Votre livre sur les villes intelligentes se divise en trois trames, pourriez-vous nous les décrypter ?
Dans les discours ainsi que dans l’histoire de cette accointance entre la ville et l’intelligence, j’ai d’abord décelé la question de la visibilité. C’est la première trame. La ville, c’est quelque chose qu’on peut voir, qu’on peut lire aussi, qu’on peut décoder, déchiffrer. Là, il y a toute une tradition de pensée occidentale qui consiste vraiment à voir la ville comme un texte, un discours, comme quelque chose d’intelligible et de lisible. Qui a donc un certain ordre. Et on peut voir l’histoire de l’urbanisme comme étant, en partie, une histoire de visibilisation de certaines formes d’espace et de leur mise en ordre.
La deuxième trame traite de la machine ou de l’organisme. C’est une autre manière pour moi d’essayer de saisir cette articulation. Tantôt on voit la ville comme étant une grande machine bien huilée avec ses engrenages et ses mécanismes, tantôt comme un organisme complexe avec ses fonctions déterminées mais aussi ses pathologies. Là aussi, il y a toute une tradition de pensée qu’on peut mobiliser qui irrigue souvent les conceptions contemporaines de l’intelligence urbaine.
Et dans la dernière trame, qui évoque la géographie de l’intelligence, je cherche à penser l’intelligence elle-même comme un phénomène spatial, quelque chose qui se distribue dans l’espace. Et qui dit distribution dit aussi inégalités : l’intelligence n’est pas distribuée de manière égale. Il est important pour moi de montrer son caractère situé et matériel face aux discours qui soulignent ou qui prétendent que cette intelligence est dématérialisée et virtuelle. Je veux insister sur le fait que s’il y a une intelligence de la ville, elle sera toujours matérielle.
Pourquoi des trames plutôt que des traditionnels chapitres ?
La volonté de découper cela en trames plutôt qu’en chapitres linéaires, c’est ma manière de me dépatouiller avec cet objet, tant et si bien que l’on puisse parler d’un objet défini, qu’est la ville intelligente. Je travaille de manière un peu organique et pas très programmatique. Il s’agit pour moi de trois manières de réfléchir cette articulation entre ville et intelligence.
Pourriez-vous définir les trois termes essentiels de votre ouvrage, à savoir « intelligence », « ville » et « intelligence urbaine » ?
Au fur et à mesure de mon travail, je me suis rendu compte que les deux termes, ville et intelligence, sont tous deux difficiles à saisir, mouvants. Ils ont voulu dire beaucoup de choses dans l’histoire. Ils veulent encore dire beaucoup de choses aujourd’hui et renvoient, en tout cas en ce qui concerne l’intelligence, davantage à des jugements de valeur et à des positionnements sociaux qu’à un contenu conceptuel déterminé. L’inverse de l’intelligence, c’est : bête, idiot, ridicule… Quand on qualifie quelque chose d’intelligent, c’est toujours en creux pour qualifier ou disqualifier quelque chose d’autre.
Pour ce qui est de la ville, toutes les prévisions démographiques convergent sur des scénarios d’une concentration urbaine de plus en plus accentuée. Si (quasi) toute la population mondiale vit dans des villes, et si toutes les villes sont censées être intelligentes, la question qui se pose est de savoir ce qui restera au-delà, dans les non-villes et dans la non-intelligence. C’est une manière de prendre le problème. Mais pas forcément celle que j’ai voulu suivre ici.
Je n’ai pas voulu définir intelligence et ville, c’est intentionnel. C’est peut-être un peu frustrant, mais je viens d’une tradition de la philosophie qui cherche plutôt à problématiser et à déconstruire, à rendre problématiques des évidences plutôt qu’à ranger ou à clarifier les débats. Et cette question de la ville intelligente me semble mériter cette mise en problème. On en entend parler un peu à toutes les sauces, dans plein de discours différents, qu’ils soient commerciaux, politiques, médiatiques et même universitaires sans qu’on ne comprenne toujours très bien de quoi il s’agit. Pour ma part, je pense que pour répondre à cette question, l’enjeu n’est pas de dire qu’il faut apporter une définition. Il s’agit plutôt de montrer que derrière ces termes et ces concepts, il y a une pluralité de choses qui se passent et qu’en fait, la réalité est bien plus floue. C’est un ensemble de tendances, de mouvements, de phénomènes qui sont regroupés sous cette idée d’intelligence des villes.
