessibilité numé­rique, une telle logique invite aus­si à la géné­ra­li­sa­tion du prin­cipe « d’inclusion by desi­gn » par le biais de la mise en œuvre de métho­do­lo­gies de par­ti­ci­pa­tion des usa­gers, en par­ti­cu­lier les plus éloi­gnés du numé­rique, au pro­ces­sus de concep­tion des ser­vices en ligne.

Au sein de pro­jets variés de numé­ri­sa­tion de ser­vice, notam­ment d’intérêt géné­ral, des ini­tia­tives en ce sens se sont mul­ti­pliées ces der­nières années. Néan­moins, der­rière l’unanimité des dis­cours sur la néces­si­té de pla­cer les usa­gers au cœur de la concep­tion, des enquêtes de ter­rain5 pointent la por­tée limi­tée de telles démarches sur le plan démo­cra­tique. Elles révèlent com­bien le cadrage strict des pro­cé­dures de par­ti­ci­pa­tion res­treint la marge de manœuvre des usa­gers. De ces der­niers, il n’est pas atten­du qu’ils se pro­noncent sur le carac­tère fon­dé ou non du futur ser­vice en regard de leurs inté­rêts et expé­riences, mais plu­tôt qu’ils rap­portent d’éventuels sou­cis tech­niques en vue d’améliorer l’efficacité des modes opé­ra­toires de pro­to­types, prêts à être mis sur le mar­ché. Cette forme de par­ti­ci­pa­tion contri­bue dès lors sur­tout à ajus­ter à la marge une offre stan­dard à leurs besoins spé­ci­fiques ; elle limite leur capa­ci­té à peser sur les orien­ta­tions tech­no­lo­giques en favo­ri­sant, avant tout, l’acceptabilité sociale de nou­veau­tés déjà ficelées.

Ces constats rejoignent les conclu­sions de tra­vaux en socio­lo­gie de l’action publique qui montrent qu’un enjeu majeur des offres ins­ti­tu­tion­na­li­sées de par­ti­ci­pa­tion des citoyens/usagers est la cana­li­sa­tion des mécon­ten­te­ments face à un chan­ge­ment impo­pu­laire dans des espaces plus domes­ti­qués d’expression dans une logique d’instrumentation par­ti­ci­pa­tive de l’action publique. Dans le champ de l’inclusion numé­rique, cette cri­tique rejoint celle for­mu­lée à l’encontre du fonc­tion­ne­ment du Conseil Natio­nal pour la Refon­da­tion numé­rique6 : la volon­té de lais­ser une place impor­tante à la voix des citoyens dans la for­mu­la­tion de pro­po­si­tions de solu­tions concrètes pour accom­pa­gner le déploie­ment d’une tran­si­tion numé­rique inclu­sive se révè­le­rait abs­traite et rela­ti­ve­ment peu opé­ra­tion­na­li­sée. Tout se passe comme si le gou­ver­ne­ment écoute, mais décide tout seul.

Par ailleurs, ce que l’on observe sur le ter­rain, et bien sûr à juste titre, est la volon­té d’inclure dans ces dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs, des publics cibles spé­ci­fiques (per­sonnes en situa­tion de han­di­cap, d’illettrisme, des per­sonnes âgées, etc.). Tou­te­fois, abor­der l’inclusion et la diver­si­té sous cet angle est en quelque sorte insuf­fi­sant dans la mesure où cela revient à oublier que l’inclusion est sur le prin­cipe celle de cha­cune et cha­cun, indé­pen­dam­ment de quelque carac­té­ris­tique que ce soit (sexe, âge, han­di­cap, etc. orien­ta­tion sexuelle, etc.). En d’autres termes, le fon­de­ment théo­rique de l’inclusion vise en la recon­nais­sance uni­ver­selle de l’irréductible indi­vi­dua­li­té de cha­cun d’entre nous sans que celle-ci soit mise en lien avec tel âge, de telles connais­sances lin­guis­tiques, etc.

