« Mahsa, ton nom est devenu un mot de passe ». Le partage massif sur les réseaux de l’épitaphe de la tombe de Mahsa Amini lance le début d’une vague de contestation dans tout le pays. De fait, son nom répété, écrit, hashtaguisé et scandé partout devient l’étendard d’un combat pour la liberté, l’égalité et la justice en Iran. C’est l’étincelle qui va déclencher un mouvement contre ce régime oppressant et la vie étriquée qu’il offre à sa population depuis plus 40 ans. En premières lignes, des femmes de tout âge, excédées de subir des décennies d’oppression et fortes d’années de pratiques féministes au quotidien. Mais aussi une large partie de la jeunesse, qui se dresse contre un système liberticide et vieillissant. Tous et toutes guidées par un élan de vie et une détestation du régime, iels tiennent tête à ceux qui veulent les limiter, iels se rebiffent face aux moralisateurs et ripostent aux attaques des bassidjis, les cerbères du système. L’insubordination se répand comme une trainée de poudre, entrainant jubilation et émulation. Des évènements inouïs se multiplient et se répandent sur les réseaux. Ainsi, dans les grandes villes d’Iran, des femmes se débarrassent de leur hijab et marchent tête nue pour tenter d’imposer une nouvelle normalité. On les voit parfois aussi danser et chanter dans la rue en jetant le symbole de leur oppression, le voile obligatoire, dans un feu de joie sous les vivas de la foule. Ici, on voit des collégiennes ficher à la porte un bassidji venu leur faire la morale, ou encore déchirer dans l’allégresse les pages du portrait du guide suprême de leurs livres d’école. Là, on voit des gens prendre la rue et appeler ensemble à la mort du régime, mettre en feu statues et affiches de dignitaires du pouvoir. Là-bas encore, chaque soir, des batailles rangées qui parfois font reculer les unités anti émeutes qui leur répondent par des tirs à balles réelles ou des tabassages à mort (on en est à au moins 300 morts, près de 15000 emprisonné·es). Ailleurs, des étudiant·es brisent les barrières qui séparent hommes et femmes à la cantine ou dans les amphis pour imposer la mixité. Fait inédit dans un pays où le mur de la peur tenait jusqu’ici sa population sage, et gardait les figures publiques silencieuses, on voit des sportif-ves, des artistes, des youtubeurs-euses prendre position et condamner la répression. Partout, les graffitis envahissent les murs. « Zan, Zendegi, Azadi » (Femme vie liberté) en est le plus connu. Issu du Kurdistan, région dont était originaire Mahsa Amini, ce mot d’ordre est immédiatement adopté par les contestataires de tout le pays. Et pour cause, il dit un projet de société et de vie radicalement opposé à celui de la République islamique. Un autre affirme : « Nous allons reprendre l’Iran aux mollahs ». Un troisième dit : « Depuis Mahsa, tout ne tient qu’à un cheveu ». Les jours du régime sont-ils comptés ? Une chose est sûre, les opposant·es donnent tout ce qu’iels ont. (LC)
Est-ce que vous pourriez rappeler en quelques mots ce qu’est la République islamique d’Iran dans laquelle vivent 85 millions d’Iranien·nes ? Quelle est sa nature, son projet ? Et quelle est aussi sa réalité en 2022 ?
La République islamique d’Iran est née à la suite d’une révolution qui a amené à la chute du régime impérial du Shah d’Iran en 1979. Elle est le fruit d’une prise de pouvoir par l’âyatollâh Khomeiny qui a progressivement réussi à évincer les différentes autres forces révolutionnaires, (parmi lesquelles on retrouvait des constitutionalistes, des laïcs mais aussi des communistes) et a imposé la République islamique. Il s’agit d’un régime autoritaire hybride avec des institutions dites « républicaines » : président et parlement sont ainsi élus au suffrage universel (y compris par les femmes). Mais l’ensemble des ces institutions républicaines sont en fait contrôlées par les institutions « révolutionnaires » fondées sur des principes islamiques et qui, elles, échappent complètement au choix de la population. C’est donc tout un système (le nezam en persan) qui voit le Guide de la révolution — actuellement Ali Khamenei — contrôler l’ensemble des lieux de pouvoir.
