Qu’est-ce que la glottophobie ?
La glottophobie désigne les discriminations, les manifestations de mépris, de haine, les agressions, les rejets ou l’exclusion qui se basent sur le prétexte — évidemment illégitime et souvent illégal — que des personnes parlent une langue, ou dans des variétés d’une même langue, jugées non légitimes, incorrectes, mauvaises et non acceptables.
On sait que les façons de parler ou les langues qu’on parle sont constitutives de la personne, de son identité individuelle et de ses appartenances collectives. Ce sont donc bien des personnes elles-mêmes ou des groupes de personnes qui font l’objet de ces discriminations et non les pratiques linguistiques en tant que telles.
C’est donc quand on traite différemment une personne parce qu’elle parle français d’une façon différente du standard. Par exemple parce qu’elle a l’accent du Midi, l’accent des banlieues, utilise du vocabulaire du Nord ou des tournures syntaxiques régionales ou populaires, etc. Mais c’est aussi — notamment en France, car on a cette idéologie très prégnante du monolinguisme et de la suprématie du français — quand on discrimine quelqu’un parce qu’il parle une langue régionale, parce qu’il parle une langue de l’immigration, bref parce qu’il parle une autre langue que le français c’est-à-dire que la langue attendue, imposée et survalorisée.
Est-ce que vous pouvez donner quelques exemples d’actes glottophobes pour mesurer l’étendue du phénomène ?
Les actes glottophobes les plus anodins et les plus quotidiens, donc les moins remarqués, mais en même temps les plus répandus, qui maintiennent cet esprit de glottophobie, c’est tout simplement le fait de reprendre quelqu’un sur sa façon de parler. Par exemple, quand vous corrigez la personne sur sa prononciation, sur le mot qu’elle emploie ou sur sa tournure grammaticale, « on ne dit pas comme ça ! », « ah, tu as fait une faute », etc. Cela peut aussi être simplement de sourire ou rire de l’accent d’une personne, ou de l’imiter, avec un rire qui peut être sympathique, mais qui a aussi un côté un peu supérieur type « c’est rigolo ta façon de parler » ou « ça fait pas bien sérieux ». Ce qui peut avoir des conséquences importantes pour de gens qui pratiquent des métiers de la parole, des professions de la communication orale (journalistes, comédiens, hôtesses de l’air…) et qui sont discriminés dans leurs activités professionnelles du fait, par exemple, d’une prononciation méridionale du français. Parfois à tel point que certains ont dû la transformer en une prononciation très proche du standard parisien pour pouvoir exercer leurs professions. Cela concerne même des femmes et hommes politiques, car ceux qui voudraient faire une carrière nationale prestigieuse sont aussi obligés de gommer au maximum leurs caractéristiques et de les remplacer par d’autres.
Et puis ça peut aller jusqu’à, pour prendre les actes les plus graves, refuser à des personnes l’accès à leurs droits fondamentaux au prétexte qu’elles parlent une autre langue ou qu’elle parle « mal » le français. J’ai recueilli de nombreux témoignages de personnes à qui on a refusé l’accès aux soins, aux urgences d’un hôpital, à qui on a refusé l’accès à l’éducation, la participation à la vie démocratique, un logement ou un service — par exemple obtenir un document d’état civil à la mairie — en leur disant « vous reviendrez quand on vous comprendra », ou « si vous ne parlez pas français, vous n’êtes pas le bienvenu ici. »
Un des exemples frappants dans votre livre, c’est celui du petit enfant arabophone prénommé Ahmed, dont il prononce le h, une prononciation (de son propre prénom et dans sa propre langue donc) qu’un professeur français va lui faire corriger en « Amed », le tout en public et sans se poser de question !