MAINTENIR DES ALTERNATIVES NON NUMÉRIQUES, QUESTIONNER LA NUMÉRISATION

Afin de dépas­ser les écueils de ces dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs et plus lar­ge­ment les orien­ta­tions poli­ti­co-idéo­lo­giques des poli­tiques d’inclusion numé­rique, il importe d’y impul­ser une dyna­mique plu­ra­liste qui place la liber­té de choix au cœur de la réflexion. Ceci sup­pose d’entrevoir la pos­si­bi­li­té de main­te­nir l’existence d’alternatives au tout numé­rique en assu­rant tout à la fois, à chaque indi­vi­du, la pos­si­bi­li­té d’accéder aux divers ser­vices socié­taux selon des moda­li­tés variées (inter­ac­tion en face à face, par voie pos­tale, par voie télé­pho­nique) et sur­tout la pos­si­bi­li­té d’opter pour celle qui lui convient le mieux sans sanc­tions à la clé.

Cette orien­ta­tion invite éga­le­ment à consi­dé­rer la numé­ri­sa­tion de tous les pans de la vie sociale non plus comme le seul hori­zon nor­ma­tif indé­pas­sable impo­sé à tous, mais plu­tôt comme un cadre nor­ma­tif en construc­tion dont les contours et les fina­li­tés méritent d’être col­lec­ti­ve­ment dis­cu­tés. Ce sont d’ailleurs les leit­mo­tivs de la récente mobi­li­sa­tion inédite de la socié­té civile orga­ni­sée à Bruxelles contre le pro­jet d’ordonnance « Bruxelles numé­rique ». Celle-ci s’articule autour de trois reven­di­ca­tions : contre le digi­tal par défaut, pour l’humain d’abord, avec des gui­chets phy­siques et des ser­vices télé­pho­niques acces­sibles et de qua­li­té, et pour un large débat public sur la place du numé­rique dans la socié­té7.

  1. Eric Neveu, « L’analyse des pro­blèmes publics. Un champ d’étude inter­dis­ci­pli­naire au cœur des enjeux sociaux pré­sents », Idées éco­no­miques et sociales, vol. 190, n°4, 2017, pp. 6 – 19.
  2. Marie Duru-Bel­lat, « La face sub­jec­tive des inéga­li­tés. Une conver­gence entre psy­cho­lo­gie sociale et socio­lo­gie ? », Socio­lo­gie, vol. 2, n°. 2, 2011, pp. 185 – 200.
  3. Pas­cale Vielle, Phi­lippe Pochet, Isa­belle Cas­siers, L’Etat social actif, vers un chan­ge­ment de para­digme ?, PIE Peter Lang, 2005.
  4. Andrew Feen­berg, (Re)penser la tech­nique : vers une tech­no­lo­gie démo­cra­tique, La Décou­verte, 2004.
  5. Voir notam­ment Périne Brot­corne, « Numé­ri­sa­tion des ser­vices d’intérêt géné­ral et repré­sen­ta­tion des usa­gers mino­ri­sés : une par­ti­ci­pa­tion sans pou­voir ? », Socio-anthro­po­lo­gie. Numé­rique au tra­vail un moment poli­tique ? n°23, 2023.
  6. Le CNR Numé­rique est une méthode visant l’association directe de la socié­té civile orga­ni­sée et des Fran­çais au débat sur la tran­si­tion numé­rique. Son objec­tif est co-construire des solu­tions concrètes pour pro­té­ger, accom­pa­gner et inté­grer tous les Fran­çais dans la tran­si­tion numé­rique en cours. Voir à ce sujet Mat­thieu Demo­ry, « Quel ave­nir pour l’inclusion numé­rique en France ? », The Conver­sa­tion, 2023.
  7. Daniel Flin­cker, « De quoi la cam­pagne contre l’ordonnance Bruxelles numé­rique est-elle le révé­la­teur ? », Lire et Écrire, 2024

Périne Brotcorne est sociologue, chercheuse au CIRTES (UCLouvain)

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