Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, les discours de réarmement n’ont fait que se multiplier. L’Europe semble prise dans une spirale d’escalade militariste. Un air du temps favorable aux bruits de bottes qu’analyse la chercheuse en philosophie Déborah V. Brosteaux. Elle a récemment publié Les désirs guerriers de la modernité qui réfléchit à nos rapports ambivalents à la guerre. Retour avec elle sur la période d’emballement guerrier dont nous ne pourrons pas nous départir simplement en dénonçant une propagande à l’œuvre, mais bien en nous attaquant à la question des désirs que ces discours guerriers viennent convoquer.
Partout en Europe, on reparle de service militaire, on prône un réarmement massif et la plus grande fermeté pour faire face à une montée en tension globale. Est-ce que la profusion de ces discours met en lumière des désirs guerriers qui parcourent la société ?
En termes de production discursive et médiatique, cette espèce de mise en mouvement par l’horizon de la guerre est patente. Elle prend forme au sein de ce que j’appellerais des « agencements de désirs » complexes, tissés d’ambivalence. D’une part, il y a bien sûr, avec la guerre en Ukraine, la perception d’une menace, qui brasse de la peur et mobilise des affects défensifs. D’autre part, il y a des effets d’euphorisation : le réarmement est associé aux langages et aux sensations de la montée en puissance. Celles-ci prennent place au moment même où tout parait fragile et instable. Où l’Europe est dans une situation de perte de puissance, et de multiplication des crises. C’est typique des moments où prennent les mobilisations guerrières : une euphorisation guerrière qui vient comme un mouvement de regain à partir d’une sensation de perte.
En suscitant une course aux armements, est-ce qu’on assiste à un retournement historique de l’Union européenne qui s’affirmait depuis sa création comme un moteur et un garant de la paix par le commerce et la concurrence économique ?
On assiste en tout cas à l’articulation d’un argumentaire militariste qui appelle à « en finir avec la naïveté du rêve pacifique européen ». Mais cela pose de nombreuses questions : jusqu’à quel point s’agit-il véritablement d’une rupture ; et si c’en est une, avec quoi exactement ? Et tout d’abord, le rêve européen a‑t-il vraiment été un rêve pacifique ? Je pense au contraire que ce rêve, tel qu’il s’est construit après 1945 (tout en puisant dans une histoire plus ancienne), s’est d’emblée bâti sur des parts d’ombre, des dimensions guerrières qui lui sont constitutives. Le rêve européen est moins un rêve de paix qu’un rêve de séparation : faire la guerre, soutenir des guerres ou les alimenter, tout en se vivant comme incarnation de la paix, et en maintenant au maximum à distance les effets de la violence.
Il me semble que le tournant militariste actuel s’associe, au moins en partie, à ce rêve européen. Les deux peuvent et ont souvent déjà cohabité. Pour partir d’un cas concret, je citerais l’exemple des partenariats entre université et industrie de l’armement. Les arguments en défense de tels partenariats mettent en avant le besoin pour les universités d’œuvrer à la défense de nos démocraties mises en danger. En somme, si l’on s’arme, ce serait pour défendre l’essence de ce que nous sommes, c’est-à-dire des États démocratiques et porteurs de paix. Mais quand on regarde plus précisément les partenariats en question (je renvoie à ce sujet aux travaux de Christophe Wasinski), on en voit vite l’hypocrisie, tant les industries de l’armement, et les industries civiles qui fabriquent des composantes militaires, sont impliquées dans des guerres faites contre les populations, souvent complices de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Ces deux dynamiques peuvent tenir ensemble et même s’entre-nourrir : d’un côté l’emballement militariste, et de l’autre, la capacité à se représenter soi-même comme étant incarnation de la paix et de sa défense. J’ai parlé d’ « hypocrisie ». En réalité, pour être précise, ça ne se limite pas à l’hypocrisie, c’est-à-dire à des discours qui déguisent leurs réelles intentions, et dont il suffirait de révéler les contradictions. On a également affaire à des organisations complexes du déni. Ce n’est donc pas juste masquer un lien, c’est produire activement l’incapacité de faire les liens avec les violences auxquelles nous sommes pourtant liés, à les rendre insaisissables. Cet art de la désarticulation va de pair avec toute une organisation de la violence, qui multiplie les médiations, dilue au maximum les responsabilités, externalise les violences et les sous-traite.
