Selon vous, les années 2000 marquent une rupture sur la scène du rire puisque vous notez l’émergence d’un humour développé par les catégories dominées ou subalternes. L’humour peut-il accompagner et porter des revendications ou des combats culturels dans la sphère publique ?
Effectivement, on a connu le développement important d’une scène de l’humour portée par les minorités ethnoraciales. En fait, ça commence dès les années 90. On voit alors émerger des figures, des personnalités issues des minorités à la télévision comme Jamel Debbouze qui vont incarner un humour porté par des jeunes de banlieue. Les années 2000 marquent un tournant : c’est l’avènement du stand-up1 incarné notamment par l’émission « Jamel Comedy Club » (JCC), produite par le même Jamel Debbouze. C’est un lieu qui se réapproprie et revendique les codes du stand-up américain, et qui par ce biais, déplace l’humour hors du cadre habituel en France, c’est-à-dire hors du café-théâtre plutôt « blanc ». La référence au stand-up désigne une sorte de ressource et permet d’aborder plus frontalement des questions identitaires à un moment où un discours sur les identités n’est pas des plus acceptés et acceptables. À l’époque, parler de l’identité, c’était en effet prendre le risque d’être renvoyé à des communautarismes ou des particularismes.
Il y a donc eu quelque chose dans ce type d’humour de très marqué au niveau politique c’est-à-dire concernant sa capacité de subversion des rapports de pouvoir que j’estime, dans mon approche cultural studies, être structurants, c’est-à-dire les rapports sociaux de classes, de races et de genres. On peut l’observer d’une part dans les premiers sketchs de Jamel Debbouze qui prennent à rebours le stéréotype du « garçon arabe » dans une période alors fortement marquée par des discours se focalisant sur les cités, l’insécurité, la délinquance ou les masculinités patriarcales et violentes qui pourraient peupler les banlieues. Et d’autre part, avec l’avènement du stand-up dans les années 2000 qui met en selle et en scène des identités multiples, notamment au JCC où plusieurs humoristes, des femmes et des hommes, des Blancs, des Arabes, des Noirs, des Asiatiques, dans une logique de troupe, occupent l’espace en faisant des sketchs à la télévision. Cette scène de l’humour a été un espace privilégié de mise en scène des identités subalternes où ont pu s’opérer des déplacements qui ne se retrouvaient alors pas nécessairement sur d’autres scènes de divertissement ou d’autres scènes politiques.
Parfois, la dimension politique est plus ambivalente. « Omar et Fred » est un bon exemple à cet égard. Leur capsule humoristique « Le SAV des émissions », restée assez longtemps à l’écran, évoque à travers toute une galerie de personnages formant un ensemble de figures ethnoracialisées, des mécanismes de disqualification à l’égard des Noirs ou la question de la blanchité2 à travers le personnage de Fred. Le SAV réalise une mise à distance par une mise en excès de la personne noire ou de la personne blanche. On peut ainsi faire une analyse du « SAV » comme étant une forme « post-identité ». Et on peut sans doute aussi en faire une lecture politique comme je l’ai tenté. Mais en même temps, c’est moins évident puisque le discours ne s’y énonce pas du tout comme politique. On est loin du stand-up dont les protagonistes disent, dans une logique d’affirmation identitaire : « voilà, moi je suis noir » ou « moi, je suis musulman ». On est plutôt dans l’usage permanent de figures qui, tournées en ridicule et données à voir de manière tellement excessive, mettent en lumière tout une série d’imaginaires coloniaux.
Comment s’articule l’humour développé par les humoristes et celui de leurs publics ? Est-ce que l’un donne des armes aux autres au quotidien ? Est-ce que ça peut jouer comme un processus de capacitation ?
C’est en tout cas mon hypothèse première concernant ces scènes grand public, la culture télévisuelle et populaire : les publics trouvent potentiellement dans ces représentations minoritaires nouvelles, qui jusque-là n’existaient pas, des ressources pour construire leurs propres identités et pour prendre position dans les rapports de pouvoir. Il faudrait pouvoir confirmer cette logique d’empowerment par une grande étude sur la réception de l’humour, mais, je pense que ces représentations sont aujourd’hui importantes, peuvent servir de modèles, donner à voir des horizons de possibles, et faire émerger des discours minoritaires. Discours qui peuvent être ensuite réappropriés par des publics notamment ceux issus des minorités. Néanmoins, le propre de l’humour étant de faire rire, on peut tout à fait imaginer que les publics se saisissent de ces sketchs comme étant du pur divertissement, sans en voir le côté politique.
