Ils se nomment Moktar, Najat, Joseph, Gernaz, Duraid, Hayder, Kader, Esma… Ils ont fui la Syrie, l’Irak, l’Iran, le Congo, le Maroc, le Niger… Ensemble, ils décident d’occuper une église et organisent une grève de la faim afin d’obtenir des papiers. À l’intérieur, Kader le Marocain a pris la tête du combat. Et Esma, l’Iranienne, organise la vie de cette communauté qu’elle porte à bras-le-corps. La fatigue monte, les tensions fusent. Entre trahison et fraternité, le groupe est mis à l’épreuve. Sensible et émouvant sans jamais être un tire-larmes, engagé et révoltant, parfois désespérant et amer, le Chant des hommes, librement inspiré de faits réels, est un formidable récit du combat des réfugiés, prêts à mourir pour recevoir un bout de papier.
Quels sont vos parcours cinématographiques respectifs ? Avez-vous l’habitude de travailler ensemble ?
Mary Jiménez : Je réalise des films depuis 1981. J’ai filmé trois longs métrages et plusieurs films documentaires avant de rencontrer Bénédicte. En ce qui concerne Le Chant des hommes, nous avons trouvé le moment opportun dans nos vies respectives pour travailler ensemble. Cela perdure dans le temps, car notre relation de travail et très intéressante, très productive et nous apporte beaucoup à l’une comme à l’autre. Mais chacune a eu un parcours tout à fait personnel et différent.
Bénédicte Liénard : Le chant des hommes est en effet loin d’être notre premier film. Nous sommes des cinéastes avec une sérieuse filmographie. Personnellement, j’ai réalisé un film de fiction qui s’appelle Une part du ciel, qui était le résultat d’un travail réalisé en prison et en usine avec des femmes. Il s’agissait déjà, comme pour Le chant des hommes, d’un mélange d’acteurs professionnels et non professionnels. J’avais également organisé des ateliers autour de ce film de fiction. J’ai ensuite mis en scène, pour le théâtre, un spectacle composé de témoignages de migrants qui s’appelait Tous les autres s’appellent Zéki. En 2004, j’ai tourné au Petit Château, centre qui accueille des demandeurs d’asile. Ça a donné Pour vivre j’ai laissé, coproduit par Présence et Action Culturelles et le GSARA1 qui traitait de la question de la migration. Par la nature de mon travail, j’ai toujours eu une démarche assez proche de celle de l’éducation permanente. La ligne que je me suis fixée dans mon travail est toujours la même : travailler dans des lieux où des questions se posent, où il y a des souffrances et où, par la création, on peut apporter une réponse politique.
Le film est inspiré de faits réels, d’occupation d’églises et de mouvements de grève de la faim de demandeurs d’asile. Comment s’est passé le choix des comédiens dont certains ont eux-mêmes vécu ces expériences ?
BL : Le casting est composé d’acteurs professionnels et non-professionnels. Notre objectif était que tous les acteurs aient l’origine culturelle de leur personnage. Nous n’avons pas fabriqué une Iranienne. Nous n’avons pas fabriqué un Congolais, etc. Même si bien sûr, c’est un projet qui met en scène des comédiens, qui vont poursuivre un travail d’acteur comme on le connaît au cinéma : entrer dans un personnage, et se rendre dans la zone du réel pour comprendre qui sont ces gens. Sur le plateau, nous avions donc côte-à-côte des artistes, mais aussi des gens qui jouaient leur propre rôle, qui racontaient leur histoire au travers du film. Donc, nous sommes parfois revenues à une dimension purement documentaire avec certaines personnes.
Quelle nuance faites-vous entre réfugiés et migrants ?
BL : C’est simple : les réfugiés cherchent refuge, c’est-à-dire qu’il sont arrivés. Les migrants sont sur la route.
