Pour aborder l’inflation, l’on partira du discours de la gardienne de l’orthodoxie économique à savoir la Banque Centrale Européenne (BCE). À la page « Qu’est-ce que l’inflation », la BCE avance que : « Dans une économie de marché, les prix des biens et des services varient. (…) On parle d’inflation lorsque les prix augmentent globalement »1. Mais la BCE nomme aussi « inflation » une hausse des prix de 2 % : « Notre mission est de maintenir la stabilité des prix. Pour ce faire, nous veillons à ce que l’inflation, (….), reste faible, stable et prévisible à un taux de 2 % ». Aucune explication n’est donnée quant aux raisons justifiant ce taux.
Nécessité de l’inflation
On déduit néanmoins de la mission de la BCE qu’« il faut de l’inflation dans une économie. L’inflation, c’est comme l’huile dans un moteur : cela permet qu’il ne se grippe pas. Idéalement, nous devrions avoir une inflation entre 1 et 2% ». Une inflation trop faible « laisse peu de possibilités aux entreprises pour augmenter leurs marges ».
Le mantra de la croissance dicte cette logique. Ce qu’expose fort clairement le Ministère français de l’Économie : « La croissance est indispensable pour faire face à bon nombre de problèmes économiques et sociaux, celui du chômage en premier. (…) Les leviers de la croissance sont la quantité de travail, la quantité de capital et le progrès technique mis en œuvre dans un pays donné » [4].
Dans les faits, les « facteurs de production » (au sens orthodoxe) sont dépendants du « progrès technique » — aujourd’hui renommé « innovation » — sans lequel vient un moment où stagne la production. Or le progrès technique a des coûts : la recherche, les adaptations techniques etc., qui se répercutent sur le prix des marchandises. C’est donc en raison de la croissance poussée par l’innovation que, pour autant qu’elle soit prévisible, stable, etc., l’inflation est nécessaire.
Derrière le discours
La croissance, et donc l’inflation « maitrisée », est présentée comme la panacée sociale. Il convient de mettre en évidence ce que cache ce discours policé.
- On peut d’abord rapidement souligner que la croissance, même « verte »2, est à l’origine de l’essentiel des maux écologiques et que, comme telle, elle ne peut pas être une politique adéquate.
- D’autre part, que l’on sache, la croissance n’a jamais empêché que le chômage restât une variable d’ajustement — dont les modalités, déjà fort peu confortables, sont sans cesse rabotées.
- Plus fondamentalement, la « croissance » n’est que le terme dont use l’économie orthodoxe pour désigner la reproduction élargie (l’accumulation) du capital. Au reste, on ne peut dire que les instances officielles s’en cachent vraiment : la politique de l’UE favorise la croissance économique en créant un environnement favorable aux entreprises (dixit la BCE). À 2 % d’inflation environ, les entreprises peuvent augmenter leurs marges ajoute un « stratégiste »…
Or, la base de l’accumulation – les marges — c’est la « survaleur » : la part de valeur créée par eux, mais non payée aux salariés3. Cette exploitation vient accroitre le capital quand est réalisée la vente de la marchandise et que sont déduites les différentes charges, lesquelles sont calculées dans « un environnement favorable », synonyme d’incessants allègements. Exploitation et appauvrissement des services publics — causé par l’orientation des « prélèvements » vers les entreprises — sont le lot des travailleurs soumis à l’inflation « normale ».
Dérapage… et silences exemplaires
Il arrive en outre – et l’époque le démontre amplement – que l’inflation dépasse le seuil de 2 %. L’orthodoxie invoque alors diverses causes que l’on peut résumer comme suit4 : il y a inflation soit quand, pour diverses raisons monétaires (par exemple, « lorsque le pouvoir des syndicats est trop fort » — sic) la demande dépasse l’offre, soit quand les coûts de production (fournitures, etc.) augmentent. Ce qui en creux signifie que jamais l’inflation n’est liée à la recherche du profit. Qu’on se le dise !
Le silence est ici total quant à des mécanismes inflationnistes essentiels, pour la simple et bonne raison qu’ils ne correspondent pas au credo de l’équilibrage des prix par le marché. On citera pour mémoire le fait que la grande distribution et les producteurs profitent de l’inflation pour augmenter leurs marges5. Le procédé tournerait aux alentours de 5 % de profit supplémentaire, différemment répartis entre distributeurs et producteurs selon les rapports de force : lors d’une négociation, la puissance de Coca Cola n’est pas celle d’une coopérative agricole.
Par ailleurs, rien n’est dit de la spéculation. Or, le phénomène est patent en matière d’inflation comme l’ont expliqué Maurizio Sadutto et Simon Bourgeois6. Le mécanisme est le suivant. Le marché recourt normalement au « contrat à terme » qui permet de conclure une transaction qui ne se clôturera que plus tard. Cet échange permet de sécuriser les contractants : un agriculteur est certain de vendre son blé à un prix fixé d’avance à un meunier, assuré lui de recevoir la marchandise à la date qui lui convient. Mais, la financiarisation de l’économie a conduit des éléments aussi essentiels que la nourriture à être cotés en Bourse, de même que les contrats dont ils font l’objet, ce qui ouvre la porte à la spéculation.