Il faut évoquer aussi les Pasdarans, c’est-à-dire le corps des Gardiens de la révolution [une milice lourdement armée d’environ 140 000 hommes existant à côté de l’armée régulière NDLR] qui sont devenus aujourd’hui un acteur non plus seulement militaire, mais aussi politique et économique très puissant. Aujourd’hui, contrairement à ce que laisse entendre l’expression souvent usitée « le régimes des mollahs », le pouvoir n’est que partiellement aux mains du clergé chiite. D’ailleurs une partie de ce clergé ne soutient pas ce qu’on appelle le Velayat‑e faqih, c’est – à‑dire le principe de gouvernance de la République islamique. Et même si ça reste un régime révolutionnaire islamique, on se trouve aujourd’hui face à un système autoritaire, nationaliste et ultraconservateur dans lequel les Pasdarans jouent un rôle de plus en plus important plutôt que dans une théocratie pure.
Une fracture entre la société et le régime a existé dès 1979 et a donné lieu à plusieurs mouvement de contestation d’ampleur (protestations étudiantes de 1999, mouvement « vert » de 2009, émeutes contre la vie chère en 2019…). Qu’est-ce qui est différent avec le mouvement actuel ?
Dans ce qui est en train de se passer, la grande nouveauté c’est que la jeune génération semble non seulement en rupture avec la manière dont le pouvoir est exercé mais aussi qu’elle ne croit plus du tout que des réformes peuvent être réalisées à l’intérieur de ce système. On observe une transformation inédite dans le contrat social qui existe entre une partie de la population et le régime. Une autre fabrique du politique est en train de se réaliser : on considère cette fois-ci qu’il faut changer de système.
En 2009, durant les grandes contestations du mouvement vert, menées à la suite de la réélection frauduleuse d’Ahmadinejad, une partie des manifestant·es demandait où étaient leurs votes et insistait pour que le système se transforme. C’est d’ailleurs vers les réformateurs que leurs demandes étaient adressées parce qu’ils pensaient qu’ils avaient cette capacité de pouvoir changer les choses à l’intérieur du nezam. Or, après la présidence du modéré Rohani (2013 – 2021), portée par les messages d’espoir de sa première campagne, une partie de la population s’est retrouvée complètement désenchantée et désabusée : la levée des sanctions n’a pas eu lieu puisque malgré l’accord sur le nucléaire, les Américains sont partis et les sanctions sont revenues ; les questions sociales et économiques ont été peu traitées ; la question du port du voile obligatoire devait être débattue mais n’a finalement jamais pu être mise sur la table… Cela explique pourquoi aux dernières élections, l’électorat modéré et réformateur s’est largement abstenu : on ne considère plus cette force politique comme étant celle qui serait capable de porter des réformes dans un système aussi verrouillé.
Actuellement, ce qu’on voit avec la « génération 1380 » (en référence à l’année du calendrier persan qui correspond à notre année 2000, ce qu’on nommerait nous la « génération Z ») c’est qu’ils sont très politisés mais qu’ils ne croient plus du tout au système politique. La transformation doit donc provenir d’autre part.
C’est quoi être une femme en Iran en 2022 ? Quelle est la place des femmes dans ce pays ?
Être une femme en Iran c’est vivre quotidiennement sous toute une série de contraintes.
Des contraintes politiques d’abord qui vous empêchent de vivre votre propre vie au quotidien et qui peut boucher votre avenir puisque vous vous trouvez aux prises avec une série de dispositifs législatifs qui vous empêchent d’être à égalité avec les hommes et dont l’obligation du port du voile est le plus connu. Mais on peut songer aussi à ce qui réglemente la contraception, l’héritage, ou l’accès à certains types d’emplois.
Ce sont ensuite des contraintes économiques. Si 60 % des Iraniennes font des études supérieures, seulement 14 % d’entre elles sont dans la population active, faute d’emplois disponibles pour elles. Beaucoup se retrouvent donc avec l’obligation d’être mère au foyer à s’occuper du ménage. Et dans de nombreux cas de ménages monoparentaux, les femmes se voient obligées de travailler dans le secteur informel (35 % de l’économie du pays) avec toute la précarité que cela suppose.
Ce sont enfin des contraintes sociales. Si des transformations positives ont lieu (on observe ainsi que l’âge du mariage et l’âge du premier enfant sont repoussés) vous avez quand même toute une série de principes patriarcaux et une pression sociale, qu’on appelle Aberu Zaher, axée sur la dignité et l’apparence qui empêchent les femmes de pouvoir de vivre en société comme elle le souhaiterait. Il y a des choses que vous pouvez faire et il y a des choses que vous ne pouvez pas faire.