Il y a une dimension temporelle qui joue à cet égard. L’émergence soudaine du stand-up dans les années 90 et 2000 a été une sorte de moment fondateur qui a offert à de nombreux publics de véritables ressources pour se construire parce que c’était quelque chose de nouveau et que cela venait combler un manque de représentations. Aujourd’hui, le stand-up s’est développé à plus grande échelle et de nombreux humoristes issus des minorités ethnoraciales opèrent sur différentes scènes de l’humour (y compris YouTube). De ce fait, cette forme d’expression est devenue un discours parmi d’autres. Ce qui tend à enlever la force d’empowerment de ces spectacles pour les publics eux-mêmes. Ceux-ci se rendent en effet peut-être moins compte aujourd’hui de la dimension politique de ce type d’humour, que c’est quelque chose qui peut servir dans leur propre vie.
De quelle manière les humoristes-femmes des années 2000 ont-elles quant à elle déplacé des représentations dominantes ?
Dans les années 2000, il y a eu un moment d’émergence d’humoristes femmes en France dans la lignée de Florence Foresti qui ont occupé l’espace télévisuel de manière importante et ont renouvelé les codes de l’humour. Elles se sont déplacées de la simple mise en scène d’une féminité ordinaire, comme pouvait le faire par exemple Anne Roumanoff dans les années 90, vers une mise à mal des binarismes masculin/féminin en produisant des personnages plus ambigus, androgynes, dans une féminité masculine ou une masculinité féminine. Les deux cas paradigmatiques étant pour moi Florence Foresti et son spectacle « Masculin/féminin » et Julie Ferrier qui propose un personnage qui s’appelle Juliette qui est quasiment non identifiable d’un point de vue genré – c’est-à-dire dont il est impossible de dire s’il s’agit d’une fille ou un garçon. L’analyse des sketchs révélait une mise en scène très forte d’une corporalité, non pas sexualisée mais qui devient participante active du ressort du rire : il y avait vraiment un jeu du corps et du langage de telle sorte que le corps de l’humoriste et du personnage devenait l’objet d’une forme de parodie et d’une mise en réflexivité permanente.
Du côté du stand-up, on a par exemple Claudia Tagbo qui discute dans ses premiers spectacles la féminité noire, en ayant recours à des formes de mise en scène relativement excessive où elle se donne à voir comme une femme de pouvoir renvoyant à un imaginaire noir américain assez fort, proche de certaines icônes de la musique RnB ou rap, elle se met en scène comme la femme noire qui décide de sa sexualité, des mecs avec qui elle veut aller. Elle a un jeu intéressant avec le public en invitant le public à sexualiser son corps pour ensuite prendre le contrepied et renvoyer le public dans ses retranchements, dans ses attendus stéréotypés et reprendre le pouvoir sur la situation.
La dimension politique de ce type d’humour réside-t-elle dans sa capacité à remettre en cause les hégémonies culturelles ? À questionner des phénomènes comme la domination masculine, l’hétéronormie ou la blanchité ?
Quand je parle de capacitation politique, oui, je pense en effet clairement à un discours contre-hégémonique. On peut citer quelques exemples issus du JCC de sketchs qui ont permis l’émergence de contre-discours inédits au sein de la sphère publique en France dans les années 2000.
Ainsi, l’humoriste Thomas N’Gijol, dans son sketch « Le Superman noir », revisite des imaginaires habituellement très « blancs ». Même s’il est plutôt caricatural dans son humour, il réactive la figure de l’Africain, en se la réappropriant tout en étant noir lui-même. Il rediscute la figure de Superman pour l’amener du côté de l’identité noire, remettant en cause l’hégémonie blanche. Et il y a donc réappropriation de figure caricaturale par les minorités elles-mêmes, comme une façon de reprendre la main sur cet imaginaire-là. C’est presque une forme de réponse, 30 ans plus tard, aux sketchs de Michel Leeb et à sa figure de l’Africain particulièrement disqualifiante.
