Plusieurs éléments contextuels tout d’abord. Il serait mensonger de dire que le gouvernement Vivaldi n’a rien fait et n’a rien mis en place. Suite aux revendications syndicales, la TVA sur l’électricité et le gaz — impôt le plus inégalitaire qui soit — est passé de 21 à 6%, le tarif social a été provisoirement élargi, diverses aides – certes peu ciblées- ont été mises en œuvre (chèques-mazout entre autres). Par ailleurs, face à l’inflation galopante, il est opportun de rappeler que des amortisseurs sociaux existent en Belgique et permettent de faire front. Au grand dam du banc patronal et de ses séides, la pression syndicale a permis qu’on maintienne en l’état l’indexation automatique des salaires (pas de saut d’index, pas de rafistolage à la baisse des critères de l’index déjà raboté par le passé). Cela peut paraitre peu et anodin, mais ce maintien en l’état doit être salué et son rôle ne doit pas être sous-estimé. Indépendamment de l’existence de ces amortisseurs sociaux, il n’est pas non plus exclu de penser que ce que certains appellent la classe moyenne (des prolétaires avec un peu d’argent) a pu aller puiser dans leur bas de laine pour payer les acomptes exponentiels réclamés par les fournisseurs d’électricité et de gaz.
Outre le fait que la répression violente des Gilets jaunes peut intimider, d’autres éléments peuvent également être mis en avant pour expliquer la basse intensité des réactions. Outre la sidération face à une situation nouvelle (explosion des factures), le fait de devoir assurer la survie immédiate n’est pas propice à l’organisation de la lutte. D’autant plus que le discours politique et médiatique ambiant tend à naturaliser ce qui se passe : l’inflation est présentée comme une chose naturelle et ses causes sont rarement explicitées. Ce même discours politique et médiatique, par son fonctionnement, exerce une certaine influence sur le rapport au temps de toutes et tous. Très souvent, la pratique des effets d’annonce tend à présenter les décisions comme si elles étaient pliées, alors que le processus requis pour leur promulgation laisse encore du temps et de la marge de manœuvre pour les changer. Si la décision est pliée, pourquoi encore lever le petit doigt ?
Par ailleurs, pour mieux appréhender cette morosité ambiante, on peut aussi faire l’hypothèse qu’après cinq décennies de petite musique néolibérale, tant les citoyens que les dirigeants ont intégré ses ritournelles et sa partition à un point tel que toute note dissonante ne vient même plus à l’esprit. Ainsi, face aux factures d’électricité, hors de question de remettre en cause le mécanisme de fixation des prix et la libéralisation du secteur ; tout au plus la taxation des surprofits pourra-t-elle, de guerre lasse, être envisagée. Hors de question de réimaginer un État stratège retrouvant des leviers d’action publique par la fiscalité ; tout au plus pourra-t-on envisager des vagues chèques et primes. Tous les acteurs présents ont intégré et se sont intégrés dans le cadre mental et politique du néolibéralisme en reprenant ses thèses et ce faisant les légitimant.
LA MISE HORS-JEU DU COLLECTIF
Les règles du jeu néolibéral reprises en chœur par la doxa insistent systématiquement sur l’obsolescence des solutions collectives et la dépolitisation des enjeux. Dans le premier cas, cela se manifeste notamment par l’insistance sur des solutions individuelles non systémiques et le rejet de la conflictualité. Plutôt que de promouvoir un changement des règles, le discours politique et médiatique n’aura de cesse d’insister sur les petits gestes que chacun et chacune peut poser pour trouver son salut : se déplacer moins, favoriser le vélo, couper les prises, réduire le thermostat, mettre un pull en plus, se momifier dans des plaids… Oui ! Un New Deal collectif pour isoler tous les bâtiments ? Sans façon, non merci.
En outre, tout agissement collectif un tant soit peu conflictuel se voit psychologisé, voire dépeint comme de la pathologie sociale. En lien avec la litanie des petits gestes individuels salvateurs, l’idéologie de la résilience s’avère être comme l’indique bien François Bégaudeau « d’essence conservatrice, si l’on admet que la politique advient par la contradiction et le dissensus, il apparait que la psychologisation de la politique revient à la dépolitiser »1. La résilience invite principalement à ne pas chercher de solutions collectives, à faire le gros dos et à attendre que l’orage passe. Et c’est ainsi que la « résignation, présentée comme seule position réaliste face à un présent trop complexe pour être compris par les simples citoyens, est une arme au service du maintien de l’ordre » comme l’écrit Évelyne Pieiller. Ainsi, face à un système qui montre de plus en plus son inefficacité notoire et systémique, le discours tenu grâce à l’invocation de la résilience permet d’inciter les citoyens à prendre acte d’un traumatisme infligé par ce même système (une catastrophe nucléaire, une inondation…) et de les inviter à (se) reconstruire sans qu’il faille remettre en cause le système. Donc, face « à la violence des choix politiques et managériaux, les salariés et citoyens sont sommés, individuellement, de se blinder, de prendre sur eux et de réguler leurs émotions pour ne pas remettre en cause ce qui leur arrive » comme le développe un article du magazine Frustration.