Le statut de la femme est donc très difficile et très précaire en Iran. Malgré cela, les Iraniennes sont très présentes dans l’espace public et développent un ensemble de moyens subtils de résistance aux injonctions du pouvoir. Elles sont véritablement actrices de leur société puisqu’elle représentent une force politique : on les a notamment vues très souvent mobilisées dans les grandes manifestations de ces quarante dernières années. Voire même d’avant 1979 puisqu’elles ont joué un grand rôle déjà lors de la révolution constitutionnelle, de 1906. En 2009, elles étaient très actives et l’un des symboles de cette mobilisation a d’ailleurs été la mort de Neda Agha Soltan, une étudiante de 27 ans abattue par la police anti-émeute. Et ici, dans ce mouvement qui fait suite à la mort de Masha Amini, ce sont aussi des femmes qui constituent l’un des premiers piliers de la mobilisation. Elles vont directement dans la rue et portent toute une série de slogans inédits.
Maintenant, il ne faut pas non plus envisager « les femmes » de manière homogène. Il y a différentes catégories de femmes à l’intérieur de l’Iran avec différentes perceptions du rôle que les femmes doivent avoir. Mais elles ne sont en tout cas pas du tout dans une logique effacée même si elles doivent suivre les contraintes qui s’appliquent à leur égard.
Masha Amini n’est pas la première femme ou personne qui est victime d’une injustice totale et qui est tuée par le régime. Pourquoi cette mort-là a été l’étincelle ? Pourquoi ce mouvement éclate maintenant ?
Difficile de dire exactement pourquoi des grands mouvements de protestation se déclarent après une mort. Par exemple personne n’aurait pu soupçonner en décembre 2010 que l’immolation de Mohamed Bouazizi allait déclencher l’ensemble des révoltes arabes.
Ce qu’on peut dire, c’est que la mort de Mahsa Amini s’est produite dans un climat qui était déjà particulièrement compliqué. L’Iran vit en effet depuis quelques années une période d’incertitudes sociales et économiques profondes avec le poids des sanctions, avec une inflation très élevée, avec un chômage important à cause des sanctions mais aussi à cause de la pandémie de Covid-19 qui a été très mal gérée.
Avec le retour au pouvoir des ultraconservateurs, que marque l’élection du président Ebrahim Raïssi en 2021, sont aussi revenues un ensemble de contraintes à l’égard de la population et notamment des femmes. On a ainsi revu les fameuses gasht‑e Ershad, ces patrouilles de moralité, revenir dans les rues et contrôler si le voile était « correctement » porté. Additionnées à d’autres projets comme celui d’empêcher les femmes « mal voilées » d’avoir accès à certains services publics ou encore celui d’installer des caméras dans les métros pour contrôler le port du voile, cela a pu faire monter encore un peu plus la pression.
Il faut bien se rendre compte à quel point ce contrôle du voile obligatoire peut être discriminatoire. Il n’y a en effet aucun texte qui dit clairement comment le voile doit être porté : c’est donc souvent à la tête de la cliente que cette police des mœurs opère. On constate ainsi des inégalités spatiales et sociales en la matière. Dans le Nord de Téhéran, les quartiers les plus aisés de la ville, les femmes circulent plus souvent avec un voile très relâché, et là les patrouilles n’agissent que très peu. Par contre, dans les quartiers du Sud de la ville, plus populaires, les patrouilles sont beaucoup plus présentes et actives. Non seulement elles arrêtent et donnent des amendes plus fréquemment, mais elles peuvent aussi aller jusqu’à vous faire subir la vexation de convoquer votre père, votre mari ou votre frère pour venir vous chercher au poste de police.
Une série d’évènements ces dernières années ont également créé de grandes émotions populaires et ont durablement marqué les esprits. Par exemple, en septembre 2019, le suicide de Sahar Khodayari, une jeune supportrice de foot qui avait été arrêtée pour avoir voulu rentrer dans un stade déguisé en homme (l’accès aux stades est interdit aux femmes), et qui a préféré s’immoler par le feu plutôt que de subir une peine de prison. On peut encore penser à la mort des 176 passagers d’un avion de ligne de la Ukraine International Airlines abattu près de Téhéran en janvier 2020 par deux missiles tirés par les forces de défense iranienne au moment de la crise avec les États-Unis. Ce genre d’évènements ont participé à la perte de confiance de toute une partie de la population dans ce régime et dans sa capacité à être un bouclier pour la population.
