La possibilité pour une personne d’être bien soignée, et plus généralement d’être en bonne santé, dépend en partie de son pouvoir d’achat, son éducation, son emploi, son lieu de vie, sa situation familiale. Cette réalité est bien documentée : en Belgique, il existe un écart important, qui ne cesse de croitre, entre les espérances de vie en bonne santé des différentes catégories socio-économiques. De plus en plus d’enquêtes et d’articles évoquent d’autres critères moins évidents : le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, la couleur de peau, l’appartenance « ethnique » ou encore la manière de parler sont à l’origine de nombreuses inégalités en santé, s’enracinant dans un terreau mélant ignorance volontaire de la diversité des corps et représentations erronées et discriminantes.
Discriminations en santé et réalités des corps féminins
À l’origine de la médecine moderne se trouve une vision de la femme sur laquelle s’exerce un contrôle patriarcal qui la réduit à sa double fonction sexuelle et reproductrice. Les formes de ce contrôle se sont transformées au gré de l’évolution des sociétés, allant de lois ouvertement discriminantes à des mécanismes insidieux comme ceux de la publicité et du règne de l’image. C’est ainsi que les femmes sont les victimes privilégiées des scandales sanitaires et des effets nocifs des médicaments1, surmédiquées et cibles de prédilection du marketing pharmaceutique2, peu considérées et peu écoutées, victimes de violences obstétricales banalisées et toujours mal-documentées. La prédominance masculine dans l’histoire médicale occidentale conditionne la manière dont sont traitées les personnes porteuses de maladies. C’est le cas, pour citer un exemple très répandu, des maladies cardiovasculaires : elles sont mal prises en charge chez les femmes alors que, au contraire des idées reçues, elles y sont très exposées, à cause d’une méconnaissance des symptômes qui leurs sont spécifiques et pour lesquels il existe peu de prévention. Dans le domaine de la chirurgie, une récente étude canadienne a démontré que lorsqu’un homme opère une patiente, cette dernière aurait environ 30 % de risques de mourir en plus par rapport à un malade masculin, et 15 % de plus de souffrir de complications après l’opération. Ceci questionne en profondeur la manière dont sont considérés les corps féminins entre les mains de soignants masculins et atteste de la force des préjugés, de l’absence d’écoute ou d’une méconnaissance.
D’une manière générale, les problématiques propres aux corps féminins ont été souvent négligé par la recherche. Leur souffrance (comme celles provoqués par les règles ou les nausées pendant la gestation) ou leur vulnérabilité (qui les oblige à se protéger en permanence des agressions ou à être renvoyées à une faiblesse psychique et de tempérament) ont été naturalisées. Ce qui relève du féminin est par définition instable, sujet à des variations hormonales qui rendent « difficiles » les études cliniques dont les femmes ont longtemps été exclue, contrairement au masculin dont la stabilité serait à la base de notre conception de la « bonne santé ».
Dans l’expérience du féminin se noue une complexité dont l’identification est un élément-clé pour saisir les ressorts des inégalités et des violences exercées à l’encontre de certaines catégories de personnes. La philosophe Camille Froidevaux-Mettrie distingue le féminin de la féminité qui, elle, « renvoie à un ensemble de dispositions considérées comme indissolublement attachées à la condition féminine », posé en miroir de la virilité, dans un rapport d’asservissement et d’infériorité. Le féminin, lui, combine « des caractéristiques sexuées féminines (seins, vulve, clitoris, vagin) et […] des mécanismes physiologiques qui y sont associés (ovulation, règles, gestation, allaitement) » ainsi que des processus de socialisation genrés enfermant dans « des fonctions et des dispositions impératives ». Le féminin est donc « un rapport à soi, aux autres et au monde qui passe nécessairement par le corps et qui se trouve de ce fait déterminé par lui »3. Cette spécificité des corps féminins, qui font à la fois l’objet de contrôle permanent, d’instrumentalisation et de négligence explique en grande partie pourquoi ils sont moins bien connus et soignés. Ce que cette définition permet aussi de souligner est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un utérus et/ou des règles et/ou des seins pour vivre des expériences qui touchent spécifiquement les corps féminins. Ainsi, des hommes trans peuvent faire dans leurs corps certaines de ces expériences, ou des femmes trans qui subissent également le fait d’être en permanence renvoyées à leur corps dans des rapports de violence et de contraintes.
Par ailleurs, le fait de ne pas répondre aux critères traditionnels du genre ou de l’hétéronormativité accroit encore les risques d’une mauvaise prise en charge médicale. Les personnes concernées demeurant souvent plus éloignées des sphères institutionnelles, leurs réalités et pratiques sont moins bien connues et les stratégies et contenus des campagnes de prévention pas toujours efficaces. Ce à quoi on peut ajouter le fait que face à une médecine régulièrement moralisatrice et jugeante, ou simplement ignorante, les personnes LGBTQI pourraient avoir tendance à négliger leur santé à cause de l’absence d’information et de la crainte de subir en consultation médicale les violences et préjugés qu’elles doivent déjà affronter au quotidien4.
