La sidérurgie en Europe et plus singulièrement en Wallonie est-elle condamnée par la concurrence mondiale ?
Peut-être que c’est toute l’industrie européenne qui est condamnée par le capitalisme ! On assiste à une désindustrialisation de l’Europe. Et malheur pour nous, la sidérurgie est directement sur le feu. Si l’Europe ne se ressaisit pas, ne tente pas de maîtriser un certain nombre de paramètres économiques qui constituent le socle de son développement, elle connaitra un déclin après une période de puissance comme l’Egypte ancienne. Nous en sommes à ce stade-là. La sidérurgie est exemplative mais je pourrais prendre le domaine de la chimie, de la pharmacie ou de l’électronique où on est dans des mécanismes presque identiques.
La dynamique économique actuelle est problématique car elle est de plus en plus financière et amène à une exigence du court terme par les bourses qui demandent des résultats trimestriels, voire mensuels. Et cela, alors même qu’on est typiquement dans un de ces secteurs industriels où l’on doit avoir des visions d’avenir sur 20 ans. On ne sait rien construire à court terme : un investissement est porteur de résultats que sur un temps long. En ce sens, le libéralisme, tel qu’il est engagé aujourd’hui dans sa phase financière, ne peut plus, ne pourra plus engager de processus longs. Il ne pourra plus être le moteur de l’économie de nos sociétés.
Plus immédiatement, la phase à chaud a‑t-elle encore un avenir à Liège ou faut-il se résoudre à la fermeture ?
Si j’étais fataliste, je dirais que c’est normal, que la demande est plus importante en Asie (il y 1,4 milliard d’habitants en Chine, près du milliard en Inde), et qu’en plus ils ont des coûts qui sont beaucoup plus faibles en termes d’offres. Tout est réuni là-bas. Alors, avec notre histoire sociale où les gens ne travaillent plus que 180 jours par an, où ils ont un revenu correct… si je prenais cette logique-là, oui j’accepterais la fermeture !
Mais je m’inscris à l’opposé de cette logique de fatalisme : c’est aux gens à récupérer les terrains sur lesquels se sont construits une richesse, se construit une production, la maîtriser et la mettre au service d’une population. Il y a suffisamment de besoins partout dans le monde.
Vous pensez dès lors que c’est une des missions des collectivités locales ?
Il s’agir de faire en sorte qu’il y ait un consensus régional susceptible de récupérer la propriété industrielle, la propriété domaniale que cela constitue. On a proposé de mettre bout à bout la Région wallonne, les outils financiers, les communes, parce qu’elles sont toutes, en tout cas dans la grande région liégeoise, interpellées de près ou de loin dans leurs ressources financières mais aussi dans la façon de gérer tous les hommes et toutes les femmes qui vont se retrouver sans avenir.
Et donc nous, organisations syndicales, essayons de préconiser des formules qui ne soient pas étatiques au sens premier du terme mais dont on mesure bien que c’est quand même une capacité pour une région de se réapproprier un certain nombre de choses et le les mettre à l’abri des multinationales.
Des exemples existent-ils ailleurs en Europe ?
Oui, il suffit d’aller en Allemagne, dans la Sarre, un Land d’un million d’habitants, avec son parlement et ses ministres. Cette collectivité locale a pris des dispositions légales pour obliger celui qui dirige une entreprise à avoir 71% des parts, donc une majorité simple. D’autres personnes ou entités ne peuvent donc pas en avoir la maîtrise, ne peuvent pas s’approprier ce qui est une propriété collective. C’est une condition sine qua non pour éviter que tout nous échappe. C’est la même chose dans certains pays scandinaves en Autriche. Ce sont des bassins sidérurgiques qui ont construits leur développement sur des ressources minières avec une évolution historique similaire à celle de Liège. On n’a donc pas à découvrir, à construire un modèle de toutes pièces : on peut se reposer sur des exemples étrangers qui se sont construits des mécanismes pour se mettre à l’abri de très grands groupes, d’exigences financières à court terme et qui ont, malgré la crise, une situation économique intéressante et des perspectives tout à fait positives.
Et qu’ont-ils fait pour récupérer la sidérurgie là-bas ?
Cela s’est fait de la même façon que chez nous en 1977 : la Société Générale de Belgique qui était propriétaire de Cockerill a estimé qu’il n’y avait plus aucun avenir. Les mouvements syndicaux ont forcé l’Etat à reprendre. L’Etat qui n’était pas encore régionalisé à ce moment-là a donc repris la sidérurgie. Et cela a été mieux, puis c’est la Région qui a hérité du pactole et puis il y a eu toutes les évolutions historiques. Donc, c’est possible, ce n’est pas une chose nouvelle que les collectivités locales reprennent une industrie. La différence, c’est qu’à l’époque, la Générale était disposée à vendre. Mittal lui veut détruire.
C’est la difficulté du Plan, Mittal ne veut pas revendre ni la phase à chaud ni la phase à froid. Or, ce plan n’est valable que si on a une sidérurgie intégrée ?
Nous pensons effectivement depuis longtemps que là où nous sommes la seule solution possible c’est d’abord une sidérurgie intégrée. « Intégrée », cela veut dire avoir une phase liquide de transformation du fer (phase à chaud) qui alimente des unités du froid qui elles-mêmes s’appuient sur des centres de recherche et des centres de formations humaines pour faire en sorte d’assurer un avenir à l’ensemble. C’est très lié dans notre esprit et c’est très largement partagé. Mittal pense peut-être la même chose. Mais pour lui l’intégration, ce sont des usines du chaud à 5000 km du reste…
Comment procéder si M. Mittal ne veut pas vendre ?