Effectivement, il y a dans l’institution scolaire en France, une idéologie totalement endossée selon laquelle on est là non seulement pour corriger la langue ou les façons de parler des enfants, mais aussi pour leur inculquer une façon de parler qu’on considère comme meilleure et supérieure, et que celle-ci doit être unique, c’est-à-dire exclusive des autres façons de parler, des autres langues. J’ai recueilli énormément de discours d’enseignants, de règlements intérieurs qui interdisent l’usage d’autres langues que le français (y compris dans la cour de récréation), de scènes de classes comme celle à laquelle vous venez de faire allusion, où des enfants sont clairement discriminés (notez au passage qu’on n’aurait pas demandé à un enfant prénommé John de le prononcer « Jaune »). Ils n’ont pas le droit de parler leur langue (alors que ça pourrait être une ressource d’apprentissage), d’avoir leur façon de parler le français, ni même d’avoir leur propre prénom… Or, personne ne pense faire mal : les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est à la fois moralement, mais aussi juridiquement condamnable, parce que c’est la mission intégrée depuis longtemps de l’école en France.
L’année dernière, il a fallu réenregistrer la bande-son de certaines séquences de la série belge francophone « Ennemi public » pour l’expurger de certains « belgicismes » (« septante », « nonante », « bourgmestre »…) car une chaine française, TF1, l’imposait comme condition à sa diffusion. Est-ce que ça relève de la glottophobie ?
C’est clairement une forme de discrimination. C’est bien un traitement différencié puisque, à l’inverse, si une série produite en France avait été adoptée par la RTBF, on n’aurait pas demandé aux Français de dire « septante » à la place de « soixante-dix ». Il n’y a aucune raison valable de faire porter sur les gens qui parlent le français de Belgique une exclusion de ce type-là. La seule bonne démarche, ce serait au contraire d’habituer les Français – ils le sont d’ailleurs déjà en grande partie – à entendre des gens parler le français avec d’autres mots, y compris avec ce que l’on appelle les « belgicismes ».
À ce sujet, on peut également penser à cette abominable habitude de sous-titrer les francophones dès lors qu’ils ne parlent pas dans un français suffisamment proche du standard parisien. C’est très fréquent à la télévision française lorsqu’il y a des interviews, dans des documentaires, dans les journaux télévisés de sous-titrer des francophones québécois, africains, algériens, et parfois même de France quand ils ont un français très marqué localement, comme par exemple un français méridional. C’est une façon de mettre les gens à part, de leur dire « ce n’est pas à nous de faire l’effort de vous comprendre », de leur signifier qu’ils doivent parler comme nous, ou que sinon, on les traduira avec un sous-titrage. C’est une façon de rejeter les gens hors de la langue. De leur dire qu’on ne vous écoutera que si vous parlez comme nous.
De manière générale, cette idée de priver certains du droit à la parole, y compris sur le plan médiatique, politique ou syndical, et de les exclure du débat public au prétexte que leur façon de parler ne serait pas acceptable ou audible pose évidemment un problème d’exercice de la citoyenneté et d’accès à la démocratie.
Est-ce qu’il y a une correspondance entre les discriminations glottophobes et les discriminations sociales plus globales ?
Bien sûr, les discriminations sont liées et se cumulent souvent. L’analyse sociopolitique que j’ai faite de ce phénomène, en retraçant son développement historique, puisqu’on en a des traces dès le 17e siècle, c’est qu’il s’agit évidemment d’utiliser le prétexte linguistique pour séparer la population entre les privilégiés et les classes populaires. Les classes supérieures aristocratiques et la grande bourgeoisie sous l’Ancien Régime, puis la bourgeoisie dominante à partir de la Révolution française, instaurent leur langue en « bonne langue » et en modèle linguistique. Ce qui leur permet non seulement de capter le pouvoir symbolique, comme aurait dit Bourdieu, c’est-à-dire le pouvoir culturel et le prestige linguistique, mais aussi de capter le pouvoir politique. Et ça leur permet dans le même temps d’en interdire l’accès aux classes populaires en leur disant qu’ils parlent mal, qu’ils ne savent pas s’exprimer, que leur langue est inefficace pour penser et que du coup, ils ne doivent pas avoir accès aux lieux de décision aussi bien éducatifs, culturels que politiques.
