Chacun connait les maux qui ensablent notre présent. Jeunisme, urgence, immédiateté, triomphe des technosciences, croyances en une rédemption de l’humanité par la production et la croissance. Secousses financières, creusement des inégalités, dégradations des écosystèmes, crise de civilisations. Triomphe du management, du quantitatif, du coaching. Théories de l’économie qui envahissent tous les champs du savoir. Tout n’est plus, des corps à la vie de l’esprit, de l’école à l’entreprise, qu’évaluation, concurrence et compétitivité. Réification et marchandisation de toutes les dimensions de l’humain. Tyrannie de la réalité au nom du principe de responsabilité, de gestion et d’efficacité. Toute alternative est une utopie trompeuse, un rêve sanglant voire une aliénation mentale. Religion du chiffre, juxtaposition des faits, refus des points de vue de survol. Théoriser c’est terroriser. On ne crache pas dans la soupe de la globalisation qui nous apportera, par le doux commerce, l’élixir de la félicité éternelle. Chaque panurge à sa place et les troupeaux du marché autorégulé seront bien gardés. Éternel présent, sans les leçons de la mémoire ni les espérances de l’avenir.
Et bien, je ne me reconnais aucunement ni dans ces valeurs ni dans « l’esprit de mon époque ». J’y vois une impérieuse nécessité : jeter un coup d’œil dans le rétroviseur pour tenter quelques perspectives pour notre futur. Que nous apprend ce regard rétrospectif ? Le monde, du moins notre Occident, a été structuré par de grands principes de sens depuis le basculement de la révolution néolithique. C’est bien là la faille de notre aurore du millénaire. L’absence d’un paradigme de discernement de nos temps mouvementés pour tracer une direction qui fasse conscience commune pour les hommes et conjurent les périls mortels qui guettent notre humanité. Cela parait un peu grandiloquent, voire prétentieux, quand chacun limite son horizon aux nouvelles du jour, aux courses du samedi et au mandataire à élire.
L’assèchement des discours sur les récits qui font sens et l’anémie de la rhétorique politique nous plongent dans une dramaturgie de l’histoire où le spectacle et le divertissement en constituent les horizons indépassables. Bien des causes, complexes, expliquent cette perte de repères et l’absence de phares qui nous guideraient dans la nuit de « l’homo festivus » et du présentisme prétendu salvateur. Philippe Muray écrit : « je ne suis pas de mon époque ». Comment tenter de le redevenir ? Comment dépasser l’assignation à être producteur et consommateur comme ultime expectative existentielle. Rapide retour en arrière sur les grands principes de sens qui ont structuré notre pensée.
La connotation centrale du monde ancien, celui des antiques Grecs et Romains, était d’essence cosmologique. Le rapport à soi, aux autres et à la nature, était bâti sur la recherche de sa juste place dans le Cosmos selon une logique aristocratique, hiérarchisée et inégalitaire. La « vie bonne » vient, selon, par exemple, Aristote ou les philosophes stoïciens, de sa capacité à s’ajuster au grand Tout de l’univers. Le vrai, le juste, le beau et le bon sont en correspondance. Comme dans les poèmes épiques d’Homère, une existence réussie est celle qui part du chaos primitif pour rejoindre le lieu de la réconciliation et de l’harmonie avec le monde. Ulysse préférera une vie de mortel auprès des siens sur son île plutôt qu’une promesse d’immortalité malheureuse auprès de la sublime Calypso. Profonde sagesse qui nous engage à habiter l’instant sans remords ni regret et sans attente ni espoir. Pas de passé, pas de futur, juste le présent comme fragment d’éternité. En trouvant sa place naturelle dans l’ordre cosmique, chacun devient pleinement lui-même. Cette approche cosmique de la vie trouve aujourd’hui nombre de résonances dans l’astrophysique, sur les traces d’Hubert Reeves ou de Michel Cassé, ou dans la pensée écologique, sur celles d’Arne Naess ou de James Lovelock.
