Juste après les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo, une des premières réactions, visible notamment sur les réseaux sociaux, a été de mettre en cause la version que les médias présentaient. D’où vient cette défiance ?
Historiquement, il y a eu un certain nombre de faits qui ont été mal présentés par de grands médias officiels. Je pense notamment à la couverture de la première guerre du Golfe à partir de 1991, puis un peu plus tard celle de la deuxième, avec les « armes de destruction massive » ou encore au sujet du référendum sur le Traité sur l’Union européenne français de 2005. Il y a donc eu toute une série de faits qui ont été traités de façon biaisée, de manière trop marquée notamment par les médias parisiens et au-delà, aux États-Unis ou le Royaume-Uni pour ce qui est des armes de destruction massive. Il y a eu toute une série de billets, de travaux journalistiques bâclés ou de situations où les journalistes ont suivi le discours officiel, sans mener d’enquêtes. Il y a donc un passif qui fait qu’aujourd’hui, beaucoup de gens ont comme réflexe de ne pas croire ce que disent les médias car la manipulation existe. D’autant qu’on a désormais de vrais exemples de manipulation des médias par le politique : l’affaire Wikileaks, Edward Snowden et l’espionnage par la NSA. Bref, il y a tellement d’éléments qu’on apprend par des gens qui ne sont pas des journalistes, qui libèrent cette information alors que ce sont les journalistes qui auraient dû la découvrir que cela crée un climat de suspicion vis-à-vis des journalistes, de leur légitimité et de leur qualité. Ils seraient mal intentionnés, ne feraient plus leur travail, ou seraient empêchés de le faire.
Une autre explication, c’est aussi qu’on veut toujours que l’explication du drame soit à la hauteur du drame. Dire pour les attentats du 11 septembre que c’est simplement des pirates qui ont détourné un avion, pour le massacre à Charlie, que ce n’est l’affaire que de deux ou trois loups solitaires qui se sont radicalisés tout seul, ça parait décevant.On veut espérer qu’il y a quelque chose de plus important derrière le drame. Du coup, on doute du discours officiel et on se demande s’il n’y a pas l’implication des services secrets, etc. On a besoin de quelque chose de plus costaud, d’explications à la hauteur du drame que nous vivons. C’est une tentation, ça ne veut pas dire qu’on tombe tout de suite à l’intérieur du complot, mais on se méfie de ce qui est dit.
Quelle est la base du mécanisme de l’imaginaire complotiste ?
C’est un mode de raisonnement inversé. Dans la théorie conspirationniste, ce qu’on nous dit est faux et la vérité doit être trouvée dans un monde désormais lu à l’envers. Ainsi, tout ce qui parait trop gros ou trop facile est suspect. En revanche, tout ce qui parait un peu compliqué et caché est intéressant, car potentiellement c’est la piste pour trouver la vérité par rapport aux discours « faux » sur les faits.
Comment arriver à distinguer les dénonciations légitimes de manipulations et les thèses complotistes ?
Il n’y a pas de ligne de démarcation claire puisque les complots existent, les manipulations existent, la connivence existe. Il n’y a pas « un monde sans complots » versus « des théoriciens du complot ». C’est juste qu’il va y avoir des interprétations qui mobilisent l’idée d’un complot et qu’il va y avoir un degré d’enfoncement dans cette interprétation. L’affaire Snowden ne fait que confirmer qu’il y a de la manipulation, qu’il y a des services secrets, que les complots existent, qu’il y a des tentatives de tromper les gens etc. C’est une chose que de mettre en évidence ces éléments, c’en est une autre que d’en déduire un complot du gouvernement, un complot à l’échelle nationale, voire un complot mondial. C’est une chose que de dire, il y a des incohérences au scénario du 11 septembre, c’en est une autre de dire que le gouvernement Bush a lui-même organisé les attentats.
C’est tentant d’y adhérer parce qu’il y a toujours une part de vérité. Mais les théoriciens du complot affirment quelque chose qu’ils ne démontrent pas, puis ils accumulent toute une série d’éléments qui corroborent l’affirmation de départ. Alors, que la démarche scientifique classique ne se contente pas de cette accumulation de données, elle veut une démonstration. L’accumulation de données qui témoignent du fait que tout n’est pas cohérent ne démontre rien. Ce n’est pas parce qu’il y a des incohérences à la suite de l’enquête qui suit le massacre de Charlie Hebdo, qu’on démontre que le gouvernement ou un autre acteur sont derrière ce massacre.