Il y a eu et il existe encore tout un discours selon lequel l’imposition du français et du français normé a été un progrès et a élevé la population. C’est vraiment un discours typiquement colonial : « on vous est supérieur, si vous voulez devenir comme nous, on va vous aider à devenir comme nous, mais il faudra que vous arrêtiez d’être ce que vous êtes. »
La glottophobie se concentre donc plutôt sur les langues populaires, ouvrières, rurales, l’accent des banlieues…
Tout à fait, ainsi que les langues régionales qu’elles soient rurales ou urbaines, parce qu’il ne faut pas oublier que jusqu’à une époque récente, elles étaient aussi des langues véhiculaires dans beaucoup de villes de France. Et aussi évidemment les langues de l’immigration. Et puis cela concerne aussi les langues parlées par les populations des pays de l’ancien Empire colonial français. Par exemple, il y a cette idée qu’en Afrique il n’y aurait pas de « vraies » langues c’est-à-dire qui correspondent au modèle de la langue dominante française (une langue écrite, standardisée, de prestige etc.) mais qu’il n’y aurait que des dialectes.
En fait, c’est le même discours colonial, qui a été tenu contre le breton, le provençal, et, plus proche de vous en Belgique, le picard et le wallon, que celui qui est tenu contre le wolof ou les langues kanak. Pour rappel, en Nouvelle-Calédonie, la législation française indiquait jusqu’en 1983 que les gens étaient passibles d’une peine de prison s’ils étaient surpris à parler leur langue en public ! Et des gens ont effectivement fait de la prison pour ça ! Il y a vraiment cette idéologie de monolinguisme en France, de mise en supériorité d’une langue par rapport à toutes les autres et de disqualification totale de toutes les personnes qui parlent d’autres langues au point de les exclure de l’école, du régime social et même de les exclure de la vie libre puisqu’il y en a même qui ont été en prison à cause de ça.
Est-ce que cette discrimination touche plus particulièrement les langues africaines et la langue arabe ?
En France, actuellement, les parties de la population qui sont les plus visées par la stigmatisation sociale par les dominants, ce sont les populations immigrées ou d’origine immigrée venues du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, c’est-à-dire du cœur de l’ancien empire colonial français. Ainsi que les populations jeunes des quartiers populaires. On les discrimine non seulement sur des prétextes linguistiques, mais aussi avec des prétextes xénophobes, liés par exemple à la couleur de leur peau ou à cause de leurs convictions religieuses puisqu’en France, on constate le développement d’une très forte islamophobie depuis le début des années 2000.
Il y a un système de cumul des discriminations puisque, effectivement, les langues que parlent ces populations-là ou les façons qu’ils ont de parler le français font aussi l’objet d’une stigmatisation et de glottophobie. Ces discriminations linguistiques viennent donc s’additionner à d’autres prétextes de discrimination. On leur dit qu’ils parlent mal et qu’on va les éduquer à parler bien. Que s’ils ne réussissent pas dans la société, c’est parce qu’ils ne savent pas bien parler français ou parce que leurs parents leur parlent une autre langue ! On leur objecte même le fait d’être bilingue ou plurilingue ! Ainsi, si vous êtes bilingues français – anglais, français – allemand ou même français – chinois, ce sera très chic et encouragé. Mais si vous êtes bilingue français – algérien ou français – wolof, ce sera très mal vu et découragé !
Qu’est-ce que l’insécurité linguistique qui résulte du fait de ne pas pouvoir s’exprimer dans sa langue ou dans la manière dont on souhaite la parler ?