Or, c’est précisément ce qu’il s’est passé en mars et juin 2022 : une spéculation massive sur les marchés des produits agricoles. « En quelques semaines, 26 milliards de dollars sont arrivés sur ces marchés » indique Olivier de Schutter, cité par l’article. Des millions de tonnes sont échangés entre vendeurs et acheteurs de manière virtuelle et automatisée dans des bourses aux céréales. À chaque transaction, jusqu’à la livraison effective qui n’intéresse aucun spéculateur, le vendeur s’enrichit en raison de la montée incessante des prix, elle-même alimentée par la spéculation qui crée l’impression d’une demande énorme. « C’est un peu comme des vautours sur une carcasse. Quand ils sentent l’odeur de quelque chose d’alléchant, ils viennent et ils spéculent » indique un négociant physique qui lui manipule réellement du blé. Et qui précise que cette spéculation représente aujourd’hui jusqu’à 80% du marché à terme amplifiant « les hausses ou les baisses qui auraient dû être normales ». Selon De Schutter, elle pourrait même être responsable de 40% de la hausse spectaculaire constatée de février à juin 2022. Profits records à la clé « parce qu’ils ont parié de manière très intelligente sur une hausse de prix que ces paris ont eux-mêmes provoquée » précise-t-il.
Ce dont témoigne le rapport annuel d’Oxfam relatif à l’année 2022 : en moyenne, « la fortune des milliardaires augmente de 2,7 milliards de dollars par jour ». Plus particulièrement, « les entreprises des secteurs de l’alimentation et de l’énergie ont plus que doublé leurs bénéfices en 2022, versant 257 milliards de dollars à leurs riches actionnaires. »7
Et l’indexation alors ?
La plupart des pays ne recourent guère à l’indexation dite automatique des salaires ; sous la pression sociale, quelques-uns résistent cependant, dont la Belgique.
L’on sait que le calcul de l’inflation se base sur l’Indice des Prix à la Consommation (IPC) estimé par la variation des prix d’une sélection de marchandises censées être représentatives de la consommation des ménages. Pour calculer l’indexation des salaires, l’on recourt cependant à l’« indice-santé ». Il s’agit en réalité de réduire au maximum le pourcentage de l’inflation en retirant de l’IPC les biens et services les plus susceptibles de connaitre des hausses importantes : « La valeur actuelle de cet indice est obtenue par la soustraction de certains produits du panier de l’indice des prix à la consommation, à savoir les boissons alcoolisées (achetées en magasin ou consommées dans un café), le tabac et les carburants, à l’exception du LPG. »8
De surcroit, différentes méthodes sont utilisées pour le minorer encore. Un seul exemple : si les ordinateurs, à prix relativement stables d’une année à l’autre, connaissent une augmentation de puissance, leur prix (et en conséquence l’inflation globale) sera considéré comme ayant baissé. Et pourtant, la puissance (par exemple de la mémoire vive, ou RAM) étant de série, l’acheteur n’a guère le choix même si le prix n’augmente que légèrement, il est encore et toujours à débourser !
Enfin, pour automatique qu’elle soit, l’indexation n’est pas quotidienne (et encore moins rétroactive) : durant le laps de temps, variable selon les secteurs, qui sépare la constatation de l’inflation et l’indexation du salaire, la « facture » revient entièrement au consommateur.
Bref, si l’indexation est une conquête sociale à défendre bec et ongles, il ne convient pas de s’illusionner : elle est tout à la fois discrètement détricotée et clairement remise en cause par l’Europe.
Pour résumer…
- Une certaine inflation, mais maitrisée est nécessaire pour assurer la croissance – essentialisée par le discours orthodoxe.
- Or, la croissance, c’est la reproduction élargie du capital qui n’est générée en dernier ressort que par la survaleur – soit par l’exploitation des travailleurs à qui est extorquée une partie de la valeur qu’ils créent
- En outre, des crises inflationnistes peuvent survenir qui alimentent une spéculation effrénée qui grève plus lourdement encore l’inflation. La spéculation est due à la situation où nous a conduits l’internationalisation massive des échanges sur les places boursières. L’exemple de la guerre que mène la Russie en Ukraine est paradigmatique à cet égard : ce sont 23 % des exportations mondiales de blé, 45 % des importations de gaz naturel, 30 % du pétrole brut et 15 % des produits pétroliers de l’Union européenne qui sont soumis à la spéculation !
- Les travailleurs sont les doubles victimes et de l’inflation (plus ou moins gravement selon son taux) et de la croissance : l’argent ne créant pas d’argent, c’est leur exploitation qui alimente les fortunes colossales amassées par les milliardaires !
Ne serait-il pas temps de penser et d’agir autrement ?
- La BCE ajoute « l’inflation érode progressivement la valeur de la monnaie parce qu’elle ne permettrait plus d’acheter autant qu’auparavant : en réalité, en ce cas, le problème vient de ce que le pouvoir d’achat ne suit pas l’augmentation des prix (on dirait en Belgique n’est pas « indexé »), et pas (seulement) d’un problème monétaire.
- Dont la page qu’y consacre l’OCDE est un exemple parfait : Qu’est-ce que la croissance verte et comment peut-elle aider à assurer un développement durable ? —
- Fussent-ils Chinois, Indiens, Bangladais, etc.
- Pour plus de détails, voir : Notion : L’inflation
- Voir par exemple Nicolas Sohy, « Les supermarchés, symbole de la crise : pourquoi le prix de votre caddie n’est pas près de diminuer », Moustique, 8/02/2023 —
- Ce passage consacré à la spéculation est basé sur l’article « La spéculation boursière sur les céréales a contribué à la hausse des prix de nos courses » de Maurizio Sadutto et Simon Bourgeois, rtbf.be, 21/02/2023.
- Martin-Brehm Christensen et al., La loi du plus riche (Pourquoi et comment taxer les plus riches pour lutter contre les inégalités), Oxfam, 16/01/2023.
- Comme l’indique le gouvernement à l’article Indice santé de son site.