MJ : Moi, je suis migrante, je suis Péruvienne, mais je ne suis pas réfugiée. Le réfugié est quelqu’un qui est poursuivi ou qui connaît de graves problèmes pour vivre sur son territoire et qui doit, pour survivre, demander l’asile quelque part.
Pensez-vous que si ce film avait été réalisé par un homme ou des hommes, il aurait été vu de la même manière ?
BL : Dans notre film, nous avons choisi de mettre en scène une confrontation homme-femme suivant un chiasme : au début, c’est l’homme, Kader, qui a le pouvoir et, petit à petit, la femme (Esma dans le film) endosse le rôle de leader au sein du groupe par son travail, sa relation avec les autres, les tâches qu’elle exécute et le fait qu’elle organise le groupe. Elle devient progressivement celle qui a le pouvoir, celle qu’on écoute, qu’on respecte et qu’on croit. Souvent, le travail des femmes passe complètement inaperçu, il ne compte même pas. Je reste persuadée que si le film avait été réalisé par un homme, Esma n’aurait jamais été leader, il aurait probablement désigné Kader, autre personnage important du film pour tenir ce rôle. Nous, nous avons décidé de choisir et travailler ces deux personnages en tension.
Bien sûr, nous pensons que c’est un film de femmes. Ce qui ne veut pas nécessairement dire que c’est un film féministe ou un film qui traite des problèmes spécifiques liés à la femme. Mais nous avons voulu lui donner un rôle politique. Ce n’est pas un film d’amour.
Quelle est la particularité de votre film par rapport à d’autres films réalisés sur les migrants ?
BL : Je pense que Le chant des hommes est un film différent, car il met d’abord en scène un groupe en résistance : c’est une représentation du collectif dans un cinéma de fiction. Ce qui est assez rare.
Et puis, contrairement au documentaire, la fiction nous permet d’aller plus loin dans le champ de l’expérience du spectateur. En effet, en travaillant un spectre plus large au niveau des émotions, la fiction peut lui donner l’occasion de s’engager plus facilement. Certes, le documentaire nous informe, et nous montre des choses, mais il s’arrête quelque part dans une zone de réel qu’une fiction comme Le Chant des hommes transcende.
Aujourd’hui, nous sommes inondés d’informations multiples et variées sur la migration. Avec beaucoup de chiffres et une surabondance de reportages. C’est un sujet d’actualité, mais, en même temps, on connaît mal la migration. Souvent, les images et les propos la réduisent à des actes de violence, de désolation, d’inhumanité, d’agression ou de détresse humaine. Il y a une telle surcharge d’images qui fait que la dimension humanitaire de l’Autre est en train de nous échapper. Car l’Autre appartient maintenant à un zapping d’informations. Si bien que s’asseoir dans une salle de cinéma pendant 1h40 pour vivre une expérience cinématographique, pour ressentir des émotions plus profondes et réveiller en nous, citoyens, des sentiments qui sont de l’ordre de la compassion et de l’altérité, cela fait un bien fou !
Ainsi, nous venons de vivre une séance-débat avec des groupes scolaires d’adolescents. Ces jeunes spectateurs de 17 ans nous ont interpellés quant à savoir pourquoi la fin n’était pas un happy end. Nous leur avons répondu que la fin était justement libre d’interprétation, qu’on pouvait lui donner la chute que l’on souhaitait. Et dans une grande exclamation, quelques-uns d’entre eux nous ont lancé : « Ah, mais nous, on voudrait tant que les personnages du film soient heureux, qu’ils aient leurs papiers ». C’était absolument génial ! Cela veut dire qu’ils avaient vécu suffisamment de compassion pour être à même de se projeter dans le désir du bonheur de l’autre. Et ça, c’est typiquement la salle de cinéma qui le permet.
