Une idée de plus en plus répandue actuellement dans les milieux militants est que l’on doive s’amuser dans la lutte, voire être amusant (Brigade des clowns, manifiesta, conférences gesticulées ou vidéo humoristique sur YouTube). Est-il devenu nécessaire de faire rire pour mobiliser et pour faire réfléchir ?
Il n’est pas nécessaire de faire rire pour mobiliser ou faire réfléchir. Le militantisme n’a pas le devoir d’être drôle en tout temps. Si la posture humoristique devient un impératif, quelque chose cloche. La gaieté de commande étouffe l’humour. Cela se remarque particulièrement du côté de l’industrie du divertissement qui, le plus souvent, prescrit le rire comme une dose de vitamines pour contrer la fatigue et la misère quotidienne. Les sourires cherchent à voiler la tristesse, mais celle-ci réapparaît aussitôt dans des formules que nous répétons sur un ton résigné : « c’est la vie » ou encore « mieux vaut en rire ».
Cela dit, les exemples humoristiques que vous donnez peuvent tout à fait devenir des forces mobilisatrices et attiser la réflexion au sein d’un contexte plus large de contestation à la fois sérieux, engagé et très sensible aux souffrances sociales. Je dirais même qu’une certaine conscience humoristique gagne du terrain au sein de plusieurs milieux militants et qu’il faut la saluer. Par opposition au héros tragique porteur d’un grand projet émancipateur où l’humain pourrait enfin atteindre sa nature authentique (ce qui demande un sérieux plutôt rigide), la conscience humoristique apporte une consolation à la perte de cet Horizon sans rien perdre de sa dissidence.
L’humour, par son jeu et ses tensions avec les idées reçues, entretient la conscience de la possibilité de transformer le monde pour le mieux, tout en sachant que l’actualisation héroïque d’une société idéale est une vue du passé auquel il ne convient plus de s’accrocher. C’est-à-dire que l’humour ressurgit devant les grandes Utopies orgueilleuses (autoritaires, transcendantes) de certaines franges révolutionnaires autant que devant les grands Principes ou les grandes Vérités des discours dominants (capitalisme, patriarcat, libéralisme) pour mettre en évidence leur ridicule, pour les fissurer, pour qu’ils « éclatent » par le rire. Sans présenter de solutions toutes faites et sans prescrire précisément ce qu’il y a à faire, l’humour permet de pressentir que la vie est plus riche et diversifiée que ce qu’elle peut sembler être au sein du monde administré. Lorsque les façades idéologiques sont ainsi ébranlées, nous pouvons entrapercevoir qu’elles cachent des possibilités de vie inouïes même si l’état écrasant de la société en bloque actuellement la réalisation. L’humour est une promesse de bonheur qu’il ne peut pas tenir à lui seul. Sans cette conscience humoristique, l’essoufflement des forces dissidentes pourrait s’accélérer.
La fonction cathartique de l’humour et de la satire, le côté « défouloir », en désamorçant les colères, ne risque-t-il pas de démobiliser politiquement ? Ou au contraire, peut-il permettre d’amorcer une contestation ?
Tout dépend de la précision du trait créatif de l’humour. L’obsession pour la bouffonnerie bête à l’égard de la domination annonce une joie illusoire, une consolation qui rime plutôt avec la résignation, le refus de penser au profit d’un amusement qui, en fin de compte, participe à la misère. De la même manière, si, après avoir bien ri ensemble de tel politicien ou de tel homme d’affaires, nous retournons bien satisfaits à notre quotidien, rien ne change. L’humour émancipateur agit plutôt comme une propédeutique à plus de contestation, à davantage de réflexion. Il nous montre d’abord et avant tout que les obstacles qui semblent si puissants, si grands, si inébranlables ne sont rien de plus que des produits sociaux et historiques qui peuvent être surmontés, qui sont périssables, qui ne sont pas la fin de l’histoire. Sans non plus sous-estimer la puissance de l’idéologie qui les sous-tend, l’humour donne le courage de faire face aux puissances de la domination sociales en riant de leur emprise dite naturelle. Cela étant dit, cet humour n’est pas tout à fait rassurant non plus. Une certaine angoisse face aux changements de perspectives et aux chamboulements de nos idées peut accompagner ces rires. L’humour brise les repères au lieu d’en donner des nouveaux. L’humour peut nous révéler que nous avions tort de tenir si fermement à certaines vérités.