Cela étant dit, il y a des petites définitions très minimales cachées dans le texte. L’intelligence, par exemple, je la définirais comme un aller-retour, un va-et-vient permanent entre une pratique sociale et la matière, entre un objet technique et un certain usage. C’est cet aller-retour qui suppose que l’intelligence n’est ni dans l’objet ni dans la pratique, mais dans leur articulation. Quant à la ville, la définition très minimale que je propose, c’est l’idée que la ville, c’est là où il y a une concentration maximale de matière organisée et de pratiques sociales.
Lorsque vous évoquez cet aller-retour avec la matière, quand vous évoquez l’intelligence des villes, vous parlez d’ « intelligence morte ». Qu’entendez-vous par là ?
Cette idée est venue assez tard dans mon processus d’écriture. Si je devais tout réécrire aujourd’hui, j’aurais peut-être commencé avec ça, ou j’en aurais peut-être fait la thèse principale du livre, mais elle est apparue au fil de mon travail.
C’est la conception de l’intelligence qu’on trouve souvent dans les discours prédominants autour de la smart city, que ce soit dans les discours promus par les politiques publiques ou les grandes industries telles que Google ou Cisco. On nous promet que les dispositifs et les réseaux techniques vont nous sauver et résoudre nos problèmes. Ce qui frappe dans ce discours techno-solutionniste, c’est que ce sont les objets qui sont qualifiés de smart. Ce n’est pas l’habitant·e ou l’utilisateur·ice. On ne parle pas d’habitant·e smart mais de smart building. Et là, il me semble qu’il y a quelque chose, une sorte de parallèle qui est intéressant à explorer, c’est cette idée d’intelligence morte. Je prolonge ici la critique marxiste de la fétichisation de la marchandise qui écrase et invisibilise le travail vivant pour essayer de saisir cette intelligence dont l’activité vitale et humaine semble étonnamment absente. Tout comme le capitalisme a réduit quelque chose de vivant comme le travail à une marchandise, il se passe, à mon avis, quelque chose du même ordre avec l’intelligence. L’intelligence est quelque chose de vivant, d’incorporé, de situé, c’est une pratique. Vivant et en même temps toujours en conflit ou en collaboration avec la matière, avec le non-vivant. On revient à cet aller-retour. Il me semble qu’oublier un des deux termes et tout mettre dans l’objet réifié [en philosophie, réifier signifie transformer en chose NDLR], ça pose quand même des questions fondamentales sur ce qui resterait de l’intelligence humaine, de l’intelligence vivante.
C’est là qu’on peut s’interroger sur la place de l’intelligence expérientielle. C’est l’une qui prend le pas sur l’autre, non ? Cette intelligence expérientielle, ce savoir situé, cette expérience de terrain va-t-elle perdre toute son importance parce qu’on va s’en remettre uniquement à cette intelligence morte ?
Je crois qu’il faut résister à cette tendance à noircir le tableau pour glisser dans une position technophobe de dire « on n’aura plus ceci ou cela, on perd quelque chose ». C’est toujours tentant, mais dangereux aussi. Parfois, j’ai tendance moi-même à glisser dans cette réaction… Mais il ne faut pas prendre les utilisateur·ices pour des idiot·es. Nous sommes encore au début de ce qui est en train de se passer à l’échelle culturelle. On vit les transformations des technologies numériques depuis vingt ans, ce n’est rien à l’échelle du développement de nouveaux savoir-faire et de nouvelles capacités. Les utilisateur·ices de ces dispositifs, de ces plateformes, de ces applications trouvent déjà des stratégies, des manières de se les approprier et d’en faire un autre usage. Je pense notamment à cet exemple que je donne dans le livre, celui d’un artiste activiste allemand, Simon Weckert, qui a rempli une brouette de smartphones géolocalisés pour créer un bouchon dans la ville. Ça, c’est une intelligence, c’est une manière de se réapproprier un dispositif, d’en avoir compris quelque chose de son fonctionnement sans forcément avoir ouvert la boite noire. Il n’est pas devenu expert informaticien. Il a juste saisi un truc dans l’aller-retour, cet aller-retour qui m’intéresse entre une pratique et le fonctionnement d’un dispositif technique. Il a capté un mode de fonctionnement qu’il a réussi à détourner.
