Quel est votre parcours et pourquoi cette aventure au Kurdistan ?
J’écris, et j’ai publié sept livres à ce jour – Nûdem Durak est le dernier. Ce livre doit à la découverte, plus ou moins fortuite, d’un petit documentaire diffusé par Al Jazeera. Il racontait l’histoire d’une jeune chanteuse kurde à la veille de son arrestation. Cette histoire m’a saisi, il me fallait donc faire quelque chose de cette saisie. L’écriture étant le moyen dont je dispose pour faire, j’ai donc écrit. Mais pas tout de suite. Du moins pas sous la forme d’un livre. Ça a d’abord été des articles, une correspondance avec Nûdem Durak et la naissance de liens, de plus en plus étroits, avec sa famille. Le livre ne s’est concrétisé qu’après deux séjours auprès des siens. Je voulais raconter sa vie avant la prison, ce qui l’y a conduite et ce qu’elle vit depuis, à Bayburt, entre ces murs. Ce livre s’inscrit également dans un sillon, que je trace depuis quelques années maintenant : la question anticolonialiste. Mes livres ont traité de l’Algérie, du Vietnam, de la Kanaky. Le Kurdistan, qui combat pour sa libération, est l’une des figures de cette question. Mais une figure moins connue, moins sue, moins racontée que les deux premiers pays que j’ai évoqués.
Quelle est l’histoire de Nûdem Durak ? Pourquoi est-elle incarcérée aujourd’hui ?
Elle est une chanteuse traditionnelle du Bakûr, le Kurdistan turc. Elle dispose, de facto, de la nationalité turque. C’est une fille de paysans pauvres, de villageois. Comme beaucoup d’autres Kurdes, elle se bat pour la reconnaissance de son peuple, laquelle passe aujourd’hui, du moins si l’on suit le HDP ou le PKK, les deux principales organisations kurdes, l’une réformiste et l’autre de lutte armée, par la reconnaissance de leur autonomie. Non plus l’indépendance – un État-nation kurde – mais bien l’autonomie au sein des frontières existantes, que ce soit en Turquie, en Syrie, en Irak et en Iran. Nûdem Durak se battait par son art. Elle allait enregistrer un premier album. Elle encadrait également un centre culturel dont l’objectif étant de défendre la culture kurde. Et, bien sûr, la langue, très longtemps proscrite. Sa popularité était locale, disons. Absolument pas nationale. Nûdem Durak n’est membre d’aucun parti, tout juste est-elle sympathisante du « mouvement » démocratique kurde, au sens large, qui se réclame de nos jours d’une nouvelle forme de socialisme, un socialisme non étatique, écologique, fondé sur l’égalité des sexes. La résistance kurde, qu’elle soit légale ou extra-légale, est qualifiée en Turquie de « terrorisme ». Elle a donc écopé d’une peine de 19 ans de prison pour « terrorisme » et pour appartenance au PKK. Elle s’y trouve depuis 2015.
De ce que vous avez pu en vivre lors de votre voyage, y a‑t-il encore une place pour la culture populaire au Kurdistan ?
Oui. C’est connu : quand un peuple, quand une minorité est opprimée, la culture devient un élément cardinal. La musique, à ce titre, est centrale au Kurdistan. Les arts plus largement. Nûdem Durak y attachait une importance toute particulière. Elle est une artiste avant d’être une idéologue – ce mot n’est pas spécialement négatif dans ma bouche. Résister au colonialisme et aux politiques d’assimilation, c’est, répète-t-elle, maintenir en vie, partout, cette culture séculaire.
À la lecture de ce texte, finalement écrit à quatre mains, en quelque sorte, on ne peut s’empêcher de penser aux écrits de l’immense militante égyptienne Nawal El Saadawi. Est-ce que cela a pu nourrir votre écriture et vos échanges avec Nûdem Durak ?
Du tout. La référence qui m’accompagnait était le livre Djamila Boupacha, écrit par Gisèle Halimi et préfacé par Simone de Beauvoir durant la guerre d’Algérie. Leur livre est né, suite à la proposition de cette dernière, dans le cadre d’un comité de soutien qui portait également le nom de la prisonnière politique. Boupacha était détenue par l’armée française, elle avait été torturée, elle encourait la peine de mort ; il s’agissait, pour elles, de porter sa voix, et, par là même, celle de tous les opprimés algériens, de tous les torturés. Mon livre – notre livre, en effet – s’inscrit lui aussi dans une campagne internationaliste. Elle est marrainée par une ancienne opposante chilienne à Pinochet, Carmen Castillo, et soutenue par des personnes comme Angela Davis, Noam Chomsky, feu David Graeber, Arundhati Roy, Annie Ernaux, Roger Waters, Ken Loach, Jim Jarmusch, des artistes de Massive Attack, Queen, Rage Against the Machine, System of a Down ou encore Sonic Youth. La liste est longue. Il s’agit, là aussi, de transmettre ce qu’elle a à dire, ce que tous les prisonniers politiques – car Nûdem Durak n’est pas, loin s’en faut, un cas isolé, particulier, spécifique – ont à nous dire. L’État français étant lié, économiquement et militairement, à l’État turc, membre éminent de l’OTAN, ceci nous concerne. Mais je serais tenté d’ajouter : même sans ses liens concrets, le sort d’un camarade, d’une camarade incarcérée, nous concerne au regard de nos liens politiques, moraux ou philosophiques.
