Angela Davis a cette particularité d’incarner plusieurs luttes majeures de notre siècle et du précédent. Elle grandit dans une famille où on lui apprend à se méfier de la police et du FBI, où elle prend conscience qu’un État n’est jamais neutre et que les discriminations subies par les personnes non blanches aux États-Unis sont ancrées et alimentées par le système étatique. Dès son jeune âge donc, elle perçoit le rôle politique des forces de l’ordre dans un État raciste et classiste.
Une grille de lecture marxiste
De son engagement communiste, elle tire une analyse marxiste des rapports de domination. Pour Angela Davis, le racisme comme le sexisme s’explique par le souhait des dominants de jouir de leurs droits au détriment des dominé·es, femmes, non blancs, prolétaires, valides. Cette lecture des discriminations apparait aujourd’hui comme terriblement moderne mais peine encore à être véritablement comprise et appréhendée y compris dans nos secteurs associatifs. Si elle n’a pas la maternité du terme « intersectionnalité », que l’on doit à la juriste américaine Kimberlé Crenshaw, Angela Davis a largement contribué par ses luttes et ses ouvrages à la compréhension pratique de cette articulation des luttes.
En 1970, par son implication dans une tentative d’évasion de militants révolutionnaires noirs, les frères Soledad, elle est placée par le FBI sur la liste des dix personnes les plus recherchées aux États-Unis. Après une période de clandestinité, elle est arrêtée et incarcérée pendant 16 mois. Son arrestation puis son procès en Californie, État qui pratique encore la peine de mort, suscitent une vague de soutien international. Partout dans le monde, des mouvements anti racistes, féministes, communistes lui témoignent leur solidarité et réclament son acquittement. La pression médiatique est importante, 100 000 personnes défilent dans les rues de Paris. En 1972, elle est finalement acquittée.
Elle garde de cet emprisonnement une approche radicale et critique des milieux carcéraux et militaires. Elle les décrit comme des systèmes industriels d’oppression des dominés au service des dominants. À ce titre, elle porte un regard critique sur la guerre en Ukraine et elle ne manque pas de souligner que malgré un contexte de solidarité national et international, celle-ci s’est révélée à géométrie variable. Les résident·es africain·es ou d’origine africaine ont connu plus des difficultés que les Ukrainiens blancs pour sortir du pays ou pour obtenir un droit d’accès aux pays européens. Rappelons qu’en Belgique, alors que les autorités accueillaient avec des moyens importants (et légitimes) les familles ukrainiennes au Heysel, les demandeur·euses d’asile africains ou afghans dormaient dans la rue devant le Petit Château pendant plusieurs jours faute de moyens suffisants pour traiter leur demande d’asile. Un deux poids deux mesures qui nous rappelle que les dominations persistent et s’aggravent en temps de crise.
Dialoguer, interroger et (se) confronter
À travers cette rencontre avec Angela Davis, PAC et ses partenaires souhaitaient aller au-delà de la simple conférence. En effet, depuis plusieurs années, les mouvements décoloniaux, féministes intersectionnels occupent une place plus importante et plus visible dans l’espace des luttes en Belgique. À travers ses luttes, ses prises de positions et ses écrits, il nous paraissait important de pouvoir à la fois entendre mais aussi interroger madame Davis sur l’évolution de nos propres combats dans les contextes belge et européen.
Dans ce but, les trois partenaires ont donc décidé de travailler en amont et en aval de cette rencontre inédite avec différents groupes militants. Bruxelles Laïque a initié une réflexion sur les violences policières avec un groupe de jeunes issu·es de quartiers populaires de Bruxelles. Le Théâtre National a confié des cartes blanches à plusieurs artistes. Pour PAC enfin, un groupe de femmes issues de différents collectifs (Mères Veilleuses, Front des mères Belgique, Collectif « Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations ») et féministes ont travaillé sur les violences institutionnelles, permettant de saisir les systèmes derrière les conséquences individuelles dans la vie de beaucoup de femmes, mères et familles non blanches, de classes populaires, avec une grille de lecture intersectionnelle.
Ces différents groupes ont rencontré longuement Angela Davis en amont de la soirée grand public. Pendant deux heures, ielles ont tous et toutes pu questionner en direct la militante américaine. Ce moment plus intimiste fut particulièrement intense et riche. Citoyen·es jeunes et moins jeunes, militant·es, animateur·trices ont nourris un dialogue avec Angela Davis mais ont également dialogués entre eux·elles sur leurs différents combats et revendications. Par cet échange, nous souhaitions ancrer cette rencontre dans un temps de travail long avec des citoyen·es concerné·es par ces discriminations croisées. En effet, contrairement aux conférences ex cathedra, l’éducation populaire nécessite une confrontation des points de vue et des expériences pour construire un point de vue collectif, un travail qui est difficilement conciliable avec le format conférence ex cathedra.
Pour autant, pour connecter ces différents moments, lors de la soirée grand public, différent·es représentant·es de ces groupes ont ensuite pris la parole. D’une part pour questionner Angela Davis et d’autre part pour témoigner devant les 1700 spectacteur·trices de leurs vécus et luttes. À cet égard, et comme l’a souligné Angela Davis elle-même, certains témoignages par leur force, leur radicalité et leur actualité dramatique, apportaient tout autant que les réponses de la militante états-unienne.