Diversités ignorées, différences fantasmées
Les discriminations dont sont victimes les personnes non-blanches sont aussi enracinées dans cette double réalité, presque paradoxale, d’une ignorance de la diversité des corps et de la force des préjugés différencialistes entrainant donc des comportements différents face à des problèmes pourtant analogues. On peut citer le mal-nommé « syndrome méditerranéen » à cause duquel des personnes identifiées comme « étrangères », en fait non-blanches, sont considérées avec moins d’attention – jusqu’à en mourir – à cause de la croyance raciste/culturaliste qu’elles auraient tendance à exagérer leur douleur. L’existence de ce type de préjugés se double de méconnaissances concrètes et de désintérêt pour des problèmes touchant spécifiquement des populations minorisées. La journaliste et militante Capucine Légelle raconte comment son petit garçon atteint de la drépanocytose a été diagnostiqué au bout de deux ans d’allers et retours incessants dans une dizaine d’hôpitaux en France, où on aura d’abord accusée sa mère de maltraitance, puis de simulation de maladie avant d’envisager cette maladie génétique, la plus répandue au monde mais malconnue car elle touche majoritairement des populations noires, et dont son fils avait tous les symptômes. Selon Capucine Légelle, les drépanocytaires sont, aujourd’hui encore, souvent traités comme des toxicomanes lorsqu’ils arrivent aux urgences en ayant besoin de morphine à cause de douleurs intenses.
Les formations professionnelles ne s’attachent pas à déconstruire les stéréotypes préexistants dans l’esprit des futurs médecins. La sous-représentation parmi le personnel médical qualifié de personnes « racisées », c’est-à-dire susceptibles de subir ces stéréotypes et le racisme structurel, alimente un entre-soi peu propice à la prise de conscience de ces biais5. De surcroit, les indicateurs et grilles utilisés pour établir si une personne est ou non en bonne santé peuvent eux-mêmes être porteurs de biais oppressifs ou stigmatisants. C’est le cas par exemple de l’Indice de masse corporelle, dont la chercheuse Sabrina Strings a démontré qu’il témoigne d’un lien historique étroit entre racisme et grossophobie, entrainant notamment une surreprésentation des personnes noires dans la catégorie des personnes obèses, assignées à un « hors-norme » inconvenant.
Patriarcat et colonialisme, aux origines d’un système malade
Dès les années 1970, Barbara Ehrenreich et Deirdre English soulignaient que le système médical actuel est né et a été modelé par la mise en concurrence entre les soignants hommes et femmes, entre les pratiques des classes populaires et les élites bourgeoises cherchant à s’inscrire dans une scientificité6. La professionnalisation des médecins et la mise en place d’écoles réservées en Occident se sont faites au détriment des pratiques et des connaissances empiriques accumulées au fil des siècles. Dans son livre La Matrice de la race, Elsa Dorlin montre comment les processus d’élaboration d’une scientificité médicale ont exclu les femmes de la production de savoirs et les a dépossédées de leur corps. L’émergence de cette nouvelle classe masculine de « scientifiques », n’ayant pas de pratiques ancrées, n’a pu se faire que par une appropriation des corps, ceux des femmes, mais aussi des personnes les plus vulnérables, pour disposer de moyen d’expérimenter et d’ainsi accroitre leurs connaissances.
Ainsi, la construction historique du corps féminin, dans un rapport d’opposition binaire et hiérarchisée avec celui du corps masculin a fortement conditionné notre vision de leur santé respective et a servi plus tard, toujours selon la philosophe, de matrice d’analyse pour distinguer les corps blancs des corps noirs à l’époque coloniale, entrainant la diffusion de quantité de préjugés raciaux, par lesquels le corps blanc, masculin est devenu la norme, le standard, le neutre, le sain. Elle souligne, enfin, comment l’acquisition de connaissances a accompagné des projets de renforcement d’une société coloniale et patriarcale, et réciproquement7.
En effet, la manière dont la société prend soin (ou non) du corps d’un individu dépend de la fonction sociale qui lui est attribué et des rapports hiérarchiques dans lesquels il ou elle est pris·e. Les instances productrices de savoirs témoignent des relations de pouvoir établies, en même temps qu’elles constituent leurs fondations. Historiquement, le corps de la femme blanche est voué à la reproduction, à la soumission sexuelle et/ou domestique. Il incarne la fragilité et la faiblesse. Le corps des personnes noires (femmes et hommes) est voué à l’exploitation et affublé d’une forme d’immoralité essentielle permettant de justifier cette domination. Garder cela en tête permet de mettre à jour l’origine des discriminations contemporaines mais aussi de maintenir une vigilance sur la combinaison des facteurs discriminatoires. Dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive, on peut rappeler par exemple qu’alors que les femmes blanches luttaient en France métropolitaine contre des pouvoirs conservateurs pour la dépénalisation de l’avortement, des programmes de stérilisation massive étaient mis en œuvre dans les territoires d’outre-mer par ces mêmes pouvoirs8. Les soi-disant valeurs éthiques se révèlent être régulièrement de simples variables ajustements pour assurer la mise en œuvre de programmes politiques patriarcaux et racistes, dont les finalités sont politiques et économiques9.
