L’amère impunité

Par Pierre Vangilbergen

Photo : Benjamin Thomas CC BY-2

Un Pré­sident qui s’insurge suite à la sor­tie pré­vue d’un mor­ceau de musique, ce n’est pas un fait cou­rant. Et c’est pour­tant ce qui est arri­vé en 1992, quand George H. W. Bush (le père, donc) s’est ouver­te­ment offus­qué que des labels puissent publier un tel titre. Cette chan­son, c’est « Cop Killer », de Body Count, titre qui signi­fie « Tueur de flic ». Pour bien la com­prendre, elle est à rem­pla­cer dans son contexte. En effet, le 3 mars 1991, Rod­ney King, un Amé­ri­cain noir, passe une soi­rée plu­tôt arro­sée avec des amis. Il prend la route, roule trop vite, est repé­ré par des agents et refuse de s’arrêter. Il se fait cour­ser et, fina­le­ment, engage sa voi­ture sur le bas-côté. Il s’obstine à ne pas quit­ter son véhi­cule. Le départ d’un défer­le­ment de vio­lence : une décharge de taser, il tombe à genoux. Une seconde, il s’effondre. Il tente de se rele­ver et deux poli­ciers se lancent des­sus et font pleu­voir les coups de matraque. Mâchoire frac­tu­rée, che­ville droite cas­sée, vingt points de suture. La scène a été fil­mée, les images font le tour du monde. Entre nau­sée et révolte. Un an plus tard, les quatre poli­ciers impli­qués dans l’affaire sont jugés : acquittement.

La même année, Body Count, une for­ma­tion à la ren­contre des genres entre le hard­core-punk, le metal et le rap, s’apprête à sor­tir son pre­mier album. Avec son chan­teur emblé­ma­tique, le rap­peur Ice‑T, ils écument les scènes depuis déjà un an. Dans la set-list figure un titre, « Cop Killer », dont les lyrics sont pour le moins expli­cites, avec son fameux « fuck police bru­ta­li­ty ! » en refrain. Une dia­tribe ins­tinc­tive, le besoin vis­cé­ral de dénon­cer avec hargne les vio­lences poli­cières qui ont lieu cou­ram­ment aux États-Unis. Cra­cher ce sen­ti­ment d’injustice, notam­ment par rap­port à ce qu’a connu Rod­ney King. La for­ma­tion décide de pous­ser la démarche jusqu’au bout, en uti­li­sant « Cop Killer » comme titre d’album. Mais l’information remonte et les esprits s’enflamment. Les patrons de leur label de l’époque — War­ner Bros Records — sont mena­cés de mort. Au final, l’album ne com­por­te­ra pas de titre et le mor­ceau « Cop Killer » est rem­pla­cé. Il ver­ra néan­moins le jour en ver­sion single, entrant dès lors dans l’ADN du groupe. Même si Ice‑T com­men­ce­ra quelques années plus tard à incar­ner le rôle d’un poli­cier dans la série Law & Order : Spe­cial Vic­tims Unit, il n’en demeure pas moins que l’artiste n’a jamais renié ce mor­ceau sulfureux.

Un peu moins de trente ans se sont écou­lés depuis la sor­tie de cette chan­son. On est à la fin du mois de novembre, Per­hast et Sham­den Sha­wri attendent devant le Tri­bu­nal de Pre­mière Ins­tance de Mons. Ils s’apprêtent à assis­ter au pro­cès du poli­cier qui a tué, deux ans plus tôt, leur petite fille Maw­da. Deux ans, une balle en pleine tête. Le tueur de flic devient le flic tueur. Un coup par­ti tout seul, selon les dires du poli­cier incri­mi­né, alors qu’il ten­tait de stop­per une camion­nette conte­nant vingt-six per­sonnes migrantes, dans un périple afin de rejoindre l’Angleterre. Il était au cou­rant qu’à l’intérieur se trou­vait un nombre impor­tant de per­sonnes, dont des enfants. Il n’avait reçu aucun ordre. Il avait appris que tirer dans les pneus d’un véhi­cule en course et de nuit était pros­crit. Et pour­tant, il a sor­ti son arme et a fait feu. La camion­nette s’est fina­le­ment arrê­tée sur le côté. Le père tient sa fille ensan­glan­tée, on la lui retire de ses bras et on la jette par terre. Le père est neu­tra­li­sé, la fille est emme­née en ambu­lance. Sa maman tente de la rejoindre, une poli­cière la retient par les che­veux. Maw­da mour­ra, seule, dans l’ambulance.

Le même sen­ti­ment qui revient. Celui qui serre la gorge et fait bouillir de l’intérieur. Celui de l’injustice et de l’impunité face à celles et ceux qui sont censé·es faire res­pec­ter la loi, main­te­nir l’ordre et assu­rer la sécu­ri­té publique. Face à ces mêmes per­sonnes qui sont cen­sées obser­ver une règle de pro­por­tion­na­li­té, à savoir recou­rir à la force uni­que­ment pour leur défense et en fonc­tion du degré de menace ou de vio­lence encou­rue. Et pour­tant face à ces mêmes per­sonnes, asser­men­tées, qui laissent bien trop sou­vent leurs actions être dic­tées par un racisme deve­nu structurel.