Certain·es spectateur·trices furent surpris de la place prise par ces représentant·es en durée et en intensité. Croyant venir écouter une militante raconter comment la société américaine continue à être raciste, sexiste et classiste, ielles ne s’attendaient peut-être pas à entendre qu’en Belgique, des problèmes similaires existent parfois dans l’indifférence générale. En Belgique, certaines polices violentent et tuent des personnes sur base de la couleur de leur peau, en Belgique, les autorités refusent d’octroyer des titres de séjours à des femmes, hommes et enfants qui vivent et travaillent dans notre pays depuis 5 ou 10 ans, en Belgique, la justice peine à rectifier ces violences institutionnelles qui restent la plupart du temps impunies.
Selma Benkhelifa, avocate et membre du collectif Front des Mères Belgique citera dans son témoignage, un à un, tous les noms des citoyen·es mort·es lors d’interventions policières dont les détails restent souvent inconnus pour les familles des victimes : Ibrahima, 2021. Ilyes, 2021. Akram, 2020. Adil, 2020. Mehdi, 2019. Mawda, 2018. Lamine, 2018. Jozef, 2018. Wassim et Sabrina, 2017. Dieumerci, 2015, Souleimane 2014, Jonathan 2010, Faycal 2006, Karim 2002, Semira 1998, Said 1997, Mimoun 1991.
Le témoignage de Selma Benkhelifa pose aussi une question à laquelle il est urgent de se confronter individuellement et collectivement : pourquoi sommes-nous 10 000 citoyen·es dans les rues de Bruxelles pour protester contre la mort brutale de Georges Floyd, étouffé par un policier alors que nous sommes si peu nombreux·ses à nous soulever pour obtenir justice pour ces 18 citoyen·es décédé·es dans nos rues ? Notre histoire coloniale encore mal assumée, le racisme institutionnel qui en découle, l’état inquiétant de la justice dans notre pays sont certainement des pistes de réponse.
Critique et radicalité
Pendant la préparation de cette rencontre inédite, différentes inquiétudes se sont exprimées parmi les collectifs militant·es afro descendant, sans papiers, féministes… Des inquiétudes légitimes sur la forme que prendrait cette rencontre et qui ont certainement participé à la construction du dispositif explicité ci-dessus.
Une exigence auto-imposée de ne pas monopoliser l’espace de débat au détriment de celleux qui souffrent quotidiennement d’une société encore trop largement classiste, sexiste et raciste mais surtout de celleux qui se battent souvent avec peu de moyens et de visibilité pour gagner les droits fondamentaux que notre pays dit démocratique rechigne à leur octroyer. À ce sujet, Angela Davis va plus loin en soulignant que « le plus important n’est pas la personnalité des individus mais de reconnaitre qu’il n’y aura pas de démocratie socialiste radicale si nous ne pouvons pas apprendre à suivre le leadership de celleux qui ont été les plus marginalisé·es et dont les luttes représentent la lutte pour la liberté de tous·tes ».
D’autres critiques se sont exprimées y compris dans les mots puissants d’Henriette Essami-Khaullot pendant la conférence. Des critiques de ces collectifs sans-papiers et antiracistes qui ont souvent la sensation de se battre seuls face à des situations dramatiques et sans le soutien réel et pérenne des organisations comme les nôtres. Face à ces reproches, la réponse radicale d’Angela Davis doit nous amener à nous questionner sans détour. Elle affirme que la question des sans-papiers est et doit être centrale dans nos luttes. Par le cumul de toutes les discriminations, économiques, administratives, racistes, sexistes, les sans-papiers constituent une poche malheureusement croissante de citoyen·es sans droit et souvent sans voix. L’extrême précarité de leur condition de (sur)vie rend leur lutte d’autant plus fragile qu’ielles risquent à tout moment l’expulsion de leur logement et de leur pays d’accueil. Comme le souligne Angela Davis, leur combat est certainement le combat emblématique de ce siècle, d’autant que la question climatique pousse d’ores et déjà des milliers de personnes à chercher un refuge.
Enfin, c’est la légitimité elle-même de certain·es intervenant·es à prendre place aux côtés d’Angela Davis qui a pu être pointée au travers de critiques virulentes. Contrairement aux remarques et interpellations précédentes, ces critiques ont emprunté une forme et des arguments de fond rendant le dialogue impossible ou presque entre les organisations, les intervenant·es et les personnes et collectifs qui les ont exprimées. L’absence de dialogue est toujours un échec. Parfois, il ne peut pas avoir lieu en direct et parfois il demande distance et temps pour se dérouler sereinement. Cependant lorsque le dialogue est totalement rompu, il nous prive toustes des espaces nécessaires à la remise en question et à la compréhension des affects, d’une lecture collective des rapports de domination qui existent et se reproduisent malgré toutes nos précautions. À travers ce déferlement de violence virtuelle et réelle, force est de constater que nos institutions ont indirectement et directement participé à la fragilisation des collectifs militant·es qui n’ont eu guère le choix que de se positionner sur un conflit ad hominem, violent et certainement évitable. À tout le moins, et si nous réaffirmons notre légitimité à organiser un tel évènement aidés par des professionnel·les aguerri·es, dont l’expérience et les combats ne sont plus à démontrer à personne, nous ne pouvons sortir tout à fait grandi d’un évènement qui poussa plusieurs femmes racisées à s’invectiver sur les réseaux sociaux et en public, au détriment parfois de leur relation de lutte et des combats qu’elles mèneront, avec et souvent sans nous, pour survivre.
De la radicalité d’Angela Davis, nous devrons encore certainement apprendre, nous nourrir, nous confronter. La radicalité, c’est moins un objectif à atteindre ou un état de fait qu’une attention permanente, honnête et concrète que les moyens déployés individuellement ou collectivement sont en adéquation avec nos valeurs et nos discours. Cette radicalité est le souffle nécessaire à nos luttes, mais elle n’est l’apanage de personne, elle doit se construire ensemble dans le conflit et le débat