Nous n’avons pas 36 solutions. La seule qui soit possible c’est de convaincre le plus de gens possibles des effets catastrophiques de cette décision et de montrer qu’une alternative est possible et d’expliquer cela partout, aux travailleurs, au monde politique, aux villes, aux communes, dans les établissements scolaires universitaires, etc. et on s’y emploie. Donc créer un consensus qui fasse partager l’idée de ce que c’est la catastrophe et en même temps c’est peut-être encore plus difficile de faire en sorte que ce consensus se reporte sur des alternatives. Alternatives qui sont décrites dans notre proposition de front commun et qui tendent à dire qu’il faut constituer une capacité pour la Région de se réapproprier les outils de gré ou de force. Je ne pense pas que cela se fera de gré.
S’il ne veut pas vendre, il peut les donner. Qu’il nous donne les outils et on les fera tourner ! Parce que ce n’est pas depuis Londres qu’il va faire tourner un laminoir. On est devant un problème de fond et qui tient à la propriété privée, au capitalisme. Si l’homme ne veut pas se défaire d’une entreprise dont il estime que cela ne lui rapportera plus rien et que dans le même temps s’il la vend à un concurrent cela va hypothéquer un certain nombre de résultats de ce qui lui reste par ailleurs, cela pose une grosse question : jusqu’où peut-on accepter qu’au nom d’une propriété privée, on désincarne toute une région ?
Qu’en est-il de l’innovation technique ?
L’évolution technique est tout à fait exceptionnelle dans la sidérurgie, technologie qui date pourtant du moyen-âge : en 5 ans 40% des produits qui sont sortis de la phase à froid sont nouveaux et modernes. On a donc des innovations qui sont tout à fait considérables (intégration de panneaux solaires dans l’acier, acier haute-résistance, revêtement nano-technologique etc.).
Je vais prendre un exemple : on a mis au point à Liège des aciers à haute résistance. Dans une voiture, en ayant un acier d’une épaisseur moindre, on aura la même capacité de protection du passager ou conducteur contre un accident mais en plus on allègera le poids de la voiture, ce qui en fera diminuer la consommation.
Mais pour avoir cet acier haute résistance, il faut des outils qui, en amont, permettront à l’acier de se transformer en acier haute résistance. Cela veut dire que dans les hauts fourneaux et dans les convertisseurs à l’aciérie, il faut mettre des nuances d’acier, d’autres produits, d’autres métaux. Il faut que les outils de laminage qui diminuent l’épaisseur à part soient aussi plus résistants que pour des aciers normaux. Cela concerne toute la chaine, de fil en aiguille. A Liège, on a tout cela. Si on enlève une des phases, on ne pourra plus produire ces produits novateurs parce qu’on aura plus les ingrédients de base et les outils adéquats.
Autre exemple : les tôles de fines épaisseurs. Elles seront demain dans des produits garantis contre la corrosion pendant 15 ans. Cela suppose que l’on ne fait plus simplement des bains de zinc mais on y ajoute du magnésium. C’est une technologie très pointue et pour obtenir de la tôle fine. Mais c’est très prometteur, notamment dans le domaine de l’énergie : la tôle va pouvoir devenir un capteur solaire en tant que tel- ou l’usage des nanoparticules qui en recouvriront la surface. Pour être utile et utilisable au mieux, il faut que l’on réussisse à l’amincir à une épaisseur de lame de rasoir. Cela suppose un outil de laminage qui soit extrêmement complexe et qui demande des compétences humaines tout à fait considérables.
La sidérurgie est toujours une activité structurante, c’est-à-dire qu’en raison de sa taille, en raison des différents paramètres techniques et autres, cela génère une activité autour qui est considérable.
Jusqu’à quel point ?
Malgré la situation de crise, l’an passé, on a facturé à la sidérurgie de Liège pour 470 millions d’euros d’interventions, de sous-traitance, de maintenance, des fours. Autour, il y a une activité qui est tout autant considérable, pas seulement les travailleurs dans la sidérurgie.
C’est extrêmement structurant : pour l’emploi, dans la recherche, à l’université, dans la conception des matériaux, dans la culture elle-même.
Donc, est-ce que la sidérurgie a un avenir ? C’est obligatoire ! C’est toujours le squelette économique. Or, si le squelette diminue, on aura beau avoir des muscles, cela ne soutiendra rien du tout. Cela ne veut pas dire qu’il faut la laisser dans l’état où elle est aujourd’hui : là où on est fort, il faut être très fort, donc il faut continuer à améliorer toutes les techniques d’innovation et de recherches de nouveaux produits.
La réappropriation régionale : l’exemple de la Sarre (Allemagne)
La réappropriation régionale d’une partie de la sidérurgie wallonne permettrait à celle-ci de sortir des griffes des multinationales et pourrait garantir l’indépendance et le maintien de l’activité.
En 2012, réagissant à la fermeture de la phase à chaud liégeoise et s’inspirant de ce qui a été développé dans la Sarre, les syndicats métallurgistes liégeois présentent un plan visant à la réappropriation de l’ensemble des outils de la sidérurgie liégeoise et au maintien de la sidérurgie intégrée. Dans la Sarre, syndicats, politiques et travailleurs ont bâti sur fonds publics une fondation. Celle-ci est propriétaire d’un holding actionnaire majoritaire de la sidérurgie sarroise (comparable à la sidérurgie liégeoise). Garantissant l’indépendance face aux multinationales, ce montage permet de réinvestir chaque année 3 % du chiffre d’affaire dans l’outil et la recherche afin de maintenir la compétitivité. Et cela marche ! Pour transposer ce modèle à Liège, de nombreux obstacles devraient être levés : rachat des industries, investissement, approvisionnement, développement commercial…
Interview réalisée en août 2012, avant l'annonce de la fermeture de la phase à chaud par la direction d'Arcelormittal