La mémoire de ces traumatismes collectifs s’additionne donc à une accumulation de frustrations, du ressentiment, de la rancœur, de la colère. Et la mort de cette jeune femme kurde qui personnifie une série de tensions qui traversent la société iranienne (elle représente en effet les trois niveaux d’oppressions sexiste, socio-économique et ethnique en Iran) va déclencher l’explosion. Différents mouvements populaires vont toute suite prendre la rue et se rassembler autour de cette mort, de cette cause qui devient finalement une cause commune.
Cette cause commune, on pourrait d’ailleurs la rattacher au principal mot d’ordre qui fédère la contestation actuelle : « Zan, Zendegi, Azadi » c’est-à-dire « Femme, Vie, Liberté ». En quoi ce slogan résume un projet de société aux antipodes de celui de la République islamique ?
Les slogans et les projections de la République islamique renvoient pour la plupart à l’individu face à la mort. La figure du martyr, le shahed, y est omniprésente. Le régime développe tout un martyrologue orienté vers l’idée qu’on doit donner son sang, son corps et sa vie à la République islamique. Or, ici, les manifestant-es lui opposent ce « Femme, Vie, Liberté » qui replace au contraire l’individu dans la vie et qui demande aussi la fin de la brutalisation exercée contre le corps des femmes et contre les femmes elles-mêmes. Cet éloge du droit à la vie se retrouve aussi dans d’autres slogans comme « Nous ne voulons pas mourir » ou « Nous voulons vivre ». Il est unique dans l’histoire de la contestation en Iran parce qu’il représente une nouvelle projection de l’être en société.
Face à un régime qui promet une grisaille mortifère, les manifestant·es développent tout un répertoire d’actions très déterminées mais aussi très joyeuses. A côté d’actions éclairs en groupe, de cortèges mobiles spontanés, d’une reprise de l’espace public et de combats avec la police, on voit aussi des détournement de slogans du régime, des graffitis inventifs, des chants, des danses. Il y a toute une jouissance de retrouver ensemble un peu de liberté dans l’espace public. Est-ce qu’il y a dans ce répertoire de lutte des formes qui peuvent particulièrement bien fonctionner face aux outils de répression et face à l’idéologie de la République islamique ?
Le répertoire de contestation que vous avez mentionné est ancré sur des principes traditionnels de contestation : manifester, brûler des effigies, détruire du mobilier, s’en prendre aux symboles du pouvoir… Mais il y a aussi effectivement beaucoup de dérision et d’ironie. Je suis par exemple très frappé par ces vidéos de jeunes passant·es qui viennent faire tomber les turbans de mollahs qui marchent dans la rue, cela rend compte de la profonde délégitimation du religieux en Iran pour cette génération-là.
Des images forte ne cessent de circuler sur les réseaux sociaux : des danses réalisées dans les rues, des femmes sans voile attablées au restaurant, ou qui se baladent dans la rue, ou qui jouent de la musique en public, autant de choses qui sont défendues en Iran. Et puis, on a aussi des photos partagées qui présentent des femmes voilées, un peu voilées et dévoilées ensemble sur des photos. Et les nombreux commentaires qui les accompagnent : c’est ça qu’on veut, c’est la liberté de choix. C’est bien toute cette conscientisation et cette politisation qui se réalisent à travers la puissance de l’image qui est inédite aujourd’hui. Auparavant, les réseaux sociaux étaient utilisés surtout pour coordonner les manifestations et échanger des infos. Ici, il y a une puissance de l’évocation de l’image qui a une grosse force de frappe sur les réseaux utilisés en Iran, surtout Telegram. Ces photos et ces vidéos montrent et disent : « on peut faire ça ».
Ça a pour effet de briser une représentation jusque-là imposée par le régime et qu’on peut observer par exemple dans l’espace de la rue. En effet, la rue en Iran est un espace très politique et très contrôlé par le régime. Les slogans et exhortations officielles, les images des martyrs, des portraits des deux guides de la révolution et d’autres figures du régime occupent l’espace tandis que la rue elle-même est pleine d’obstacles pour les piétons et de fait largement réservée aux voitures, ce qui empêche habituellement la population d’y manifester. Ici, on observe donc non seulement une impressionnante réoccupation d’un espace public difficile accompagné par cet investissement de l’espace virtuel via cette puissance de l’évocation de l’image. Une nouvelle projection de soi est en train de se réaliser. Elle se base sur ces images inédites qui entrainent à la fois de la stupéfaction et de l’émotion. Et qui disent : « on peut faire ça », « c’est possible », « certain·es l’ont fait, on peut le refaire ».
