Depuis les années 70, peu de progrès ont été faits en matière d’aménagements urbains dans le sens d’un espace fréquentable sereinement par tous les genres. Les femmes ne pratiquent toujours pas la ville de la même manière que les hommes. Elles se sentent toujours en insécurité, de jour comme de nuit, elles ne s’autorisent pas à flâner, elles évitent certains coins, certains quartiers, elles mettent des stratégies en place pour se déplacer : changement de tenue vestimentaire, écouteurs sur les oreilles mais musique en sourdine, évitement de certaines rues ou espaces verts, etc. Et ce malgré un ensemble d’études que pointent la géographe Claire Hancoq et qui se sont attachées « à dénoncer une ville où l’espace est rythmé par des différentiations sexuées et des discriminations genrées. Considérées comme directement associées aux luttes féministes et composées d’un vocabulaire peu unifié, les études de genre sont à peine prises en compte et mettent du temps à être réellement reconnues »1. Cinquante ans plus tard, on ne peut pas dire que ces recherches aient vraiment percolé.
Sphère privée / sphère publique
Traditionnellement, les femmes ont la charge de l’espace privé et du soin aux autres. C’est donc elles qui s’occupent des enfants, des repas et de toutes les tâches liées à la vie familiale et la gestion du domicile, laissant la pratique de la sphère publique à leurs conjoints. Aujourd’hui, les femmes sont certes rentrées massivement sur le marché du travail mais elles continuent de devoir gérer en grande partie les tâches communes. Et ce constat mène à une pratique complexe de la ville.
En effet, la ville continue de se développer sur base de la séparation entre la sphère publique – le travail et les commerces situés en centre-ville – et la sphère privée – le domicile et les espaces de loisirs plutôt situés en bordure de ville. Premièrement, cela rend les déplacements plus compliqués pour celles qui doivent conjuguer les deux espaces, surtout quand l’offre de transport en commun ne correspond pas à leurs trajectoires spécifiques et encore moins à leurs organisations : portes étroites et marches trop hautes alors qu’elles sont souvent chargées et accompagnées d’enfants, de poussettes, de personnes âgées, etc. Deuxièmement, cette ville, pensée par et pour les hommes et donc occupée majoritairement par eux, ne permet pas naturellement aux femmes de s’approprier l’espace public, de s’y sentir légitime et donc d’accéder pleinement à leur citoyenneté. Si l’on analyse son organisation, la ville est développée sur un modèle masculin dont l’incarnation parfaite serait un citoyen blanc, d’une trentaine d’années, valide, sur le marché du travail, sans paquets, ni enfants.
Ces réflexions n’ont pas pour but de figer les comportements genrés et de tomber dans les travers de l’essentialisation mais bien d’identifier et de comprendre les différences et spécificités de chaque citoyen·nes occupant l’espace public. L’objectif est bien de réduire les inégalités et de garantir le droit à la ville pour tous·tes.2
Imaginer, créer…
À partir des années 90 des urbanistes, des architectes, des sociologues engagées ont traduit de manière pragmatique et transversale la question du genre dans leurs secteurs professionnels et donc dans leurs réalisations. Aujourd’hui on parle d’« urbanisme genré », d’« urbanisme sensible au genre », de « géographie féministe », de « planification urbaine genrée », etc. Ces acteur·trices de terrain confrontent leur travail à une analyse de genre pour améliorer l’usage quotidien de la ville par toutes et tous. Elles réfléchissent la ville de manière globale : ses différentes fonctions, la mobilité, le sentiment d’insécurité, le mobilier, les symboles dans l’espace public. Elles repensent les espaces communs et espaces de loisirs : quels espaces pour quels sports, importance de la présence de toilettes publiques, etc.
Des collectifs ont d’ailleurs vu le jour ces dernières années : « L’architecture qui dégenre », « Garance » à Bruxelles, le collectif parisien « Genre et ville » mais aussi « Punt6 » à Barcelone3. Ces groupes s’intéressent aux réaménagements de certaines places et quartiers, elles accompagnent les réflexions pour du mobilier adapté à toutes et tous, elles créent des guides de bonnes pratiques à destination des pouvoirs publics, elles réhabilitent des femmes oubliées par l’histoire et militent pour une répartition égalitaire dans l’attribution des noms de rue4, elles remettent en avant les espaces communs et solidaires, elles proposent des ateliers d’autodéfense féministe et dernièrement certaines d’entre elles participent activement à la création des journées du Matrimoine, un week-end pour mettre en avant les femmes qui ont œuvré à développer la cité.
Imaginer, créer, c’est donc une première étape mais ces maitres·ses d’œuvres ne peuvent agir seul·es, encore faut-il que les décideurs y voient une plus-value et intègre l’urgence de penser la ville autrement. Pourtant, en intégrant les questions de genre dans la gestion de leurs espaces publics, les villes et communes, répondraient à la loi européenne, signée en janvier 2007 par la Belgique sur le gender mainstreaming. Celui-ci vise à lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes à tous les niveaux de pouvoirs, dans tous les domaines et toutes les étapes du cycle politique.
« Faire avec » plutôt que « faire pour »
Il est vrai que la participation est plutôt à la mode aujourd’hui (et c’est tant mieux). Les maitrises d’usages font partie des étapes clés dans le développement de projets urbanistiques. Ces processus mis en place par les autorités, font appel à l’expertise des usager·ères concernant leur cadre de vie. Ils sont menés via des formulaires à remplir en ligne pour les moins engagé·es mais ils peuvent prendre la forme d’interviews, de sondages, de rencontres et d’ateliers pour les plus aboutis.