Quand vous dénoncez la logique d’un gouvernement technique, c’est un peu ça aussi ?
Le gouvernement technique, ou ce qu’on peut appeler la technocratie, c’est cette idée qu’à tout problème existe une solution technique. Que la technologie va tout régler seule. Or, si on prend par exemple la gestion de la consommation de l’eau, on verra qu’en plus d’être une question technique, c’est aussi un problème sociologique, culturel et écologique.
Néanmoins, si on le souhaite, on peut aussi le réduire à un problème purement technique. Ce qui, à mon avis, empêche souvent de percevoir l’essentiel. Il est rare que ces solutions de types technocratiques marchent vraiment. En fait, elles déportent le problème ailleurs et en génèrent d’autres.
C’est là où il y a une vraie tension parce que d’une part, le projet de cette ville intelligente consiste justement à affirmer qu’avec ces nouveaux capteurs, ces nouveaux outils algorithmiques, l’intelligence artificielle, etc., on va pouvoir tout prendre en compte, on va pouvoir capter, avoir un système global hyper complexe qui rassemblera tous les paramètres, un truc de fou. Et à l’inverse, ce qu’on vient de dire nous, c’est que c’est bien plus compliqué qu’un « simple problème technique » et que c’est un problème global.
Je crois que ce que j’ai essayé de dire dans le livre, c’est que la ville, par essence, c’est de la multiplicité, de la pluralité et qu’il y aura toujours du conflit. Ça ne peut jamais être fluide, jamais parfaitement optimisé car ce qu’il faut optimiser pose toujours question et n’est jamais la même chose pour tout le monde. Aussi bien dans les projets mis en avant que dans les critiques de ces projets, il faut résister à croire qu’on saisit la réalité en prenant en compte le maximum de chose, c’est un vieux rêve d’unité, de complétude, d’absolu. Ce qu’on a ce sont des perspectives, divergentes ou convergentes, ce qu’on voit, éprouve et désire d’une ville est toujours une affaire politique dans le fond.
Vous dites qu’il y a une tendance à la fétichisation de l’automatisation, qu’est-ce que cela veut dire ? Et comment la défétichiser ?
On pense souvent que l’intelligence des objets va résoudre toute une série de problèmes magiquement. Il y a une sorte de magie dans le discours technocratique d’une ville intelligente. Les images qu’on utilise pour parler de ces choses sont magiques, oniriques, fantasmées. Le fétiche de l’automatisation suit la même logique. Quand je parle de fétichisation de l’automatisation, c’est pour rappeler qu’il y a du désir dans notre rapport à la technique. On désire qu’elle fasse certaines choses pour nous. On rêve d’une technique qui fonctionne tout le temps, sans heurts, à notre place sans qu’on ait besoin d’intervenir. Avec cette espèce de lubie qui revient depuis des centaines d’années, il faut bien le dire, qu’un jour, la technique nous permettra de nous allonger dans un transat et de laisser travailler les machines.
Or, on voit bien que ce n’est pas ce qui s’est passé depuis des centaines d’années. Au contraire, il y a une intensification du travail, de la mise au travail, du temps de travail. Pour moi, il y a un réel enjeu de défétichiser notre rapport à la technique et de ne plus la désirer simplement sous ce rapport d’automaticité. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des choses qui devraient fonctionner automatiquement. Mais on peut avoir d’autres rapports à la technique. Et la technique n’est pas à son optimum quand elle fonctionne de manière automatique. D’ailleurs, rien, aucun fonctionnement n’est parfaitement automatique. Une fétichisation est vouée à être frustrée. Et ça, c’est le deuxième enjeu de la défétichisation. Il s’agit de montrer que de toute façon, rien n’est automatique. Il y a toujours, et il y aura toujours, de l’humain derrière.
