Muna Murhabazi anime le Bureau pour le volontariat au service de l’enfance et de la santé (BVES). Il passe beaucoup de temps dans la brousse. Les groupes armés comptent des centaines d’enfants de moins de 18 ans. Mais l’armée nationale aussi. Surtout depuis la fusion entre les troupes de rebelles avec celles de l’armée nationale, les Forces Armées de la République Démocratique du Congo (FARDC). En rejoignant l’armée, les milices ont amené leurs enfants soldats dans leurs bagages. À présent, il faut sensibiliser les commandants et négocier avec eux pour qu’ils démobilisent les enfants : « Pour convaincre, il faut puiser dans les normes juridiques internationales, nationales et coutumières. Ce ne sont pas les enfants qui doivent faire la guerre à la place des adultes, c’est contraire aux traditions africaines. Ce sont les adultes qui doivent protéger les enfants et non les enfants qui doivent protéger les adultes. Si tous les enfants de votre village deviennent des soldats pour mourir au front ou devenir voyous, comment vont évoluer votre village et votre société ? »
Bien que les enfants soldats représentent 1 à 3 % des effectifs, les commandants ne reconnaissent pas volontiers la présence d’enfants dans leurs unités parce qu’ils craignent la cour pénale internationale. Ils préfèrent cacher les enfants que de les remettre.
Certains ont été recrutés de force. Certains ont été convaincus pour protéger leur communauté. Leur ethnie. D’autres ont été pris dans les mines où ils exploitaient de l’or ou du coltan. Les plus jeunes ont 14 ans. « On leur amène des vêtements et on change leur tenue militaire. Parfois, on les amène nus dans nos voitures et on les habille dans nos centres, là où commence le processus de réinsertion familiale et communautaire, un programme d’accompagnement psychosocial, qui est prévu pour trois mois au cours desquels on tente de modifier le comportement militaire de l’enfant en comportement civil. On a localisé les familles. On fait la médiation et la préparation familiales et communautaires. Alors, on peut procéder à la réunification familiale. »
Retour dans la famille
À plus de 90 %, les familles réagissent favorablement. D’abord parce que les forces armées ont systématiquement séparé ces familles d’avec leurs enfants. Les enfants sont recrutés dans une région puis amenés dans une autre et ils n’ont pas de contacts familiaux pendant des années. Pour certaines familles, ces enfants n’existent plus. Quand des enfants meurent, les groupes armés n‘ont aucun devoir moral d’annoncer leur décès à leur famille. Donc pour ceux qui reviennent, certaines familles croient que ce sont des revenants. « Quand on vient pour leur annoncer la nouvelle que leur enfant est libéré, ils pensent que nous leur apportons la nouvelle du décès de l’enfant. Alors à cette inquiétude, succède la joie. Quand le père est aux champs pour labourer, il arrête le travail et va annoncer la nouvelle à tout le monde. C’est seulement quand les enfants ont commis des exactions dans leur communauté, ou qu’ils ont commis des fautes graves dans leur famille avant de rejoindre les groupes armés, que les familles disent : “Vous venez nous annoncer l’existence de cet idiot, comment pourrons-nous nous occuper de lui que nous avons vu intimider les adultes en cours de route ?” Mais sinon, toutes les familles veulent leurs enfants ».
Mais si les familles veulent revoir leurs enfants, pourquoi tarder ? Pourquoi les garder plusieurs mois dans un Centre ? « Qu’il s’agisse des enfants de la rue ou des enfants soldats, la rue et la guerre transforment les enfants. Ils ont appris à fumer du chanvre. À prendre de la drogue. Ils ont participé à des exactions diverses comme les viols, les pillages, la violence. C’est difficile de les ramener tels quels dans leur famille. Les familles nous disent que ce sont des bombes à retardement. Il suffit de passer une nuit dans un centre, pour se rendre compte que nous n’avons plus à faire à des enfants mais à des animaux sauvages. Notre travail consiste à les rendre à nouveau humains. Dans 70 % des cas, en trois mois on y arrive et les familles nous remercient. »
Les centres proposent des activités créatives, récréatives, de l’éveil mental, de la prise de conscience, de la réflexion. On y amène les enfants à construire un projet individuel de vie. Certains décident de retourner à l‘école. L’an dernier, 27 ont eu leur diplôme d’État. 18 sont allés à l’université. D’autres, souvent plus âgés, choisissent un projet de réinsertion professionnelle. D’autres choisissent des activités économiques. 99 % d’entre eux viennent de familles tellement pauvres que si un appui externe n’est pas mis en place pour soutenir la réinsertion, ce serait inutile voire dangereux de les ramener dans leur famille : « Dans les groupes armés, les enfants mangent mal, mais ils mangent aux côtés de leur commandant. Ils ont un peu d’argent qui leur vient du pillage. S’ils ne retrouvent pas un environnement qui les soutient, ils ont la nostalgie de retourner dans les groupes armés ou de rejoindre des bandes organisées ».