Quels usages politiques de l’humour et du rire sont possibles ?
Je suis contre les approches fonctionnalistes de l’humour et du rire. À mon avis, ils n’ont aucune fonction sociale précise ou unique. L’humour peut avoir pour fonction d’accentuer la honte, mais il peut aussi libérer. En ce sens, je distingue l’humour policier de l’humour anarchisant ou éthique. Le premier est celui auquel nous sommes malheureusement si habitués. Il mise sur la réitération des stéréotypes, il fige les identités et renforce les hiérarchies actuelles. Je pense, entre autres, à l’humour sexiste, raciste, islamophobe ou homophobe. L’humour policier rassure sans cesse les rieurs d’être du bon côté. À part les corps orgueilleux emportés par le rire, rien ne bouge. Le second, l’humour éthique ou anarchisant, s’en prend précisément à cet ordre policé du monde. Il joue avec les identités, il déjoue les normes oppressantes établies. Il tourne en ridicule tout ordre fixe qui enserre la vie.
Avec quels moyens d’action concrets et sur quel champ cet humour progressiste et émancipateur peut-il se développer ?
Ses moyens n’ont d’autres limites que celles de l’imagination et de la réalité sociale. C’est-à-dire que l’imagination humoristique, pour pouvoir être émancipatrice, ne peut aller dans tous les sens. Elle doit conserver son entière liberté tout en se rapprochant au plus près des forces réelles qui étouffent la vie dans un contexte donné. L’imagination, pour me servir librement d’une expression d’Adorno, doit être exacte. L’humour ne tire pas à l’aveuglette. Il doit trouver une manière originale et créative de faire voir ce qui cloche dans l’ordre des choses afin d’exprimer, à mots couverts, la souffrance que nous partageons. L’œuvre de Beckett ou de Kafka peut tout aussi bien y arriver que l’inventivité humoristique que nous retrouvons dans les manifestations progressistes (slogans et pancartes), les vidéos militants en ligne, les livrets distribués dans la rue ou à l’université. Le spectre est très large, les exemples sont nombreux et diversifiés. Si la cible (le patriarcat, le capitalisme, le racisme, les hiérarchies fixes, etc.) est habilement touchée par l’imagination exacte de l’humoriste et qu’il permet d’en voir le ridicule, l’humour éthique ou anarchisant apparaît. Si la moquerie est complaisante, qu’elle ne suscite aucun intérêt, qu’elle veut faire rire à tout prix à la manière de l’industrie, elle échoue.
Pourquoi est-ce que l’humour le plus répandu et le plus acceptable dans nos sociétés émane en majorité des catégories dominantes ? Et qu’est-ce que cela peut entrainer chez les individus de groupes subalternes d’accepter et intérioriser une forme d’humour extérieure à leur groupe ?
Les dominants possèdent les moyens de production. Cela est aussi vrai, bien sûr, du côté de la culture. Leurs valeurs et leurs rapports aux autres sont souvent reflétés dans l’industrie du divertissement. Au Québec, par exemple, la scène officielle de l’humour est traditionnellement occupée par des hommes privilégiés. Il semble que les choses tendent à changer, mais sur 22 nouveaux spectacles d’humour en 2017, seulement deux sont des one-woman-show. Le sexisme teinte depuis longtemps l’humour grand public, au point d’être banalisé. Plusieurs obstacles se dressent devant les femmes qui veulent faire un humour différent, féministe, touchant leurs problématiques. Le danger est de croire que l’humour traditionnel des hommes est la seule voix à suivre pour faire rire, d’intérioriser les codes dominants ou de ne pas oser en créer de nouveaux – quoique, en non-mixité féministe, le rire se donne sans doute des libertés plus grandes en raison de l’affinité établie, de l’absence d’une potentielle réaction violente. En effet, quand les femmes transgressent les codes conservateurs de l’humour, elles doivent trop souvent composer avec un milieu réactionnaire.
Derrière l’image cool et décontractée de celles et ceux qui prétendent rire de tout (alors que ce n’est jamais le cas) se cache parfois un refus très rigide de changer les choses. Du côté militant, elles font face à des enjeux similaires. Même si l’ouverture au changement est plus grande, les hommes prennent traditionnellement plus de place quand vient le temps de faire des blagues et ils s’accommodent souvent trop bien de la culture humoristique dominante pour tenir des propos en contradictions avec les valeurs qu’ils défendent pourtant radicalement lorsque le ton est sérieux. Aussi, la mise en évidence de la violence de l’humour policier est une tâche ingrate, difficile, mais nécessaire pour changer les choses. Pourtant, les personnes visées par cet humour de la domination sont souvent laissées à elles-mêmes, seules, quand vient le temps de nommer ces problèmes.