Comment qualifier ce mouvement ? C’est une révolte ou une révolution ?
Ce mouvement est très difficilement cernable d’un point de vue politique, c’est une action collective d’acteurs non collectifs. Il n’y a pas un cahier des charges politiques, pas de structuration, pas de leadership — c’est d’ailleurs ce qui le rend très difficile à contrôler par le régime. Mais c’est aussi ce qui fait sa faiblesse : il n’a sans doute pas, en l’état, la capacité de renverser le pouvoir. En même temps c’est un processus de contestation qui est beaucoup plus liquide, impossible à écraser comme le seraient des manifestations de masse. Il peut facilement se porter dans d’autres catégories de la population, passer de manifestant·es du Kurdistan ou du Baloutchistan aux Universités puis toucher les lycéennes, ensuite les ouvriers des champs pétroliers, les avocats·es, les enseignant·es avant de revenir vers les étudiant·es. Cela en fait un objet plutôt insaisissable mais aussi unique car il propose une nouvelle fabrique du politique qui se réinvente à l’extérieur du cadre imposé par le régime. On ne perçoit pas encore très bien sa finalité, ni jusqu’où ça va aller, mais en tout cas, c’est une transformation qui se réalise par le poids des images. Des images qui vont aussi frapper les esprits de ceux qui ne se mobilisent pas et qui voient ces changements se réaliser sans très bien pouvoir le catégoriser.
Les Iranien·nes sont en train d’écrire l’histoire et ce qu’il va advenir est impossible à prévoir. Mais, même si le mouvement actuel n’aboutissait pas à un changement de régime, est-ce que quelque chose aura d’ores et déjà changé ?
Oui, absolument. Les images qui circulent actuellement et les symboles qu’elles représentent vont rester et se graver dans la mémoire collective comme se sont gravées celles du mouvement vert de 2009. La génération qui a manifesté s’en souvient toujours. Mais elle se souvient aussi de la répression terrible qui a suivi. Une partie de la population a d’ailleurs peur de descendre dans la rue car elle sait comment le régime peut réagir. Cet élan nouveau porté par les plus jeunes (les moins de 35 ans sont majoritaires en Iran), cette perception du rapport à soi et du rapport au régime qui est en train de se modifier, resteront, quoi qu’il se passe.
C’est une séquence politique qui grignote la légitimité du régime en place ?
Bien plus que grignoter, qui la dévore ! La fracture est présente depuis de nombreuses années et elle devient ici béante. Le régime est de plus en plus vu comme une gérontocratie dictatoriale avec des leaders qui ont allègrement plus de 65 ans. Khamenei a 83 ans. Les personnes à la tête du pouvoir judiciaire ou les membres de l’Assemblée des experts sont aussi très âgées. Ils apparaissent tous comme étant complétement déconnectés de la réalité.
L’autre évènement marquant que je note, c’est un discrédit fort de l’ensemble du clergé. Une sécularisation est d’ailleurs en train de se réaliser en Iran où une partie de la population continue à manifester des sentiments religieux mais ne considère plus le clergé comme étant une entité légitime. En fait, par son entrée dans le politique, ce clergé s’est construit sur l’idée qu’il était un pouvoir fort mais il s’est dans le même temps affaibli en s’ouvrant à toutes les critiques. On voit aujourd’hui que le discrédit se porte contre l’ensemble des représentants chiites. Ça s’incarne notamment dans les séquences vidéos sur les réseaux que j’évoquais où l’on voit des jeunes s’amuser à faire tomber les turbans de mollahs dans la rue. Ce sont des signaux très forts : cet acteur qui se présentait longtemps comme un des piliers de la société iranienne est aujourd’hui perçu au mieux comme un oppresseur sinon comme un objet de rigolade. Ce sont également des aspects très marquants pour la population. La partie non-religieuse de la population se dit : « tiens, on peut le faire », celle qui est religieuse se dit : « mais qu’est-ce qu’il se passe ? »
Vous avez fait le constat sur votre fil Twitter que beaucoup d’observateurs occidentaux plaquent sur le mouvement une vision ethnocentrée, qu’on projette beaucoup de nos idées sur les réalités vécues par les Iranien·nes. Quelles sont ces projections et qu’est-ce qu’il faudrait faire pour mieux comprendre ce qui se passe en Iran ?
