Pour beaucoup, la lutte des classes est un concept qui sent la naphtaline. S’il est vrai que depuis son apparition au 19e siècle, le monde a changé, faut-il pour autant la jeter aux oubliettes et juger qu’elle n’est plus pertinente ? Ou a‑t-elle été sciemment rendue invisible, empêchant ainsi sa nécessaire mise à jour ? Il est intéressant de se demander si ce terme et les antagonismes sociaux qu’il recouvre doivent être jetés dans les poubelles de l’histoire (faut-il dire adieu au prolétariat, aux salariés, à leurs usines et à leurs luttes ?) ou s’il convient, sous réserve d’une certaine mise à jour, de les détourner et de se les réapproprier.
La lutte des classes, ici, maintenant et comment ?
S’il est indubitable que, dans le salariat, la conscience de classe (la classe pour soi) a nettement reflué depuis plusieurs décennies, cela n’enlève rien à l’existence des classes dans leur dimension objective. Ce reflux de la conscience de classe peut sembler paradoxal à plus d’un titre : le salariat privé et public ne cesse de croitre proportionnellement dans la société par rapport aux agriculteurs, aux indépendants, aux professions libérales. Ce qui revient à dire que le nombre de prolétaires (personnes n’ayant pour vivre que leur force de travail, physique ou intellectuelle) n’a jamais été aussi élevé quand, dans le même temps, la part des richesses produites lui revenant est en baisse constante. Mais l’atomisation des structures de production, l’intérim, la flexibilité, la fluctuation des contrats, la disparition progressive des grandes concentrations ouvrières, l’externalisation, la sous-traitance, la précarisation, la fragilisation ou la disparition du statut dans la fonction publique, l’intensification du travail, le contournement du droit du travail, la transformation des salariés en travailleurs indépendants payés à la tâche, toutes ces nouvelles formes d’organisation du travail diluent la conscience de masse, individualisent et isolent les êtres, et induisent la disparition de la perception des intérêts communs de classe.
Le salariat assujetti au consumérisme peine également à identifier son ennemi, d’autant plus que la petite musique lancinante de la vulgate néolibérale fredonne volontiers l’antienne selon laquelle nous serions tous sur le même bateau (ce qui est peut-être vrai, mais il faut rappeler qu’entre la soute et le salon, le bateau se compose de nombreux ponts), que nous serions tous des partenaires invités à apporter notre pierre à l’édifice du même projet. Et l’absence de perspective globale remettant en cause cette vision ne contribue pas à ranimer la conscience de classe qui s’étiole. L’individu se voit ainsi présenter des ennemis de substitution : le chômeur, l’étranger, le collègue qui lorgne son enviable statut, etc.
D’autre part, il est légitime et pertinent de se demander si le sujet de l’émancipation n’a pas muté. La lutte des classes ne concerne-t-elle pas aujourd’hui tous les citoyen·nes et non plus uniquement la figure mythique et mythifiée de l’ouvrier ? La classe ouvrière est en effet dorénavant plus hétérogène, plus diversifiée, plus éclatée. Partant, il semble alors indiqué et judicieux d’identifier les lieux où, dans un mouvement de réappropriation, se fabriquent des communautés opaques à l’économie et rétives à l’ordre dominant, ces multiples lieux de lutte qui traduisent une nouvelle forme de lutte des classes : cela va des GAC (Groupe d’achat commun) aux SEL (Services d’échange locaux) et aux squatts, en passant par le mouvement anglais Reclaim the Streets, par les monnaies locales, par les mouvements altermondialistes, celui pour l’objection de croissance ou par celui, plus récent, des Indignés.
Classe sociale à part entière, la bourgeoisie possédante se comporte comme telle, mobilisée pour elle-même, prête à tout pour ses membres et contre les autres – c’est-à-dire l’immense majorité, dominée.