Les mobilisations pour la Palestine résistent à cette désarticulation : il ne s’agit pas seulement de dénoncer la guerre inhumaine et génocidaire menée par Israël mais surtout d’affirmer que la responsabilité se pose depuis ici. Il s’agit de faire prise sur les réseaux qui alimentent cette violence : on sait qu’Israël peut mener cette guerre grâce aux livraisons d’armes des États-Unis et d’Europe, qui transitent par nos ports, qu’on consomme les fruits de la colonisation en Cisjordanie, etc. Tout un travail de cartographie militante du rôle de nos États et entreprises nous permet de voir comment nous sommes engagés dans cette violence.
En mars 2025, il a été demandé aux Européen·nes de se préparer au pire en se confectionnant un kit de survie pour tenir trois jours en autonomie. Cette injonction officielle au survivalisme a été peu commentée. Comment l’analyser dans un contexte où la guerre fait de plus en plus partie de notre quotidien ?
Il y a certainement plusieurs aspects en jeu. On se rappelle la vidéo de la Commissaire européenne Hadja Lahbib, qui nous parlait de survivre dans une zone en guerre comme s’il s’agissait de profiter d’une coupure d’électricité pendant le week-end pour aller prendre l’air et s’offrir un peu de piment scoutiste, avec nos allumettes, nos cartes à jouer et notre couteau suisse. Ce qui était saisissant, c’était son niveau d’abstraction. Alors qu’évidemment, si un jour on a besoin d’un tel kit de survie — si tant est que ça puisse servir — nos maisons seront bombardées, des gens seront en train de mourir autour de nous. L’état de guerre y est présenté sur un mode qui en efface la réalité de boue et de sang. Cette omission de tout ce qui a trait à la souffrance, à la mort, à la dépossession liée à la réalité de la guerre est caractéristique des discours et des pratiques de la mobilisation guerrière. Certains affects sont captés, d’autres sont écartés. Ça ne tient que parce qu’on les a mis de côté.
Mais il n’y a pas seulement de l’abstraction. La vidéo joue aussi sur un certain imaginaire de la guerre, sur un certain attrait pour la rupture avec l’ordinaire. Il y a un côté un peu aventureux : on va sortir du confort moderne, et se débrouiller par nos propres moyens. Ce rêve de survie et de débrouille en dehors des structures de la modernité a toute une histoire. Ainsi, au début du 20e siècle en Allemagne, les camps de jeunesse étaient très en vogue pour les jeunes hommes des classes moyennes et bourgeoises. Il fallait partir loin de chez soi, revenir à l’élémentaire, préparer le corps à l’état de survie, quelque chose d’assez combattif, dans un esprit de camaraderie. Ce n’est pas par hasard si ce type d’expérience-là prend de l’importance dans les temps guerriers.
Actuellement, il y a dans plusieurs pays d’Europe, en particulier en Finlande, un grand succès des stages de survie de type « apprendre à survivre et à réagir en temps de crise », où l’on apprend à se débrouiller avec peu, à pratiquer le tir ou à prodiguer les premiers soins. Ça fait partie des efforts nationaux et européens pour réinstaurer une culture de guerre. Mais les motivations des personnes qui participent à ces stages sont certainement multiples, peut-être parfois contradictoires, et on aurait tort de ne pas investiguer cette complexité. Peut-être que se traduit là, également, la conviction qu’on ne peut pas compter sur les structures nationales, et qu’il est important de se réapproprier à un niveau populaire les moyens de vivre et de défendre ses terres ? Ou encore, ça se connecte certainement aux imaginaires postapocalyptiques spécifiques au 21e siècle, qui peuvent déboucher sur des formes de survivalisme très individualistes : penser aux moyens pour soi ou sa famille de survivre si tout s’effondre. C’est propre à notre nouveau régime climatique, mais tous ces états de crises, guerre et climat, se relient pour former de nouveaux états psychiques, de nouvelles atmosphères de peur.