Vous utilisez les termes de colonisation, de frontières, de monde civilisé versus monde sauvage, ce sont des mots très forts. Pourquoi ces termes ? Pensez-vous que nous soyons, d’une manière ou d’une autre, dans un système colonial ?
Je crois qu’il y a au moins deux choses. La première chose qui est évidente, mais qu’il faut répéter, c’est que l’économie du numérique telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, à savoir l’oligopole de quelques plateformes, le rythme effréné du renouvellement des objets qui ont une durée de vie de plus en plus courte, la pollution et la surproduction qu’elle engendre, le manque de soin que cela suppose à l’égard des choses que nous possédons, repose sur une immense économie extractive à l’échelle mondiale mais qui produit plus de dégâts dans certaines parties du monde qu’ailleurs. Sans surprise, ces endroits sont des endroits anciennement colonisés. Je pense à l’Afrique centrale, notamment, et pas uniquement en amont de la chaine de production, mais aussi en aval. Ce sont aussi des pays qui reçoivent tous nos déchets électroniques. Il faut le rappeler sans cesse, tant on nous bassine avec des images de cloud et de virtuel, rappeler l’importance de la matière qui ne sort pas de nulle part et qui ne retombe pas dans rien.
La voiture électrique est un très bon exemple d’une solution technologique à un problème qui n’est pas tellement technologique. De même pour les zones de basse émission. En fait, cela force juste les gens à acheter de nouvelles voitures et ça affecte les populations les plus pauvres. Ces populations, dans une espèce de glissement sémantique malsain, deviennent aussi les personnes sales. Les riches ont des voitures propres qui ne polluent pas. Tandis que les pauvres, elleux, polluent avec leurs voitures sales.
Quand on regarde concrètement le projet de smart city, c’est un projet qui se déploie dans certains quartiers. Il est rare qu’il soit développé à l’échelle de toute une ville de manière égale. Ou alors, ce sont de nouvelles villes que l’on construit de toutes pièces. Quand c’est dans des anciennes villes, ce sont des zones post-industrielles, des ports, des usines désaffectées que l’on convertit en zones « smart » au détriment de friches, squats et occupations éphémères. Elles deviennent une espèce de terrain de jeu technologique, une vitrine où l’on va tester de nouvelles technologies de manière spectaculaire. Ce qui est marquant sur le plan sociologique et géographique, c’est que ces zones sont massivement occupées par des populations plutôt privilégiées. C’est très rare que ce genre de projet d’augmentation, d’intelligence, soit déployé dans des quartiers dits populaires. Le retour sur investissement est très faible, et puis il y a aussi cette idée assez prédominante que les habitant·es ne vont pas bien s’en occuper et que donc ça ne va pas marcher. C’est quand même une certaine conception de la technologie et de l’intelligence de ces technologies par et pour une classe sociale particulière.
Quand je parle de frontière, de monde civilisé, c’est dans cette idée que l’intelligence correspond à une géographie. Elle est distribuée dans l’espace et force est de constater que tout le monde n’y a pas droit de la même manière et que ça ne veut pas dire la même chose pour tout le monde. Et quand on pense à « la ville intelligente de demain », je pense que personne chez Google ou à la Région de Bruxelles n’a Molenbeek en tête, pour le dire de manière provocatrice. Or il n’y a pas de raison de croire qu’il y aurait là moins d’intelligence qu’ailleurs… tout dépend de qui ou ce qu’elle est censée servir.
L’intelligence des villes – Critique d’une transparence sans fin
Tyler Reigeltuth
Météores, 2023
Retrouvez de nombreuses interventions sur les enjeux sociaux, politiques et environnementaux des intelligences artificielles dans notre grand chantier en ligne « Sortir du vertige artificiel ».