On peut aussi penser à Patson, qui est dans la mise en scène de sa propre subalternité. Il est corporellement marqué par sa différence ethnoraciale, avec un accent prononcé, il joue d’une corporalité expansive et arrive avec des vêtements traditionnels qui le donnent à voir comme une figure carnavalesque, dans l’excès de ces références et de ces différences-là mais qui de fait, fédèrent des publics autour de lui car il est justement dans cet excès-là. Cela relève d’une logique affirmative très forte. Il vient avec un discours de mise en cause de cette domination blanche lorsqu’il évoque le fait qu’il n’a pas passé son bac car il n’y avait que des « bacs blancs » ou encore qu’il se sent légitime à se garer sur des places handicapées car être noir en France, c’est clairement un handicap ! Il est dans la désignation de mécanismes de pouvoir et dans la production d’un discours non-victimaire qui dénote par rapport au type de discours accessible dans les médias grand public en France à ce moment-là.
Autre exemple, Alexis Macqard qui joue, lui, la masculinité blanche dans tout ce qu’elle a de plus caricaturale, avec un côté cynique, une corporalité très statique et qui désigne les modalités de maintien à une position hégémonique de la blanchité en évoquant par exemple le fait qu’il y a toujours un Arabe pour déteste un Noir, un Asiatique pour détester un Noir etc., mais ensuite en précisant qu’il y a toujours un Blanc pour détester tout le monde, les Noirs, les Arabes, les Jaunes…
On peut aussi évoquer Blanche Gardin qui met la blanchité au cœur de son humour. C’est flagrant, dans le « Inside Jamel Comedy Club », une sorte de faux making-of de l’émission, où elle se met en scène dans un personnage qui croit qu’elle est bien au-dessus de la différence et des identités. Elle dit avec un ton très plat et très froid qu’elle adore la diversité et les différences et que, elle, elle n’a pas d’identité car elle est blanche ! C’est intéressant, car elle fait rire des mécanismes par lesquels la blanchité ne se donne pas à voir comme une ethnicité comme une autre et se maintient dans une hégémonie qui ne se donne pas à voir comme telle.
Vous avez constaté qu’à la fin des années 2000, se généralisait un certain humour d’actualité, et l’évacuation des problématiques des minorités du champ médiatique. Cet humour de commentaire politique, c’est celui qui domine actuellement ? Est-il moins subversif que l’humour qui a été porté par les minorités ?
Depuis la campagne présidentielle de 2007, les chroniques humoristiques, notamment celles qui prennent place dans les matinales radios d’information, se sont énormément développé. Cet humour d’actualité-là, se donnait à voir comme un humour politique à part entière en revenant aux traditions de la bouffonnerie. Pour moi, il était important de s’interroger sur la dimension réellement politique. Or, l’analyse approfondie de ce type de sketchs indique qu’il s’agissait d’un humour qui a tendance à proposer une vision relativement fragmentée du monde, moins distanciée, notamment parce qu’il se produit toujours en réaction à une actualité en train de se faire (ce qui est sans doute plus par rapport à l’actualité dans le cadre de dispositifs radiophoniques quotidiens). Et qu’ensuite, c’est un humour qui était davantage porté, dans les années 2007-09, par des humoristes plutôt masculins et « blancs », je pense à Stéphane Guillon, à Didier Porte ou encore à Nicolas Canteloup, qui ne désignaient pas leur point de vue situé sur le monde. Tout l’enjeu en termes de classe, de race, de genre était dès lors en partie évacué, ou constituait en tout cas une dimension non dite de ce type de chronique.
Mais depuis que j’ai mené ma recherche, achevée en 2010, des transformations importantes se sont déroulées avec l’apparition de chroniqueuses comme Sophie Aram, marquée par cet humour de bouffonnerie, de caricature, proche des anciens de Charlie Hebdo, traversé par cette tradition très franco-française et en même temps elle-même est issue des minorités, et dont certains pans de son discours sont marqués par ce point de vue situé.
- Le stand-up (de l’anglais stand-up comedy) est un genre comique où un humoriste seul en scène prend l’auditoire à témoin de manière informelle des histoires qui lui sont arrivées.
- La blanchité est un concept issu des cultural studies et de la sociologie désignant la construction institutionnelle et médiatique d’une « identité blanche » majoritaire et socialement gratifiante, rarement interrogée car non perçues comme dominante. Voir à ce sujet l’ouvrage de Maxime Cervulle, Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias (Amsterdam, 2013).