Vous avez cosigné une carte blanche dans le Soir intitulée « Résister à la frénésie militariste ». Pourquoi est-il dangereux de laisser prospérer ces discours militaristes ? Comment rappeler que pour avoir la paix, il faut plus souvent préparer la paix que la guerre ?
On est pris dans un moment de mobilisation guerrière. Elle s’exprime concrètement dans l’idée de rétablir le service militaire volontaire (et déjà, dans le même mouvement, l’agitation du spectre d’un retour du service obligatoire) ou de recruter de nouveaux militaires. C’est également les relances des économies de guerre et des industries de l’armement. Mais la mobilisation se joue aussi au niveau de la pensée et de la sensibilité. Être mobilisé, c’est se retrouver pris dans une dynamique discursive et affective dans laquelle il n’y a plus de place pour autre chose, et où toute perspective contraire est vue comme un obstacle à abattre.
Le philosophe britannique Mark Fisher disait qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Il a forgé le concept de « réalisme capitaliste » : le rêve capitaliste tend à capturer toute la réalité, en clôture l’horizon. There is no alternative : toute pensée pratique ou politique qui s’opposerait à ce système est reléguée au rang du rêve, de l’illusion et du fantasme. Or, nous faisons actuellement face à un « réalisme militariste ». Défendre une perspective antimilitariste nous vaut vite d’être qualifiés (ou souvent qualifiées, car il y des ressorts genrés dans ces disqualifications) au mieux de sympathiques idéalistes portant un rêve de paix qui n’aurait plus d’ancrage dans le réel, au pire de défenseurs d’une illusion irresponsable, voire d’intérêts poutinistes masqués… Il faut trouver des manières de défaire ce réalisme militariste, d’en court-circuiter l’évidence, de parvenir à refaire exister d’autres voies – qui sont déjà présentes en germes, car beaucoup de gens sont actuellement en prise avec un sentiment de danger face à toutes ces politiques de relance militaire.
C’est d’autant plus dur qu’il y a un contexte géopolitique avec un voisin effectivement belliqueux, la Russie, mais aussi une instabilité à l’échelle mondiale qui peut aussi nous faire craindre notre allié ambigu les États-Unis…
Bien entendu, mais le réalisme militariste, ce n’est pas le fait de prendre en compte les circonstances géopolitiques de notre temps présent : c’est entrainer une dangereuse réduction du champ des possibles dans des moments de grandes tensions. Être en prise avec les coordonnées du temps présent, ses violences et ses impasses, tout horizon antimilitariste doit s’y atteler. À ce titre, il ne s’agit certainement pas de refuser toute forme de défense ou de résistance armée.
Quand votre terre est occupée, la violence vous est imposée. Être antiguerre, c’est bien sûr être auprès des peuples exposés à des violences impérialistes, et qui luttent pour leur liberté. Là, on s’est retrouvés coincés dans un dilemme, en particulier à gauche. Comment soutenir les Ukrainiens tout en résistant au fait qu’on nourrit les complexes militaro-industriels ? Comment développer une solidarité envers un peuple en lutte sans en retour alimenter des puissances elles-mêmes belliqueuses ? Comment résister au mantra « si tu veux la paix, prépare la guerre », une manière de produire des réactions automatiques qui s’impose telle une vision du monde. Il faut commencer par faire le diagnostic de cette impasse, qui n’a rien de métaphysique, mais nous est imposée par le militarisme de nos propres gouvernements.
Vous écrivez dans votre livre qu’il ne faut pas nier les désirs guerriers. Comment est-on parfois malgré nous amené à adhérer à des dynamiques guerrières ?