Dans ce cadre, un glissement s’est opéré où l’on voit que « l’acteur (collectif) au travers des conflits faisait reculer la précarité en dotant l’individu d’acquis sociaux. Le sujet, quant à lui, est l’expression de la déstructuration de la société, d’une société sans conflit. L’acteur collectif combattait les inégalités sociales, le sujet les subit et est engagé dans une lutte pour sa survie. » comme l’analyse le sociologue Régis Pierret. Pour être complet, nous assistons moins à l’extinction de la conflictualité sociale qu’à sa disparition du champ de la démocratie parlementaire représentative. Comme les Gilets jaunes, nous voyons en effet comme le souligne Nicolas Bonanni « [l’]émergence d’un espace politique extraparlementaire expérimentant un autre rapport à la politique, [la] hausse de la conflictualité sociale hors des cadres de la démocratie parlementaire et de ses relais syndicaux et associatifs, [la] confrontation à un pouvoir politique de plus en plus raide, le tout sur un fond de crises multiples. »2. Ce glissement a par ailleurs pu être facilité par un fonctionnement un peu routinier des organisations syndicales (pression sur les partis politiques, répertoire d’action peu renouvelé).
ACCEPTER LE CADRE DE L’ADVERSAIRE
Cette dépolitisation des enjeux est également nourrie par la mise en scène d’une impuissance politique proférée (mais néanmoins non avérée) : le monde politique affirme ne pas avoir les leviers pour changer la donne et peut par conséquent uniquement donner le change. Pourtant, suite à la multiplication des dossiers journalistiques dénonçant l’évasion fiscale- un Paper chassant l’autre‑, il semble évident que la fiscalité reste un levier d’action publique potentiel très sous-employé.
Cette acceptation des règles du jeu néolibérales (dépolitisation et mise hors-jeu du collectif) revient en fait à accepter le cadre imposé par l’adversaire et, par conséquent à ne pouvoir adopter qu’une posture défensive peu propice à enchanter, rendre l’espoir et susciter l’action. Et c’est alors ainsi que se manifeste, pour le penseur de la gauche Rémi Lefebvre, une « incapacité à construire, promouvoir, administrer, imposer, accréditer des visions du monde structurées, des systèmes d’explications du monde cohérentes et globales »3. Pas étonnant dès lors que la résignation et le chacun pour soi donnent le la. Partant, au-delà du fait qu’il serait opportun de « renouer avec une agonistique du conflit, rompre avec un discours irénique et moral sur la justice sociale, produire un langage sensible proche de ce que vivent les gens et politiser leur situation »4 (tout ce qui n’a pas été fait concernant l’inflation et la hausse astronomique des factures l’électricité), l’autre élément essentiel qui peut expliquer la morosité latente et l’atonie ambiante est l’absence de projet.
Comme le souligne Paul Magnette dans son dernier ouvrage, « les représentations de la société souhaitable sont indispensables pour donner un horizon à la colère… faute de sens, les résistances peuvent sombrer dans le ressentiment et la rage impuissante »5. Mais ce projet, cette vision cohérente d’un avenir souhaitable faisant le lien entre le bien-être social et le basculement climatique doit, pour conquérir les esprits et les cœurs, également développer un autre rapport au temps, loin des fastes de l’immédiateté.
Indépendamment de toutes ces hypothèses relatives à l’atomisation et à l’atonie des luttes sociales, il est aussi toujours bon de (se) rappeler que la veille de l’embrasement de Mai 68, Pierre Viansson-Ponté , éditorialiste du Monde, avait écrit que la France s’ennuyait.
- François Bégaudeau, Boniments, Amsterdam, 2023, p.104.
- Nicolas Bonanni, Que défaire ?, Le monde à l’envers, 2023, p. 91.
- Rémi Lefebvre, Faut-il désespérer de la gauche ?, Textuel, 2022, p.78.
- Idem, p.156.
- Paul Magnette, La Vie large, Le Seuil, 2022, P.249.