Pourquoi avoir mené cette « enquête littéraire » ? Pourquoi ne pas avoir simplement, pour le dire crument, laissé la place aux mots de la prisonnière ?
J’avais déjà eu recours à l’enquête avec un précédent livre, Kanaky, centré autour du militant indépendantiste kanak Alphonse Dianou, tué par l’armée française en 1988. Écrire depuis le terrain m’importe et, tout autant, convient à ma façon d’écrire – je pratique la non-fiction. Ce format se prêtait tout particulièrement à mon sentiment premier, celui dont je vous ai parlé à propos du documentaire. Je voulais comprendre. Donc enquêter, chercher, rassembler, examiner, élucider, en tout cas m’y employer. Il faut pour ça aller à la rencontre des gens qui l’ont connue, les écouter, recueillir leur parole. Le manuscrit de prison de Nûdem Durak, publié dans le livre aux côtés de mon texte, je ne l’ai, en vérité, découvert que plus tard. Elle avait pu le faire sortir clandestinement et je me l’étais procuré. Des camarades kurdes l’ont ensuite traduit. Nûdem Durak avait souhaité qu’il soit publié en turc un jour – ça n’a pas encore eu lieu. J’ai donc voulu le publier, un chapitre sur deux, pour qu’on puisse la lire elle, en français pour commencer. Il y aura, j’espère, des traductions. Donc la lire directement, sans relais, sans filtres, sans tamis, et, comme son manuscrit se focalise sur ses jeunes années, j’entendais raconter, tout autour, ce qui a conduit à cette incarcération et la manière dont elle la vit, tant d’années après. Je voulais qu’on lise ses proches, son avocat, les textes qu’elle a, ailleurs, écrits – des poèmes, des articles. J’ajoute qu’il n’est franchement pas certain qu’un éditeur français aurait accepté de faire paraitre, tel quel, brut, le manuscrit d’une lointaine inconnue…
Quelle est la situation actuelle de Nûdem Durak ? Entretenez-vous encore un contact avec elle ? Comment va-t-elle aujourd’hui ?
Nous nous écrivons régulièrement. Sa situation n’évolue pas mais, si tant est que ça fasse sens dans la condition qui est la sienne, elle va « bien ». Elle est d’une endurance sidérante. Ses camarades de prison également. Elle s’intéresse actuellement, me disait-elle récemment, à la psychologie. Elle s’est auparavant penchée sur la sociologie. Elle écrit des chansons, des poèmes, elle joue de la musique pour ses camarades. Et puis elle lit beaucoup. La campagne lui est connue, de même que le livre. Elle n’a, en revanche, pas pu l’avoir en mains – la prison n’a pas voulu lui remettre. Ce qui ne m’a évidemment pas surpris.
À aucun moment, vous n’évoquez le Grup Yorum, qui utilise la musique de la même manière que Nûdem Durak avec le même type de conséquences, ni la chanteuse Gülsen. Ces évocations n’auraient-elles pas permis d’élargir le champ des lecteur·ices par rapport au large spectre des politiques répressives en Turquie ?
C’est vrai. Je me suis concentré sur la question kurde et sur le Bakûr – même si j’aborde les cas, turcs, d’Asli Erdoğan et de Pinar Selek, toutes deux écrivaines et toutes deux exilées en Europe. Nombre de témoignages rapportés attestent dans le livre de l’étendue de la répression. Le fait que Nûdem Durak ne soit pas une exception mais un cas parmi d’autres est continument rappelé. Il se trouve que j’ai tâché, au regard de la complexité du sujet pour le lecteur non spécialisé, c’est-à-dire le lectorat majoritaire, de ne pas multiplier les références, les exemples, les affaires judiciaires en cours ou passées. Parler de Grup Yorum, ce serait forcément parler du parti DHKP‑C, donc ouvrir un gros dossier. Parler de Gülsen, ce serait faire état de ses positions impérialistes à propos de l’invasion d’Afrin. J’aurais pu, vous avez raison. Mais, à la façon de Djamila Boupacha, il me semblait pertinent de cerner mon sujet.
Est-ce un choix militant que de ne vous être concentré que sur une seule prisonnière ?