Inversement, des enfants se « démobilisent » eux-mêmes. Les groupes armés font tout pour maintenir les enfants dans leur milice mais les enfants souffrent. Lorsqu’ils trouvent une occasion de s’échapper, ils s’enfuient. Certains savent, parfois par la radio, que des centres existent. Ils y viennent d’eux-mêmes. D’autres vont à la MONUC pour chercher protection et la MONUC les ramène chez Muna.
Un travail dangereux
Les Casques bleus de la MONUC soutiennent son action. Quand il va dans la brousse, ils lui offrent une escorte. Mais les Casques bleus ne parlent pas de langue africaine. La plupart sont pakistanais. On peut compter sur les doigts ceux qui peuvent parler ne serait-ce que l’anglais. Grâce à eux, la voiture de Muna ne peut pas être attaquée en cours de route. Mais une fois arrivés, ils ne peuvent pas entrer dans la brousse. Quand Muna et ses amis vont dans la brousse pour parler avec les commandants des groupes armés, s’ils y restent une semaine, les Casques bleus restent sur la route une semaine à attendre leur retour. Tout ce qui peut leur arriver dans la brousse ne les concerne pas. Or la négociation est tout sauf une partie de plaisir. « On passe des moments très difficiles. Tantôt nous sommes pris en otages. Tantôt on est menacés de mort. Ils pensent qu’on est manipulés par leurs ennemis qui veulent les priver d’effectifs. Ils nous traitent d’espions. Au CNDP, ils pensent que nous sommes manipulés par la Cour pénale internationale et que nous sommes en train de chercher des preuves contre eux pour les faire juger. Quand nous allons dans l’armée, on nous parle trahison. Les questions des Droits de l’homme et des Droits de l’enfant ne sont pas au premier plan. Parfois, on nous fait passer devant un “tribunal”. Voilà, vous êtes jugés, vous allez mourir tout de suite. D’autres groupes armés nous disent : vous êtes cinq dans la délégation ? Nous allons vous remettre cinq enfants, mais vous, vous allez rester ici. Nous laissons partir les cinq enfants si vous devenez nos militaires. Il arrive qu’on négocie toute une journée. Ils nous disent, revenez dans trois jours. Trois jours après quand nous revenons, ils nous offrent des enfants de la rue qu’ils ont raflés entre-temps. Heureusement, les enfants de la rue nous connaissent. Dès que nous arrivons, ils courent vers nous pour nous saluer. Le commandant nous les présente comme enfants soldats et nous pouvons dire, c’est des blagues, ce sont des enfants de la rue, nous les connaissons ». Et le problème devient très important lorsqu’on aborde la question des filles. Parce que dans ces groupes, chaque soldat peut avoir, comme butin de guerre, une jolie fille de moins de 18 ans. « Sur tous les enfants que nous avons libérés, il n’y a que 3 % de filles. Ils libèrent les garçons, ils gardent les filles ».
Je suis optimiste
L’association de Muna a sauvé plus de 2300 enfants depuis 2002. Mais elle travaillait déjà en 1994 avec les enfants impliqués dans le génocide au Rwanda, les « craps », qu’il fallait séparer des réfugiés génocidaires. 600 enfants entre décembre 1994 et octobre 1996, réintégrés dans les camps civils de leur province d’origine au Rwanda. En 1998, l’association s’est aussi occupée de 260 enfants des troupes de Laurent-Désiré Kabila qui avait recruté des enfants massivement. Au total, plus de 3000 enfants ont été sauvés. « Je suis optimiste parce qu’on a des résultats encourageants. L’Assemblée nationale a adopté un code de protection de l’enfance. On a aussi des mesures pratiques prises par les autorités, nous travaillons pour que ces autorités les appliquent. Il y a assez de règles pour interdire le recrutement, l’exploitation sexuelle, l’arrestation d’enfants. Et dès qu’elles sont promulguées, quand nous allons faire des négociations, nous les transmettons, nous les faisons connaître. Nous avons aussi obtenu la création d’un bureau qui s’occupe du désarmement, de la démobilisation et de la réinsertion des enfants. Nous avons un officier de liaison. Du côté des autorités civiles, la police est devenue un partenaire. La communauté comprend l’importance de notre travail. Nous avons beaucoup d’amis à travers le monde : des journalistes, des ONG, des jeunes qui viennent travailler pendant l’été avec des jeunes d’ici. Je suis optimiste parce que pour 70 % des enfants que nous obtenons, nous avons des résultats positifs. »