Pourquoi dites-vous qu’il est plus facile de rire des dominés, des minorités, des groupes subalternes que des dominants ? Des émissions ou humoristes ne ciblent-ils pas des gens riches et célèbres, des PDG, des hommes et femmes politiques, etc ?
Il est vrai que plusieurs émissions humoristiques visent les personnes puissantes, les personnalités publiques et politiques. Celles-ci en viennent même souvent à devenir des complices dans les émissions ou les spectacles où l’on se moque d’eux. Accepter la satire ou la moquerie est devenu important pour les personnalités publiques qui souhaitent mettre de l’avant la supposée souplesse de leur personnalité. Celles qui s’indignent face aux caricatures que l’on peut faire d’eux n’ont qu’à bien se tenir. D’ailleurs, il est encore très tôt pour tirer des conclusions et la plupart des analyses tendent à saluer les nombreuses satires sur Donald Trump, mais il pourrait aussi, peut-être et sous toute réserve, devenir une figure déterminante pour dire que ce genre de ridicule exposé dans les grands médias ne tue pas, au contraire.
Ce qui est frappant, toutefois, c’est que, dans les médias et surtout au quotidien, plus on s’attaque au haut de la hiérarchie sociale, plus on s’en prend à des traits particuliers de telle ou telle personne précise. Plus les attaques visent les gens des groupes minoritaires (femmes, personnes racisées, personnes démunies), plus les blagues évoquent des stéréotypes dépréciateurs et fallacieux, des généralités trompeuses. Ainsi, les personnes puissantes semblent être détachées de leur groupe social, indépendantes, libres de toutes déterminations sociales. Les minorités, par contre, sont souvent réduites aux stéréotypes qui leur sont associés dans le sens commun comme si elles étaient toutes semblables. Cet humour est le signe de la bêtise, d’une paresse intellectuelle bien triste.
Quelle relation cet humour émancipateur entretient-il avec l’idée de « politiquement correct » ? Quel rôle ce dernier joue en matière d’humour ?
L’aversion rigide contre toute forme de rectitude politique est devenue un trait caractéristique de celles et ceux qui s’entêtent à conserver à tout prix les pires côtés de la tradition humoristique. Des critiques tout à fait pertinentes à l’égard des blagues racistes ou misogynes sont associées frauduleusement à de la censure. Lorsqu’un groupe minoritaire nous exhorte à respecter une certaine rectitude politique, la moindre des choses est d’être sensible à cette demande, de voir ce qui peut poser problème, de se remettre en question et d’oser changer le discours s’il est oppressant. Ce n’est pas de la censure ou une entrave à la liberté d’expression (comme si les groupes minoritaires contrôlaient vraiment ce qui se dit dans l’espace public), mais un appel à redoubler d’inventivité pour créer de nouvelles manières plus inclusives de faire rire. Sans rectitude politique, les pires insultes encore trop répétées contre les noirs et les homosexuels seraient toujours aussi populaires.
L’humour éthique ne voit pas toute rectitude politique comme un musèlement. Celle-ci est même parfois essentielle pour conserver la dynamique novatrice de l’humour, pour repousser les limites imposées par le sens commun et pour se distinguer du rire qui réitère sans relâche le toujours-semblable, les mêmes stéréotypes. Pourtant, il est faux de penser que l’humour anarchisant est nécessairement moins abrasif, moins mordant, qu’il est toujours poli ou bon enfant. Il refuse tout simplement d’afficher une vaine supériorité à l’égard de l’autre. Inclure de nouvelles perspectives, écouter les voix trop souvent étouffées ne peut qu’enrichir l’humour.
Qui porte ou peut porter cette critique des dominations par l’humour émancipateur et la critique de l’humour policier et où le déployer ? Les humoristes sur scène, sur YouTube ou à la télévision ? Les militants politiques sur les scènes politiques ? Tout un chacun dans ses interaction quotidiennes ?