Pas tant militant que littéraire. Littéraire et politique. Je m’explique. J’aime partir d’une individualité, étant entendu, pour parler comme Castoriadis, que « Nous sommes tous, en premier lieu, des fragments ambulants de l’institution de notre société ». Quand on parle d’un être, on embarque tout l’ordre social. C’est le récit non individualiste d’une individualité, disons. Le livre a, au final, tout d’un récit choral.
Depuis la publication de votre ouvrage, Erdogan a été réélu lors des dernières élections de mai dernier. Quelles perspectives pour les prisonnier·es kurdes ?
Son principal opposant, Kemal Kılıçdaroğlu, est un nationaliste. Mais un nationaliste laïc affilié au CHP, le parti historique d’Atatürk. Personne, parmi les démocrates kurdes et turcs, ne se faisait d’illusion quant à lui mais nombre d’entre eux l’ont soutenu, estimant que son accession au pouvoir serait, malgré tout, une avancée. Ça permettrait en tout cas d’en finir avec le régime atroce d’Erdoğan et de son allié fasciste, le MHP. La famille de Nûdem Durak espérait elle aussi sa victoire. On parlait d’une éventuelle amnistie partielle. Échec. Rien ne bouge, donc.
Y a‑t-il une raison particulière au découpage de vos chapitres en paragraphes numérotés ? Est-ce que cela renvoie à un procédé littéraire particulier ?
J’ai emprunté cette structure à Assia Djebar. J’avais, littérairement, été séduit, le temps de cette lecture, par son usage. Puis, y réfléchissant plus sérieusement, j’y ai vu la possibilité de figurer deux éléments qui m’importaient au cours de l’écriture. Le premier, c’était de laisser à Nûdem Durak la narration longue, continue, droite. Je me cale autour. Je me greffe à ce qu’elle dit. Mon enquête, forcément partielle, endosse l’incomplétude. Je ne suis pas en mesure de tout dire d’elle – de sa vie consciente et, naturellement, de son appareil psychique. Je propose seulement des parcelles d’explications. Le second élément a partie liée avec l’investigation. Je cherche des informations, je les recoupe, je les analyse, je signifie ce qui me parait relever de l’hypothèse ou de la preuve, je relie les fils entre eux, année après année (c’est un travail de quatre ans). Le recours aux chiffres m’a permis, je crois, d’ordonner ce travail de longue haleine, pas-à-pas, pierre après pierre. Un énoncé en amène un autre, marquant ainsi notre progression – la mienne tout autant que celle du lecteur.
Extraits des lettres de prison de Nûdem Durak
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J’ai pris le verre qu’il m’a tendu et je l’ai posé, doucement, sur la table basse en face de moi. Je n’aimais pas du tout le thé mais je ne pouvais pas refuser. J’étais toute rouge : de chaleur ou de honte, je ne sais pas. On me fixait. Alors je me suis mise à parler. J’ai raconté en détail comment, enfants, nous fabriquions des instruments et nous donnions des concerts. J’avais à peine terminé qu’une personne, mince, avec des yeux verts, m’a demandé : « Heval, pourquoi tu n’es pas venue plus tôt au centre ? » J’ai répondu que mon père m’avait dit que je devais d’abord aller à l’école : ils ont ri et je n’ai pas compris pourquoi. Puis Harûn a lancé qu’il allait me montrer les salles.
Dans un grand salon, on pouvait voir, rassemblée, presque toute la culture kurde. Des maquettes, une meule, un moulin à main, des tapis cousus contant l’épopée de Mem et Zîn, une tente en poils de chèvre. Je contemplais tout ça. Puis nous nous sommes dirigés vers les salles de classe. Il y avait, accrochées, des photographies d’artistes kurdes qui avaient combattu pour la liberté du peuple et n’avaient pas hésité à se sacrifier pour elle. Chaque salle, m’a-t-il dit, était dédiée à un martyr. Il m’a longuement décrit de quelle façon, malgré toutes les difficultés auxquelles le centre était confronté, ils étaient parvenus à le faire vivre grâce au dévouement des uns et des autres, qui, tous, n’avaient jamais perdu la foi.
J’ai eu l’impression qu’il parlait de chacun de mes rêves. Harûn faisait tout ce que je voulais faire. Il était comédien pour le théâtre : il n’avait aucune difficulté à comprendre les personnes qui se trouvaient face à lui. C’était comme s’il entendait les cris à l’intérieur de moi.
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En vain.
Car, désormais, le peuple était conscient. Il avait tourné une page. Le lien qu’il créait avec les combattants de la liberté était devenu indéfectible : un cauchemar pour les colonisateurs. Ils allaient voir les familles des jeunes qui avaient rejoint la lutte et racontaient les choses les plus vicieuses, les plus immorales. Ils insufflaient la haine. Ils faisaient tout pour récupérer ces jeunes. Dans presque toutes les familles, un membre avait rejoint la lutte ou avait sacrifié sa vie.