La confiance en l’expérience, face à une pratique active de l’ignorance
La chercheuse Véronique Clette-Gakuba parle du white gaze ou « regard blanc » qui prévaut dans le monde de la culture institutionnelle, conduisant à une appropriation réelle des corps noirs. Elle souligne que l’erreur serait de rester coincé·es dans une compréhension de l’oppression raciale en termes de stéréotypes dont on pourrait établir la liste, et dont on pourrait venir à bout en les éliminant un à un. Selon elle, cette démarche souvent bien intentionnée confisque des corps toujours finalement apprivoisés comme des objets dans des mises en scène guidées par des affects blancs comme la compassion ou la culpabilité. Elle oppose à cette approche la nécessité de laisser exister des subjectivités qui puissent s’emparer de leur propre besoin, raconter leurs propres histoires, mener leurs propres recherches, analyser leurs expériences pour elleux-mêmes, depuis un prisme subjectif10. Cette réflexion autour du white gaze, que l’on peut selon moi appliqué au male gaze ou « regard masculin », peut s’étendre à tous les domaines sociaux, dont celui de la santé.
D’où l’importance de l’ouverture de la recherche et de la formation médicale à une plus grande variété de personnes pour encourager la diversification des champs de recherche. D’où l’importance de la création d’espaces pour des échanges de savoirs entre pairs comme tentent de le faire les mouvements d’auto-santé (ou self-help) et de médecine communautaire, qui sont nés d’une prise de conscience des féministes dans les années 1970, que l’ignorance peut être une pratique active, c’est-à-dire qu’elle n’est pas juste une absence de savoir, mais aussi le fait de pratiques spécifiques servant des intérêts spécifiques11. Face à cela et aux discours oppressifs de l’expertise médicale, ont été développées des pratiques d’auto-examen, d’écoute de soi et de partages d’expériences vécues. Ainsi, en parallèle des espaces strictement médicaux, doivent exister des lieux où la « normalité » des corps est remise en question, où le ressenti et la parole propre sont valorisés, où des liens de solidarité sont tissés, et les connaissances toujours en mouvement. Enfin, d’autres expériences tentent de « décoloniser la santé », à l’instar de celles de Capucine Légelle déjà citée qui, à partir de son vécu, travaille une pratique de soin dans une logique de réparation, comme le yoga décolonial qui « permet d’apprendre à écouter son corps ou ceux de ses proches, et de se/leur faire confiance en matière de santé, face à un corps médical ignorant et une institution hospitalière au fonctionnement raciste »12.
On attend de la médecine qu’elle soigne, qu’elle améliore la durée et qualité de notre vie, de nos vies à toustes, indistinctement. Dans ce but, chercher à guérir des blessures infligées par l’histoire et le système colonial, élitiste, capitaliste et patriarcal sur les corps sociaux et les schémas mentaux qui conditionnent nos attitudes, telle pourrait être aussi une des visées d’un système de santé efficace.
- Delphine Bauer et Ariane Puccini, Mauvais traitements – pourquoi les femmes sont-elles mal soignées, Seuil, 2020.
- Voir l’étude des Femmes Prévoyantes socialistes, « Une médecine sexiste ? Le cas de la surmédicalisation des femmes », 2020.
- Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Seuil, 2021.
- « Une femme avec une femme : des parcours de soins en santé sexuelle parsemés d’embûches », Florence Vierendeel, in Femmes plurielles, juin 2021.
- « “Le Syndrome méditerranée” : racisme dans les instances médicales » par Élise Vaillot, Femmes plurielles, n°74, juin 2021.
- Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sage-femme & infirmière – Une histoire de femmes soignantes, 1973, 2014 pour la traduction chez Cambourakis.
- Elsa Dorlin, La Matrice de la race – Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, La Découverte, 2006.
- Françoise Vergès, Le ventre des femmes — Capitalisme, racisme, féminisme, Albin Michel, 2017.
- Delphine Peirreti-Courtis, Corps noirs et médecins blancs — La Fabrique du préjugé racial, XIXe — XXe siècle, La Découverte, 2021.
- Propos développés lors d’une intervention au cycle « Pouvoirs & Dérives », au Café Congo en novembre 2021.
- Lucile Quéré, « Le self-help féministe d’hier à aujourd’hui », Webinaire autour de l’auto-santé des femmes, organisé par l’asbl Femmes et Santé en mai 2021, disponible gratuitement sur leur site.
- Une semaine sera proposée tous les matins à Bruxelles (deux groupes l’un ouvert à toustes et l’autre en non-mixité pour les personnes racisées) du 6 au 10 septembre 2022, dans le cadre des Days for Ideas, organisé par La Bellone à Bruxelles.