Malheureusement, ces processus participatifs en eux-mêmes ne sont pas toujours inclusifs et ne permettent pas toujours aux femmes de participer et donc d’être entendues et prises en compte. Pour s’assurer des conditions symboliques et pratiques de participation des femmes aux prises de décision, il faut enfiler les lunettes du genre au moment de penser les horaires des rendez-vous, offrir des possibilités de garde d’enfants sur place, favoriser un sentiment de légitimité pour celles qui n’en ont rarement en dehors de leur sphère privée, créer des cadres qui permettent aux femmes qui n’ont pas l’habitude (sans se faire couper la parole) de parler à haute voix dans une assemblée. Et puis surtout, autant pour les femmes que les hommes, s’assurer d’avoir encore de la marge de manœuvre dans la réalisation des projets au moment des réunions pour intégrer au maximum les revendications récoltées. Les planifications urbaines sont parfois (en fait souvent) déjà fort abouties lors de leur présentation aux usager·ères. Sans prise en compte du travail mené par les citoyen·nes, le processus démocratique perd tout son intérêt et toute sa légitimité aux yeux des participant·es.
Les bonnes élèves
Néanmoins, certaines villes européennes font figure de pionnière en la matière ; Vienne est un véritable lieu d’expérience du gender mainstreaming. Depuis 2009, la ville mène de front la lutte contre les inégalités dans tous les domaines de politique publique. Elle a réalisé une vaste collecte de données sexospécifiques (à partir d’une analyse du budget sous le prisme du genre) afin d’identifier les postes clés sur lesquels il était urgent de travailler. Aujourd’hui la ville possède un bureau de coordination qui traite les questions de planification urbaine en partant des besoins spécifiques des femmes. Ce bureau est rattaché à la direction générale de l’urbanisme. Plus d’une soixantaine de projets de petite et grande envergure ont vu le jour depuis dans la métropole : élargissement de la taille des trottoirs, travail sur l’éclairage, création de logements sociaux et leurs espaces communs intérieurs et extérieurs pensés pour les femmes et les familles (intégration par exemple de crèches et de cabinets médicaux au sein de ces logements), aménagement des parcs et espaces de loisirs. Et dernièrement, vous pointerez le coup d’avance, ils ont fait identifier les lieux de passage des zones piétonnes utilisés massivement par les femmes (accès aux crèches, aux écoles, etc.) afin de les déneiger prioritairement en hiver.
En Belgique, avec quelques coups de retard, les premiers projets voient le jour. La ville de Namur, via son pavillon de l’urbanisme urbain, a mené en 2017 une dizaine de marches exploratoires5 en collaboration avec l’asbl Garance à destination de groupes de femmes en non-mixité dans des quartiers amenés à être bientôt réaménagés. Ces marches ont été organisées en vue de lister des recommandations à remettre aux différents acteurs impliqués.
À Charleroi, l’Échevinat de la participation, a lancé fin de l’année 2020 des maitrises d’usages à destination des habitant·es pour la réfaction d’une quinzaine de places dans le grand Charleroi. Elle s’associe, pour compléter la démarche, au conseil consultatif égalité femmes-hommes de la ville afin de s’assurer de la présence des femmes dans le dispositif. Des ateliers d’éducation populaire sont menés en amont des rendez-vous publics afin d’outiller les groupes pour la prise parole et de permettre à des populations, dont ce n’est pas forcément la langue ou des personnes éloignées du système politique et démocratique, de participer aux recommandations pour un aménagement inclusif en valorisant leurs expertises.
Et demain ?
Ces initiatives isolées ne doivent pas occulter le manque de considération générale pour ces questions d’égalité et la lenteur dans la mise en place d’un vrai plan transversal égalité femmes-hommes dans les politiques publiques belges. S’attaquer à la taille des trottoirs et à un éclairage public efficace ne doit pas se faire au détriment de la lutte contre le sexisme et le harcèlement dans l’espace public. De même qu’obtenir des espaces communs et solidaires sur lesquels trônent des publicités sexistes qui imposent des normes et sexualisent encore une fois le corps des femmes ne permettra jamais aux femmes de s’y sentir sereine, sûre et légitime. Au boulot !
- Claire Hancock, « Genre et géographie : les apports des géographies de langue anglaise » in Espace, populations, sociétés, 2002 – 3. Questions de genre. pp. 257 – 264
- « Le droit à la ville » est un concept énoncé par Henri Lefebvre en 1968 dans son livre du même nom qui définit les villes comme des biens communs accessibles à tous les habitant·es.
- Voir l’article « À Barcelone, les femmes repensent la ville » de Juliette Cabaço Roger, 4/12/2020 —
- Dans une ville comme Charleroi, moins de 2 % de noms de rue sont dédiés à des femmes contre environ 20 % de noms de rues dédiées aux hommes. Le reste étant des noms communs.
- La marche exploratoire est un outil venu du Québec qui a pour objectif de redonner une place aux femmes dans l’espace public. Il permet de diagnostiquer les défaillances de notre environnement urbain et de faire participer activement, sur le terrain, des groupes de femmes dont c’est le domicile, lieu de travail ou lieu de loisir.