Nous, nous nous répartissions pour aller parler aux gens. Dans les rues, dans les maisons, dans les commerces et même dans les cafés. Nous connaissions presque tout le monde. Nous cherchions comment repousser la propagande des colonisateurs. Nous parlions à nos familles pour leur donner du courage et les empêcher de sombrer dans le désespoir.
Harûn a alors proposé d’écrire une pièce. Il l’a écrite et nous nous sommes partagés les rôles. Zafer et Ali jouaient des mères, Cîwan et Apo des soldats, Ozan, Çanda et moi des jeunes combattants de la liberté. Le jour de la représentation publique est arrivé.
Nous sommes montés sur scène. Quand je me suis mise à parler, c’était comme si je ne jouais pas. J’ai dit : « Personne ne nous a enlevés, personne ne nous détient. Que chacun sache que nous avons rejoint la lutte pour la liberté pour que notre peuple puisse s’exprimer dans sa langue et vivre sa culture librement. En tant que peuple kurde, nous ne pourrons obtenir notre liberté qu’en combattant. » La foule s’est levée : elle a applaudi et les youyous ont recouvert ma voix.
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Avec Harûn, main dans la main, nous nous sommes répartis les tâches. Il allait s’occuper des cours de théâtre et de govend [Danse traditionnelle kurde.], moi des cours de musique.
Les personnes qui ralliaient la lutte pour la liberté devenaient sacrées aux yeux du peuple : l’engagement de mes amis a pesé sur l’intérêt que les jeunes ont manifesté pour le centre culturel. Presque tous les jours, une vingtaine de personnes, au moins, venaient s’inscrire.
Nous avons élargi nos activités au fil du temps : nous développions des groupes dans presque tous les domaines artistiques. Ce qui me plaisait le plus, c’était de découvrir les talents des enfants puis de les guider.
Harûn les aimait autant que moi. Il s’était marié jeune et avait été père à deux reprises. Trois ans auparavant, son frère avait rejoint la lutte pour la liberté. Plusieurs fois, Harûn était parti à sa rencontre : en vain.
La pression des colonisateurs ne cessait de s’accroître. Chaque jour, les policiers campaient devant la porte de l’établissement et, parfois, ils tentaient d’y pénétrer. Nous les en empêchions. Le système avait visiblement relevé ma détermination : il me suivait comme mon ombre partout où j’allais. Je savais que j’étais devenue une cible. Je savais que ce qui leur faisait peur, ce n’était pas mon petit corps mais ma langue, ma culture et l’existence de mon peuple. J’ai donc fini au commissariat.
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Ça a été ma première expérience de prison, à Amed. Cette prison avait été témoin du fascisme de la junte militaire du 12 septembre [Ce jour de l’année 1980, les Forces armées turques se sont emparées du pouvoir pour instaurer une dictature militaire. Les sympathisants et les militants socialistes ont été tout particulièrement traqués.]. Bien que l’époque soit différente, le lieu était le même. Les traces de torture aux murs également. Les âmes résistantes de Mazlûm, de Kemal, des Quatre et de Sakîne m’enveloppaient tout entière [Mazlûm Dogan, Kemal Pir et Sakîne Cansiz sont des membres fondateurs du PKK. « Les Quatre » sont autant de membres du parti – Ferhat Kurtay, Eşref Anyik, Mahmut Zengîn et Necmî Oner : pour protester contre la torture carcérale, ils se sont immolés par le feu dans la nuit du 17 au 18 mai 1982.]. On ne pouvait que le ressentir, ça, dans la forteresse de la résistance. Il était impossible de ne pas voir, de ne pas éprouver ces traces. Je n’aurais pas pu décrire l’émotion qui était la mienne en pénétrant dans cette prison : je l’ai seulement vécue. Mon cœur a aussitôt absorbé toute cette résistance.
J’ai franchi sept portes en fer escortée de plusieurs hommes : c’était comme descendre sept étages droit dans les ténèbres. À chaque porte, le bruit du métal résonnait dans mon crâne. Puis, enfin, en arrivant dans le dortoir, je me suis trouvée face à une vingtaine de visages de femmes. Elles souriaient et me regardaient avec affection.
Mais quand elles ont détaillé les bleus sur mon visage et les différentes parties de mon corps, elles se sont tues et ont tourné leurs yeux en direction des gardiens. Ces regards les ont poussés à s’en aller après avoir verrouillé la porte en fer. Car dans ces regards, on pouvait voir une bombe prête à exploser le cœur et le cerveau de l’ennemi.
Nûdem Durak : Sur la terre du Kurdistan
Joseph Andras
Ici bas, 2023