L’humour, de manière générale, a la particularité de s’immiscer autant par surprise dans notre quotidien que dans des œuvres d’art. Il peut également apparaître dans des mouvements de contestation politique. L’humour policier se retrouve autant sur scène qu’au coin de la rue. Heureusement, l’humour éthique aussi. Développer une sensibilité pour ce genre d’humour est à la portée de chaque personne, de chaque artiste, de chaque militant.es. Cela va évidemment de pair avec une curiosité, une ouverture, une sensibilité, un effort de compréhension. Il reste à préciser qu’il n’y a pas de pureté à maintenir, il arrive de se laisser emporter par le rire policier lorsqu’il est efficace. Si l’humour nous en apprend beaucoup sur l’état de la société, il peut aussi nous montrer que nous ne sommes pas toujours exactement ce que nous pensons être, qu’il y a encore et toujours du chemin à faire.
Où réside la frontière entre la stigmatisation par l’humour et le jeu avec les stéréotypes pour mieux les dénoncer ? Je pense notamment à l’humour utilisant des stéréotypes ethniques ou de genre. Faut-il en passer par l’exposé des stéréotypes pour mieux les démonter ? A quel moment on se moque des stéréotypes, on les déconstruit et à quel moment on les renforce ? Comment distinguer les cas et repérer le dénigrement ?
Je répondrais en faisant référence à un vidéo sur YouTube intitulé « Manoj » de l’humoriste américain Hari Kondabolu. Il s’agit d’un faux documentaire à propos d’un humoriste né en Inde, Manoj, qui fait sa carrière aux État-Unis. Manoj, suivant les conseils de l’homme blanc qui semble être son gérant, ne mise que sur les stéréotypes attribués aux Indiens pour satisfaire son public. Ses admiratrices et de ses admirateurs (blancs encore une fois) nous disent que Manoj est non seulement une sorte de fenêtre sur une autre culture, mais aussi une voix qui arrive à nommer ce qu’ils n’osent plus dire sur la culture indienne. Une des subtilités de la vidéo : lorsque Manoj est interviewé, le drapeau de l’Inde en arrière-plan est à l’envers. Nous apprenons progressivement que Hari Kondabolu dénonce les humoristes qui ne misent que sur l’humour ethnique pour gagner leur vie puisqu’ils se nourrissent à même le racisme latent ou explicite aux États-Unis. Par le fait même, ils l’entretiennent. Avec Hari Kondabolu, je dirais que si un humoriste veut passer par l’exposition des stéréotypes afin de les démonter, il doit être très habile et faire preuve d’une grande ingéniosité, ce qui n’est vraiment pas toujours le cas chez ceux qui prétendent faire ce genre de travail.
Comment valoriser et mettre en avant l’humour/les humours des groupes subalternes et d’en faire des productions culturelles capable de contrebalancer les hégémonies culturelles, de subvertir les regards et de contester l’autorité des puissants ?
Aucun plan précis ne peut répondre à une telle exigence. L’idéologie dominante est très forte. Le capitalisme tardif a la particularité de s’adapter aux mouvements de plus en plus rapides de la société. Il capture les forces dissidentes et arrive à s’en nourrir. L’humour éthique ou anarchisant n’échappe pas complètement aux griffes du capitalisme. L’idée est de ne pas se résigner, malgré tout. Nous pouvons aussi trouver des espaces – dans des manifestations, mais aussi dans des salles alternatives, des endroits que l’on s’approprie, des livres, des blogues – pour faire exister cet humour. J’aime beaucoup l’expression « rira bien qui rira le dernier » si on y ajoute un point d’interrogation : rira bien, mais qui rira le dernier ? Si la catastrophe peut sembler inéluctable, nous n’en sommes pas encore au dernier rire, nous n’en sommes pas encore à la fin de l’Histoire. Il faut continuer de montrer le ridicule de l’ordre établi, il faut continuer de lutter, d’être ému, de réfléchir, de s’engager. C’est peut-être l’engouement pour un nouvel humour qu’il faut répandre de plus en plus pour contester l’autorité des puissants. Un humour qui participe à des mouvements de contestation sociale plus larges et qui est prompt à remettre en cause nos vérités lorsque nous faisons fausse route. Un humour conscient qu’au fond, personne ne rira le dernier, que nous en sommes toujours au rire pénultième, à l’avant-dernier rire. Un humour contre les principes immuables, pour l’éclatement des systèmes qui clôturent la vie.
Une intéressante recherche de Jérôme Cotte dans laquelle il développe son propos autour de l'humour émancipateur et l'humour policier est disponible ici.