Dans une famille, un évènement douloureux vécu par une ou plusieurs personnes, non « digéré », peut générer des difficultés, des souffrances, des besoins de réparation ou transmettre un « endettement » aux générations qui suivent. Cette observation clinique concernant les transmissions familiales est nommée « transgénérationnelle », parce qu’elle se transmet « sans mots » et le plus souvent de manière inconsciente.
Le propos de la clinique transgénérationnelle (un cadre d’intervention clinique posé par la psychologie interculturelle) est de se pencher sur nos héritages. Parmi ceux-ci, certains sont matériels : des briques, des photos, des espaces et toute une série d’objets, plus ou moins précieux aux yeux de celles et ceux qui les transmettent ou en héritent. D’autres héritages sont immatériels : les « histoires de famille », les discours sur les ressemblances entre un nouveau-né et tel aïeul ou le destin particulier de certains de nos ascendants, qui nous sont racontés et traversent les générations, portés par des mots.
Et puis il y a aussi, parmi ces héritages immatériels, des évènements (familiaux ou historiques), des ascendants oubliés (volontairement ou non), dont la transmission est caractérisée par le silence, par une absence de discours, ce qui ne fait pas entrave à leur transmission. Ces héritages silenciés sont parfois très encombrants. Telles des valises invisibles venues d’un passé, proche ou lointain, ces héritages deviennent le fil à la patte ou le boulet qui enchaine et entrave la capacité à cheminer, pour parvenir à accomplir ce voyage essentiel qui permet à chacun·e d’aller à la rencontre de lui/elle-même et de l’Autre. La clinique transgénérationnelle a pour objet de débusquer et remettre des mots sur ces transmissions muettes, afin de faire circuler à nouveau l’énergie et permettre une transmission saine entre les générations. Si cette méthode explore, dans le cadre des entretiens cliniques, les sources de nombreuses souffrances individuelles, elle ne peut ignorer les contextes globaux, notamment politiques et sociaux, qui sont parfois à l’origine de ces souffrances.
Ainsi, les évènements douloureux ou violents tels que produits par la colonisation peuvent avoir les mêmes impacts transgénérationnels, avec la particularité supplémentaire qu’ils font l’objet dans le meilleur des cas d’un « contentieux » et dans le pire des cas d’un déni, qui lient entre eux les États concernés (la France et l’Algérie, ou la Belgique et le Congo, par exemple) et bien entendu également leurs citoyens respectifs.
Lorsque les descendants de citoyen·nes issus d’un État ayant été colonisé par un autre vivent dans ce dernier, on peut imaginer la complexité qui en découle : non seulement les souffrances sont « silenciées » au sein des familles (la « petite » histoire), mais en plus, les évènements qui sont à l’origine de ces souffrances ne sont pas reconnus ni inclus dans la « grande Histoire ». Difficile dès lors d’entamer un travail de « réparation », individuelle, sur le plan clinique, et collective, sur les plans politique et social.
LA COLONISATION FRAPPÉE D’AMNÉSIE SOCIALE
Au sujet de l’amnésie historique, l’Europe n’en est pas à son coup d’essai : l’histoire coloniale, l’histoire de l’immigration, l’histoire de la contribution des combattants issus des colonies aux deux conflits mondiaux sont absentes des manuels scolaires et des grands récits historiques, ou, dans le meilleur des cas, réécrits dans un objectif de dédouanement face aux atrocités et injustices commises dans ces contextes historiques. Je ne citerai, à titre d’exemple, que la tentative d’inscription des bienfaits de la colonisation dans les manuels scolaires, en France. Un lien existe pourtant, entre ces étranges amnésies et la haine de l’Occident1 d’une part et les mouvements de repli sur soi de descendants d’immigrés, notamment « postcoloniaux », d’autre part.
Dans ses recherches, le sociologue Maurice Halbwachs2 se penche sur les effets d’évènements violents et traumatisants à l’échelle de toute une communauté humaine : plus un évènement est traumatisant pour une société, plus profondément celle-ci l’enfouit-elle dans sa mémoire. Un temps long est nécessaire pour que cet évènement ressurgisse en tant qu’objet d’analyse possible et, durant ce temps d’enfouissement, pas de travail de mémoire possible, le groupe social est désarmé face à cet évènement qu’aucune catégorie préexistante de la pensée sociale ne permet de comprendre. Les travaux d’Halbwachs permettraient de comprendre les comptes demandés par les ex-colonisés à leurs oppresseurs après de très longues périodes de silence, et ce bien longtemps après les périodes de décolonisation, pour peu qu’elles aient pris fin.
Qu’en est-il de la transmission de leur histoire auprès des descendants d’immigrés, que ces derniers soient issus des colonies, qu’ils aient combattu auprès des soldats européens contre le nazisme, ou encore qu’ils aient rejoint l’Europe sous couvert d’accords économiques bilatéraux ? Tant dans les familles que dans les livres d’histoire, ces évènements ne sont ni racontés, ni transmis. Les raisons de ces silences, propres à chaque acteur concerné, ne seront pas évoquées ici. Je me pencherai sur les effets de ceux-ci.
SILENCIER EMPÊCHE D’ARCHIVER
Si l’histoire d’une communauté n’est pas inscrite dans l’Histoire d’une société humaine, les souvenirs douloureux ne peuvent s’inscrire dans une mémoire collective reconnue et ils entravent l’affiliation à la société. Impossible d’oublier, impossible de se souvenir résume la psychanalyste Alice Cherki3. Il est impossible d’archiver dans sa mémoire des évènements dont on n’a pas pris connaissance. Mais si les faits ne sont pas transmis, les émotions et ressentis qui les accompagnent, eux, le sont, de génération en génération : c’est un point commun entre les descendants des soldats ou des travailleurs immigrés issus des colonies.