Il faut avoir un esprit critique, mais c’est autre chose que de tomber complètement dans la théorie du complot en postulant quelque chose qu’on ne démontre pas. En général, le théoricien du complot me semble aller au-delà de l’esprit critique lorsqu’il implique des acteurs à grande échelle. Des complots qui mobilisent quelques personnes, il y en a beaucoup. Un complot mondial ou un complot qui impliquerait tous les partis politiques sont des choses qui me paraissent moins crédibles étant donné qu’il est très difficile de mobiliser beaucoup de monde et de garder le secret. Donc, ça me parait relativement difficile de démontrer l’existence de complots à l’échelle mondiale. En revanche, on sait bien qu’il existe de la manipulation de façon très ciblée, dans certains milieux notamment les services secrets.
Est-ce qu’on pourrait dire qu’il n’existe pas un complot au singulier, une grande conspiration globale, mais qu’il existe toute une série de manipulations, de complots au pluriel, d’accords et d’alliances clandestines ?
Oui, on pourrait, et, ce ne sont pas toujours des complots, ça peut aussi être de la connivence, une situation où des gens ont intérêt à s’entendre sur des choses sans même que ce soit nécessaire d’en parler. En effet, pour paraphraser un livre de Jacques Lemaire sur la théorie du complot, je pense en effet que les complots existent mais que le complot n’existe pas.
Comment faire pour combattre ces rumeurs sachant qu’on risque justement de les renforcer en voulant les limiter ?
Je pense qu’il ne faut pas ridiculiser ce discours. Dans certains cas, on peut rentrer dans ce discours et le défier pour tester sa force. Dans d’autres cas, ça n’en vaut même pas la peine parce qu’on est à un tel degré d’enfoncement dans l’imaginaire du complot qu’on ne peut pas démontrer quoi que ce soit. Si on vous dit que le monde est sous la coupe d’un gouvernement fantôme, on vous emmène sur un registre où comme on ne démontre pas quelque chose, vous ne pourrez pas démontrer le contraire. Il faut donc revenir sur un registre où il est possible de démontrer quelque chose : revenir aux données factuelles, au principe de démonstration, mais aussi à l’esprit critique.
Face à certaines théories du complot, il faut en relever les forces et les faiblesses, et dire « d’accord, l’idée est intéressante mais vous ne démontrez pas ça, ça et ça » et demander une démonstration. Ou bien alors, rappeler que l’accumulation de données qui confirme une affirmation non démontrée n’est pas une démonstration.
Mais, il faut se rappeler aussi que ça peut quand même éclairer l’esprit, parce que les complots existent. Donc, je pense que la meilleure attitude, c’est de ne pas rejeter tout en bloc et de fonctionner au cas par cas. Et, d’ouvrir une discussion critique sur tout ce qu’on peut croire ou ne pas croire. Parce que c’est là aussi que tout se joue, il faut aussi se mettre d’accord sur ce qu’on peut croire et ne pas croire pour ensuite interpréter le monde.
Est-ce que vous avez pu observer des évolutions ces dernières décennies au sujet de la diffusion des conspirations ?
Internet a tout simplement accéléré la production, la reproduction et la circulation et donc, à certains égards, l’attrait de documents attestant de l’existence de théories du complot. Les complots existaient déjà au Moyen-âge, mais, avec internet, on est devant un accès et une reproduction facilités, une multiplication qui donne d’ailleurs l’impression d’une littérature, d’une science alors qu’en fait, tous ces sites ne font bien souvent que se citer mutuellement.
Est-ce qu’au coeur des thématiques, dans les choix des acteurs de ces récits conspirationnistes, il y a eu des évolutions ?
Si on regarde les 30 dernières années, il y a un complot qui a un peu disparu qui est moins présent, moins à la mode, c’est le complot maçonnique. Il y en a un qui n’a jamais disparu c’est celui des Illuminés de Bavière. Et il y en a un qui change de visage, c’est le complot juif qui devient un complot israélien, voire israélo-américain, en laissant entendre que les Américains sont eux-mêmes soumis à Israël. Mais encore une fois, ce genre d’analyse s’appuie sur des éléments factuels indiscutables notamment l’appui des États-Unis à Israël. Si la faiblesse de la théorie du complot c’est qu’elle ne démontre rien, sa grande force c’est qu’elle mobilise toujours des éléments de vérité. Lorsqu’on dit « les Américains soutiennent Israël », ce n’est pas un mensonge car on sait bien que pour toutes sortes de raisons, il y a un lien fort entre ces deux nations. De là, à en déduire que les Juifs dominent le monde par le biais d’Israël qui domine le Moyen-Orient avec l’appui des États-Unis, c’est autre chose évidemment.
Jérôme Jamin a été l’un des intervenants du colloque « Faux complots : le vrai mensonge » organisé par PAC Régionale de Verviers et l’asbl Aviso le 25 avril 2015 à l’Espace Duesberg (Verviers).