Puis vient la révélation juive et chrétienne. Il ne s’agit plus de s’ajuster à la nature mais aux commandements divins. L’entendement de l’existence réside tout entier dans la foi et dans la promesse d’une vie éternelle au royaume céleste de Dieu. Ce principe de sens et les valeurs qu’il véhicule, de l’amour à l’égalité, structure encore tellement notre présent, comme sécularisation des grandes traditions religieuses, que des philosophes aussi différents que Michel Onfray ou Jean-Claude Guillebaud tentent pour l’un de démonothéiser nos approches du réel et pour l’autre de subtilement réhabiliter le message des évangiles au-delà des détournements de l’institution épiscopale. La sagesse est bien alors de croire, en respectant les préceptes bibliques, que le discernement envers la vie conduit à l’élixir de l’immortalité, grâce à une vie pieuse et soumise aux vertus de la révélation.
La Renaissance introduit un profond changement en déplaçant de Dieu vers l’homme la définition et le centre de « la vie bonne ». Temps de l’humanisme, de Pic de la Mirandole à Erasme, lumières de la raison de Montaigne à Kant. Le référent ultime n’est plus ni le Cosmos, ni Dieu mais l’homme. Scandale pour les Anciens qui y voient démesure et folie. Insupportable prétention pour les théologiens. Le sens qui organise les esprits et les corps est désormais de s’inscrire dans l’histoire, dans le progrès. Le génie humain, par les avancées scientifiques, peut prétendre maitriser et dominer la nature selon la formule de Descartes. Triomphe de la rationalité et des mathématiques. Ascension de la liberté et de la civilisation par les Révolutions. L’homme, être perfectible et totalement transparent à lui-même, tient fermement et en pleine conscience son destin qu’il entend totalement contrôler. Prométhée déchainé, enfin. Jusqu’à Auschwitz.
Mais, tout passer au crible de la raison conduit aussi à déconstruire celle-ci. À questionner toutes les illusions religieuses, métaphysiques ou rationnelles, l’homme n’apparait pas si conscient, libre et raisonné qu’il se l’imaginait. Les philosophes du soupçon entrent sur la scène de la pensée. Nietzsche, Marx, Freud. Et Darwin. Le structuralisme et la mort de l’homme suivront au siècle dernier. Espèce, instinct, inconscient, place dans le processus de production ou dans les structures sociales, signent la fin du rêve d’un humain clairvoyant et raisonné. Devant cette méthodique déconstruction de nos illusions, le nouveau principe de sens oscille entre l’intensité vitale de Nietzche, la révolution prolétarienne de Marx, la sublimation freudienne ou la conquête d’espaces de liberté en desserrant tous les déterminismes qui nous traversent, façon Pierre Bourdieu. Que le rationnel soit irrationnel, voilà qui est rationnel. Tout n’est qu’un torrent de forces. Il n’y a pas de grand dessein. Règne de l’absurde et de l’insensé.
Aujourd’hui, après ces cinq principes de sens, si bien décryptés par Luc Ferry, quelles directions et quelles valeurs construire face à notre monde à la dérive, tout à la fois si scientiste et si croyant, si connecté et si débranché de la nature ? Qui inventera le couteau suisse qui nous permettra conceptuellement de saisir l’étape suivante de notre devenir commun ? Quel acteur renversera l’Histoire ? Quelle spiritualité pour nous guider vers une moins grande part d’ombre ? L’amour, la nature, la laïcité, la complexité… ? Après les égarements du Cosmos, de Dieu et de la Raison, après la mort de l’homme, et celle des écosystèmes, inexorable, qui affûtera une théorie et une éthique pour surmonter les impasses de ce nouveau millénaire ? Mille réponses, les plus contradictoires ou les plus farfelues résonnent dans nos têtes, saisies par l’effroi du vide et de l’ignorance. Cherche désespérément modèle d’interprétation nouveau pour temps tourmentés et périls à venir. Et pour ne pas réinventer l’eau chaude spéculative ou les référents obsolètes, comme ils dégoulinent des discours actuels, mieux vaut, pour tenter l’aventure des contrées encore inexplorées de l’esprit, bien saisir toutes les vertus du rétroviseur.