Actuellement, l’histoire des faits qui concerne leurs ascendants, qu’ils soient liés aux conflits mondiaux, à la colonisation ou à l’immigration, est très peu racontée et circule peu ou pas dans les canaux de transmission de « l’Histoire », notamment via les manuels scolaires et plus précisément les contenus des programmes d’histoire. Rares sont les élèves qui sortent de l’enseignement secondaire en connaissant l’histoire multiculturelle de la Belgique. Or il est nécessaire, pour tous ces citoyens, de trouver la bonne distance entre communauté d’origine et place dans la société, de permettre l’installation d’une « distance critique », autant du côté des origines que de celui de la société dans laquelle ils vivent et dont ils font partie.
Une restauration de la circulation de ces faits historiques permettrait immanquablement la construction de cette bonne distance, comme le souligne Benjamin Stora. Historien du colonialisme français en Algérie, il identifie trois matériaux qui permettent le travail historique : les documents et les sources écrites, la mémoire et la source orale et plus récemment les images. Le statut de la mémoire fait débat dans le monde des historiens, celle-ci n’est pas considérée par tous comme source scientifique valide. Pourtant, dit Stora « le travail historique de la mémoire est irremplaçable, surtout dans les situations de cataclysmes, de catastrophes, de ruptures, de deuils, d’arrachements et même de silence. Mais il y a encore des histoires qui continuent à être faites à partir des sources (…) et qui continuent à se méfier absolument de la parole des victimes ! »4
Cette méfiance s’explique, toujours selon ce chercheur, par le statut de la parole dans la construction de l’« Histoire », qui ne peut se faire sans entendre tous les protagonistes d’un évènement historique. Pour illustrer son propos, il évoque la loi du 23 février 2005 en France (loi reconnaissant un rôle positif à la colonisation) : « Ce qui m’a le plus intéressé, c’est que la France fait une loi sur la question coloniale sans se donner la peine d’entendre la parole de l’autre. C’est si bien la colonisation ? Et bien, qu’en pensent les anciens colonisés ? C’est incroyable d’écrire une histoire qui concerne tout le monde : les blancs, les noirs, les colonisés, les « anti-colonisés »… comment écrire cette histoire-là en écoutant qu’une seule parole ? »5
L’hypothèse de Stora est que cette écriture et ce récit officiel de « l’Histoire » empêchent la prise en compte de l’autre, par le déni de sa parole. Comme si la « vérité historique » des faits n’était contenue que dans une seule version, qui invalide les mémoires qui souffrent, qui sont blessées, alors qu’elles détiennent aussi une partie de la vérité historique et disent aussi une forme d’authenticité. Pour construire une Histoire officielle plus collective, toutes les mémoires doivent être incluses et trouver leur place dans le récit officiel, sans pour autant tomber dans le piège de la tyrannie de la mémoire. Ne pas y œuvrer, c’est prendre le risque de voir un jour se réveiller une mémoire révoltée, habitée par des sentiments d’injustice et d’exclusion. Le rôle de l’historien, toujours selon Stora, consiste à faire bouger les choses au niveau de la connaissance et de la reconnaissance, de faire changer les choses dans la société.
SORTIR LES ENFANTS DE L’ACTUEL
La transmission des évènements cachés ou oubliés de l’Histoire officielle qui concerne les descendants des migrants est essentielle, et se trouve aujourd’hui au cœur d’un double silence. Elle est coincée entre une absence de transmission officielle et un silence, une absence d’histoire dans les récits familiaux.
Les pères des années 80, descendants de ces combattants et des immigrés qui ont contribué à la construction de l’Europe, n’ont pas reçu grand-chose en héritage : absence de transmission du côté de leurs pères réels et silence dans la transmission de l’Histoire de la société dans laquelle ils vivent et sont nés, pour la plupart. « Que voulez-vous qu’ils transmettent à leur tour ? Ces enfants d’aujourd’hui ont été dans une double absence de transmission, à la fois de l’école et de la France, et à la fois du point de vue de ce qui a été leur héritage familial, personnel intime (…) Donc, il y a un sentiment de vide »6 analyse Stora.
Alice Cherki nomme « enfants de l’actuel » les descendants des immigrés algériens, issus d’anciennes colonies françaises. En rupture de filiation, les silences qui occultent la transmission de leur histoire familiale auxquels s’ajoutent les multiples violences symboliques qu’ils subissent ne leur permettent ni de s’inscrire dans la société, ni de se construire comme sujets. Toutes celles et ceux qui ont la haine, dans une grande souffrance psychique, en raison de ces silences sur leur histoire et de discriminations multiples qu’ils subissent. Les descendants des migrants d’aujourd’hui, dont l’histoire est empreinte d’une telle inhumanité que leur récit migratoire familial risque d’être lui aussi impossible à dire, seront-ils les enfants de l’actuel de la prochaine génération ?
Le travail des cliniciens, qu’ils soient du social, de l’éducatif ou du psychothérapeutique doit permettre de réinscrire ces faits dans un fil historique nommé, assumé et reconnu. Et ce travail de l’intime doit impérativement être accompagné d’un véritable processus politique de reconnaissance des faits commis par le passé, qu’ils soient glorieux ou inacceptables.
- En référence au livre de Jean Ziegler, La haine de l’occident, Albin Michel, 2008.
- Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, PUF, 1925.
- Alice Cherki, La frontière invisible. Violences de l’immigration, Editions des Crépuscules, 2006.
- Interview de Benjamin Stora, Revue Transculturelle l’Autre, vol.8 n°1, La Pensée Sauvage éditeur, 2007, p.15.
- Ibid. p.16.
- Ibid. p.23.