L’essentiel des projections que j’évoquais concernent la question du voile. On voit les manifestations en Iran à travers les images de femmes qui brûlent leur voile, et pour une partie des commentateurs européens, ce serait la preuve que les Iraniennes se révoltent contre une religion, que c’est un mouvement laïc qui est en route. Ce qui est faux et relève de reflexe orientaliste et d’une vision idéalisée de la femme Iranienne. Car ce sont d’abord des manifestations dirigées contre une structure politique oppressante et qui portent aussi une critique des contraintes de la vie au quotidien. Par rapport au voile, les femmes veulent avoir la liberté de choix, de l’enlever ou de le garder. Évitons donc de dresser des comparaisons avec la question du port du voile telle qu’elle se joue ici : ce sont deux réalités différentes. Le mieux qu’on puisse faire serait donc de ne pas parler à la place des Iraniennes mais se faire le relai de leurs témoignages, dire ce qu’elles nous disent et non pas interpréter à notre manière ce qu’on perçoit des évènements qui se déroulent là-bas.
A l’égard de l’Iran, il faut se départir des réflexes orientalistes et des clichés qui encombrent notre esprit si l’on veut comprendre comment les choses vont évoluer. Par exemple, il faut réaliser qu’il ne s’agit pas pour le moment d’un soulèvement généralisé. Il y a sans doute même moins de manifestant·es que lors des contestations postélectorales de 2009. Néanmoins, on fait face à quelque chose de différent, de plus profond et donc de plus difficile à percevoir. C’est pour cela qu’il faut être très prudent sur la suite des évènements. Parce qu’ils sont très fluides et liquides, on ne peut pas prédire leur évolution. Ça peut très bien s’éteindre pendant un temps avant de reprendre. On peut aussi avoir une espèce de guerre d’usure entre la société et le pouvoir, sans qu’aucune des deux ne puissent prendre le dessus, en attendant un évènement qui enclenche autre chose.
Tous les opposant·es au régime ne sont pas encore joint·es au mouvement même si ici ou là, des ouvriers déclenchent des grèves, des commerçant·es ferment leur magasins en solidarité, des religieux sunnites critiquent le gouvernement, bref, qu’il y a des surgissements à d’autres endroits que la rue seule. Mais qu’est-ce qui pourrait faire que d’autres oppositions plus muettes pour le moment viennent se joindre à la contestation ?
Très sincèrement, je ne sais pas. Cela peut dépendre de beaucoup de choses. Une nouvelle mort symbolique qui va remobiliser ? Un évènement politique comme la mort de Khamenei et dont le successeur ne serait pas considéré comme légitime ? Mais ce ne serait que faire de la spéculation que d’essayer de tresser un horizon à quelque chose qui est en train de se faire.
La force du régime, et le verrou, pour les opposant·es, ce sont les pasdarans et les bassidjis ? C’est-à-dire les corps armés qui protègent le régime ?
Le verrou c’est l’unité du régime qui se réalise au cœur du nezam quand il se sent agressé. Vous avez un système parfois très critique contre lui-même mais qui peut se solidifier quand il se sent attaqué. Pour le moment, il y a une sorte d’unité qui se réalise, je perçois peu de brèches. Certes, certains pasdarans critiquent la police de moralité mais ça reste très limité. Et les quelques appels au dialogue ont vite été refermés. De toute manière, à partir du moment où Khamenei donne une directive comme celle de mettre fin à ce mouvement, tous les débats sont terminés.
De fait, le système ne peut pas se rénover : ceux qui sont en dehors, les modérés et réformateurs n’ont plus droit à la parole ; et ceux qui sont à l’intérieur, les khodi, n’ont pas la capacité ni la volonté de le transformer. Ce qui fait sa force, offrir un front uni, est en même temps ce qui fait sa faiblesse puisque cette extrême rigidité ne fait que creuser encore un peu plus l’écart entre le nezam et la population. Quel est, dans ce cadre, l’évènement politique qui pourra accentuer et matérialiser encore plus fortement cet écart et ainsi entrainer une contestation encore plus importante ? C’est bien toute la question qui se pose actuellement…
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