Ce que j’affirme, c’est qu’on ne peut pas se contenter de déconstruire les attraits que l’horizon guerrier peut susciter. C’est aussi une réaction à une lecture très présente à gauche, qui consiste à dire que si le militarisme gagne en résonance, c’est seulement à cause d’une propagande efficace : le capital ou les puissants inculquent aux masses une vision à coup de propagande, pour les instrumentaliser dans les intérêts du capitalisme et de l’impérialisme. Dire qu’on va prendre au sérieux la place des désirs, c’est une manière pour moi de prendre des distances par rapport à cette lecture de type « lavage de cerveau ». Non pas qu’elle soit entièrement fausse car il y a évidemment des activités de propagandes réfléchies comme telles en temps de guerre, et qu’il est important d’analyser et de critiquer. Mais avec cette lecture, on a l’impression que les gens ne seraient qu’une sorte de matière inerte sur laquelle on viendrait inscrire du discours, des représentations, du désir et qu’ils se laisseraient formater passivement. Ça ne nous laisse pas grand-chose, cette image de nos psychés comme des espèces d’ardoises vierges sur lesquelles une intelligentsia éclairée pourrait venir inscrire de bons outils, contre d’autres qui viendraient inscrire de mauvais outils, comme si l’enjeu était de « bien éduquer les gens ». Il faut partir de nos puissances d’agir, de nos intelligences collectives, de ce qui nous peuple déjà.
Ensuite, quelqu’un qui est pris dans le sentiment de menace et dans les mots d’ordre du réarmement ne va pas juste « changer d’avis » en entendant de bons arguments. Tout simplement parce qu’il s’agit moins d’opinions que de façonnement de soi. Le mot d’ordre qui identifie la protection à l’armée a participé à façonner un certain type de subjectivation politique. Un tel sujet ne se sent en sécurité que s’il peut projeter de la vulnérabilité contre un extérieur perçu comme menaçant : être capable de blesser pour se sentir définitivement invulnérable à l’attaque. Judith Butler dit qu’il s’agit là de « rendre vertueuse la destructivité propre du sujet et impensable sa destructibilité. » Les désirs qui nous façonnent ne peuvent être simplement déconstruits. Mais ils peuvent en revanche se transformer ou se réagencer, un désir peut l’emporter sur un autre : il y a donc énormément de jeu.
Je reprends l’idée du théoricien de la culture Klaus Theweleit, et avant lui de Wilhelm Reich, selon laquelle si un discours de propagande prend, gagne en résonance, a une efficacité, c’est parce qu’il parvient à rencontrer des pensées, des affects, des désirs qui sont déjà là, qui sont les fruits de toute une histoire. Bref, ça marche seulement parce qu’il y a quelque chose à activer. Et ce quelque chose, ce n’est pas la nature humaine type « de tout temps les hommes ont désiré la guerre » qui parlerait aux profondeurs intimes de l’humanité. Non c’est plus précis que ça, ça s’adresse à des désirs qui ont une certaine histoire.
Par exemple ?
Par exemple le fait d’associer la guerre à une expérience de la revitalisation. Il a fallu une longue tradition moderne pour construire cette idée que la guerre serait l’expérience la plus intense à vivre, et pour alimenter le goût d’une telle intensité. Dans les textes qui accueillirent le déclenchement de la Première Guerre mondiale avec enthousiasme, on retrouve souvent l’idée que la paix moderne serait un temps et un espace dans lequel on n’arriverait plus à faire de véritable expérience, une sorte de platitude, de perte d’authenticité de la vie vécue, et que c’est la guerre qui va ramener de l’intensité dans la vie des peuples.
Le grand espoir pacifiste après 14 – 18, c’était que les millions de morts et de gueules cassées aient définitivement démenti ces désirs de guerre. Or, les désirs guerriers ont de stupéfiantes capacités à se réinventer, et même à se nourrir de l’expérience de leur propre effondrement. Gideon Levy, journaliste israélien au quotidien Haaretz écrivait, au moment des attaques israéliennes contre l’Iran, qu’il n’y a pas une seule guerre – à l’exception de Yom Kippour en 1973 – menée par Israël qui n’ait provoqué de l’euphorisation collective à son déclenchement ; alors qu’il n’y en a pas une seule qui ne se soit terminée dans les larmes.
Comment retrouver d’autres intensités pour contrer l’attraction de la guerre ?
À gauche, il y a actuellement un grand engouement pour le développement de récits alternatifs et de nouveaux imaginaires. Avec une certaine volonté de prendre ses distances avec les vieilles grilles de lecture en termes d’idéologie, mais qui en fait, peut en reproduire certains travers : les puissants produisent de l’imaginaire qui capte l’attention, quel autre imaginaire allons-nous pouvoir inventer pour détourner cette attention et la rediriger vers un mieux ?