Le concept d’insécurité linguistique, très bien défini par Michel Francard de l’Université de Louvain-la-Neuve, c’est, en sociolinguistique, le fait qu’une personne confrontée à des modèles linguistiques qu’on lui présente comme supérieurs au sien va intérioriser l’idée qu’elle parle mal, ce qui va l’insécuriser dans ses prises de parole.
L’un des effets les plus connus de cette insécurité linguistique s’appelle le mutisme électif à l’école et concerne ces élèves qui se taisent, qui ne prennent jamais la parole. Et pour cause, si à chaque fois qu’un enfant essaye de prendre la parole, on lui a interdit de continuer parce qu’il ne le faisait pas dans la langue attendue ; ou bien qu’on a stigmatisé sa façon de parler, c’est-à-dire qu’on l’a corrigé, coupé, repris, voire qu’on s’est moqué de lui en disant que sa manière de parler était grotesque, sans évidemment prêter la moindre attention au contenu de son propos, mais uniquement à la forme… Devant l’humiliation et l’interdiction répétées de prendre la parole, on finit par se taire et intérioriser une forme d’autocensure de ses ressources linguistiques.
C’est évidemment ce qu’il y a de pire dans les relations sociales, non seulement pour réussir une éducation, pour avoir accès à ses droits, mais aussi parce que les gens ne peuvent pas contester la discrimination dont ils sont les victimes puisqu’ils n’osent plus prendre la parole.
Comment peut-on lutter contre cette glottophobie ? Comment « développer un rapport plus généreux, plus relaxé à l’égard des langues, aux langues au pluriel, à la multiplicité de leurs expressions et de leurs variations » comme vous l’évoquez ?
C’est un travail de longue haleine face à une idéologie linguistique et politique qu’il faut réaliser à tous les niveaux et en même temps. Il s’agit aussi de lutter contre les intérêts de certains privilégiés, qui vont évidemment les défendre bec et ongles.
Il y a d’une part un travail de combat juridique et en faisant évoluer les normes juridiques dans le sens des droits linguistiques, par exemple en transformant les lois sur les discriminations. On peut aussi s’inspirer des systèmes juridiques, des systèmes sociaux, des systèmes éducatifs, de pays beaucoup plus ouverts à la pluralité linguistique comme le Canada.
Et il y a d’autre part un travail de transformation des représentations sociales. Il faut que les systèmes éducatifs cessent de rendre les gens glottophobes, mais les éduquent au contraire à l’acceptation et à la valorisation de la pluralité linguistique. Qu’il s’agisse du fait que les gens parlent plusieurs langues ou du fait qu’il y ait plusieurs façons de parler la langue de scolarisation, par exemple le français. Ça veut aussi dire éduquer les gens grâce aux médias. En tant que chercheur, je m’y consacre car je pense qu’on a un devoir de diffusion de nos analyses scientifiques (faire des conférences, donner des interviews) pour aller contre les croyances. On doit se mouiller pour faire prendre conscience aux gens que les langues ne sont pas pures, qu’elles ne fonctionnent pas sur le principe de l’unicité, mais sur le principe de la diversité. Et qu’il faut mettre en œuvre les droits linguistiques.
Et à un niveau individuel ?
Il faut développer des pratiques linguistiques alternatives lorsque c’est possible : utiliser l’orthographe rectifiée de 1990, l’écriture épicène, parler un français moins normé lors de rencontre publique, introduire de-ci de-là dans ses écrits des mots d’autres langues pour habituer les gens à l’idée qu’on peut communiquer avec plusieurs langues, que ce n’est pas un problème, au contraire, que ça marche même plutôt mieux qu’en en utilisant une seule.
Et enfin, il y a tout un travail sur nos comportements quotidiens à faire : arrêter d’avoir des jugements absolus et arbitraires sur les langues ou sur la façon de parler des autres et diffuser une autre éthique linguistique, que les gens aient des valeurs renouvelées à propos des langues et de la parole des gens, et donc des gens dans leur parole.
Dernier ouvrage paru : Les mots piégés de la politique, Textuel, 2017