Force est également de constater que la conscience de classe ne s’est pas érodée partout. Au contraire, on pourrait dire qu’elle est plus que jamais présente dans un camp au moins, celui de la classe dominante. Comme l’a affirmé Warren Buffett, troisième fortune mondiale (estimée à 81 milliards de dollars en 2019 par la revue Forbes …) : « Il y a une guerre de classes, c’est certain, mais c’est ma classe, la classe riche, qui fait la guerre, et nous sommes en train de gagner. » Classe sociale à part entière, la bourgeoisie possédante se comporte comme telle, mobilisée pour elle-même, prête à tout pour ses membres et contre les autres – c’est-à-dire l’immense majorité, dominée. Comment ne pas voir, partout dans le monde, comment cette bourgeoisie possédante et dirigeante, plus riche, avide et arrogante que jamais, a littéralement confisqué l’État et les leviers de pouvoir en tous domaines au détriment de l’intérêt général ? Ainsi, pour le dire avec les mots de Mona Chollet, « si le terme « lutte des classes » traîne derrière lui tout un cortège d’images folkloriques rendues désuètes par le triomphe planétaire du libéralisme, il y a longtemps que les classes, elles, ne se sont pas aussi bien portées. » 1 Sous la férule de Maggie Thatcher et de Ronald Reagan, nous avons été témoins d’une offensive des classes supérieures contre les classes populaires où « chaque classe développe une attitude agressive vis-à-vis de la classe qui lui est immédiatement inférieure ou de toutes les classes qui lui sont inférieures. » comme le résume Emmanuel Todd2.
BAZAR à CHINER OU OUTIL à DÉPOUSSIÉRER ?
En quoi la lutte des classes est-elle donc toujours pertinente ? Tout d’abord, il semble évident que le mouvement des gilets jaunes marquent le retour de la lutte des classes et que leur mouvement et mode d’action constituent une manière de faire classe pour les exploité·es. En outre, même si elles sont rendues invisibles dans les médias (tant dans le domaine de l’information que dans celui de la fiction), les classes populaires existent toujours, et les abandonner par souci de clientélisme et de marketing politiques reviendrait à les jeter dans les bras de l’abstention ou de partis démagogiques de droite et d’extrême droite. La lutte des classes n’a pas disparu mais la sortir des formes perverses qu’elle emprunte depuis l’effondrement du communisme reste un chantier politique immense.
Comme nous l’avons esquissé, le comportement de la bourgeoisie dénote clairement une acuité de sa conscience de classe : par conséquent, et comme l’exprimait Merleau-Ponty : « Il y a une lutte des classes, et il faut qu’il y en ait une, puisqu’il y a et tant qu’il y a, des classes »3.
Si nous nous accordons sur une définition de la gauche comme aspirant à plus d’égalité, à plus de liberté collective et individuelle et à une volonté de changer le monde dans le sens du bien commun, il est fondamental de ne pas abandonner les classes populaires à leur triste sort. Quitte à soumettre ce concept à une réactualisation permettant d’englober et de représenter des groupes actuellement non repris dans une acception étroite et historique des classes sociales. Sans retisser le lien organique entre les classes populaires et leurs représentations politiques (en en créant de nouvelles si nécessaire), sans reconstruction d’une conscience collective (et ce, aussi au-delà des frontières) suivie d’un retour massif dans le champ politique des classes populaires qui sont la majorité, il n’y aura pas d’avenir pour un projet réellement démocratique et progressiste.
Puisque la gauche doit formuler un projet émancipateur fondé sur la mobilisation directe des opprimé·es et des exploité·es, il s’agit, à l’heure où les plaques bougent, non pas de renoncer à la lutte des classes sur le terrain économique, social et politique mais de lui ajouter une dimension culturelle afin, comme Razmig Keucheyan l’indique, de « mener la bataille des idées pour soustraire les classes populaires à l’idéologie dominante afin de conquérir le pouvoir ». Lutte des classes et contestation culturelle doivent par conséquent aller de pair, et devenir un outil, dixit Eric Fassin, « qui ne renonce pas à la classe pour penser les questions minoritaires mais qui ne renonce pas aux politiques minoritaires pour se cantonner à la classe ».
- Mona Chollet, Rêves de droite, défaire l’imaginaire sarkozyste, Zones, 2008, p. 43
- Emmanuel TODD, Les luttes des classes en France au XXIèle siècle, Fayard, 2020, p. 264
- Maurice Merleau-Ponty, « Les aventures de la dialectique », [1955], in Oeuvres, Quarto Gallimard, 2010, p. 616.