Méfions-nous de ces tendances à l’ingénierie narrative. Un récit tire sa force des mémoires qui le nourrissent et des êtres – les humains, les non-humains, les lieux, les morts – qui y prennent part. Ce sont de telles forces de liaison que j’appelle « désir » ; elles brassent des multitudes. Ce sont des luttes articulées à des mémoires. C’est un point qui est essentiel si on veut penser la transformation du désir, qui n’est pas une petite introspection de soi-même vis-à-vis de soi-même : un désir ne se transforme que s’il est connecté avec des mémoires qui rendent nécessaires ces transformations.
Les luttes pour la libération de la Palestine sont puissantes parce qu’elles sont profondément articulées à des mémoires vivantes – mémoires de l’oppression, mémoires de la résistance, mémoires spirituelles et religieuses, mémoires d’un peuple et de sa terre. Et ces mémoires s’articulent à nos propres espaces. Comme l’explique Omar Alsoumi, l’un des fondateurs d’Urgence Palestine en France dans un entretien avec Ugo Paleta, l’islamophobie qui flambe partout ici prolonge le projet de domination coloniale. Un projet pour lequel le Proche et le Moyen-Orient sont des points névralgiques, tant d’un point de vue géostratégique et économique qu’en tant que nœud historique et symbolique.
Face aux euphorisations guerrières, est-ce qu’une autre euphorisation est possible, par exemple par la militance ?
Rappelons que le désir n’est pas juste une question d’euphorisation. Cette idée que la vie ne vaut d’être vécue que si elle est intense est le fruit d’une certaine histoire de la modernité, qu’on peut remettre en question. Un des réagencements possibles peut dès lors consister à réapprivoiser et à revaloriser des formes d’expériences désirantes qui n’ont pas cette prétention à l’intensité.
Par ailleurs, je ne crois pas qu’il faille combattre à tout prix toute forme de désir d’intensité. Dans les moments de luttes politiques, on retrouve des formes d’attrait pour l’expérience d’une rupture d’avec l’ordinaire, de la sortie de l’inertie, pour des manières de faire corps collectivement, et de gagner en puissance dans un rapport de force. Quand on lit par exemple les récits des anciens membres du collectif antifa La GALE, dans le livre À bas l’État, les flics et les fachos, on voit l’importance pour eux et pour elles d’être parvenues à sortir d’un certain militantisme institutionnel qui est vecteur d’inertie, du sentiment qu’on est perdus dans les mots, dans les réunions interminables, les cartes blanches… Il y a des formes de luttes politiques qui tirent leur attrait notamment du fait qu’elles nous sortent de ces états de torpeur.
Attention, je n’affirme pas en disant ça que l’attrait des antifas pour l’expérience intense de la lutte serait simplement une nouvelle version d’un masculinisme guerrier. Non, il s’agit justement de réarticulations de ces désirs qui ont aussi leur beauté. Qu’on peut retrouver par exemple dans les luttes écoféministes et qui se réinventent du fait qu’ils sont pris dans tout autre chose. Ainsi, quand l’écoféministe Starhawk parle, dans Rêver l’obscur, de l’adrénaline lors d’actions qui visent à défendre un territoire contre sa destruction ou sa dépossession, c’est tout autre chose que l’adrénaline du combattant qui ressent une montée en puissance parce qu’il est en train de prendre possession d’une terre ou d’un corps. Ce désir est tout à fait transformé même s’il porte quelque chose de l’intensité.
Il faut donc éviter les gestes de réduction trop rapide, pour pouvoir donner de l’importance à ce type de réinventions-là, qui ne sont pas des tables rases mais qui procèdent de transformations réelles. Et qui en même temps ne nient pas le fait qu’on hérite de désirs dont on ne va pas pouvoir se débarrasser d’un revers de la main. La question est en réalité assez ancienne : comment faire pour que les énergies collectives qui nous traversent ne se laissent pas incorporer aux appareils nationaux, capter par les flux capitalistes ou capturer dans les mises en mouvement guerrières ?