MJ : Une écriture comme dans ce film permet de positionner les spectateurs au plus près des personnages et de créer un désir, une proximité qui leur permet de s’identifier et de souhaiter quelque chose. Le fait que quelques élèves aient manifesté le désir que le film se termine bien nous fait penser que lorsqu’ils sortiront du cinéma, ils seront porteurs de ce message d’espoir. Celui de souhaiter que tous les migrants qu’ils rencontreront désormais connaissent une heureuse issue. Ils changeront peut-être leur logiciel mental. Ce travail-là est beaucoup plus compliqué à réaliser avec un documentaire. Car le documentaire enferme dans ce qu’est le sujet et non pas sur ce qu’il pourrait être…
Pourquoi ce titre Le chant des hommes ?
BL : C’est le titre d’un poème de Nâzim Hikmet, un poète turc qui a fait de nombreuses grèves de la faim en Turquie dans les années 50. Il a écrit Le chant des hommes pendant une de ces grèves de la faim.
Que pensez-vous de l’accueil des migrants en Europe ou en Belgique aujourd’hui ?
B.L : C’est une catastrophe absolue. Un jour, l’Europe en aura honte. Honte de faire ce qu’elle fait, parce que toutes les décisions qui sont prises à l’emporte-pièce ne font que cultiver la peur de l’autre. On construit une société qui va droit dans le mur. Le migrant a bon dos : il serait responsable de tous nos maux alors que nous ne sommes pas dans une « crise de la migration », mais dans une crise de la précarité. Une précarité travaillée par le libéralisme, le néolibéralisme et l’Europe. C’est une porte ouverte totale à l’extrême droite. Même les partis de gauche ne résistent pas à la peur généralisée et à la psychose collective qu’on instaure !
Cette crise est dictée par une logique économique. Doublée par le fait qu’il n’y a plus de représentation politique des citoyens. Quand on voit un élément de gauche qui se lève, on voudrait y croire et puis on constate qu’il est récupéré aussi vite par la logique de l’économie dominante. Le cas de la Grèce et de Tsipras est quand même flagrant. Qui veut participer aujourd’hui à l’Europe doit absolument baisser son pantalon face à la logique du grand capital !
Nous sommes donc complètement perdus et sans repères. Beaucoup de partis ramènent tous les problèmes, ou en inventent, sur le compte du migrant. Le migrant est un bouc émissaire tout désigné à tous nos maux, à toute la perte de nos acquis sociaux. C’est scandaleux.
MJ : En fait, le problème des migrants n’existe pas isolément du reste. Le problème des migrants est en relation avec le problème de l’État. Et le problème de l’État est en relation avec les lois européennes. Avec des lois qui ont été signées, à partir du moment où on a créé une banque européenne. Une banque qui suit les règles de la banque américaine et où il y a eu une libéralisation totale. On est en train de détruire l’État Providence que l’Europe avait créé après la Seconde Guerre mondiale. On est en train d’appauvrir et réduire la classe moyenne. Et pour ce faire, on touche à nos portefeuilles de manière violente. Et le migrant en est le fautif ! Belle trouvaille…
Quels sont vos maîtres à penser cinématographiques ?
MJ : Nous en avons beaucoup ! Pour ce film, certainement Pasolini. Nous sommes en effet convaincues que si Pasolini faisait du cinéma aujourd’hui, il s’occuperait des migrants. D’ailleurs, il y a une séquence qui lui rend en quelque sorte hommage. Elle reprend exactement le même découpage, au plan près, de la séquence de la bagarre de rue de son film Accattone (Le mendiant). Et nous avons utilisé une musique assez proche de la sienne, qui vient construire un niveau de sens supplémentaire, mais elle n’invite pas nécessairement à l’émotion. Comme le faisait si bien Pasolini, cette musique vient et puis repart, mais pas de manière sournoise, sans volonté de créer un effet sonore pour réveiller la psychologie.
Quels sont vos projets dans un futur proche ?
BL : Dans le futur proche, c’est accompagner Le Chant des hommes jusqu’au bout. C’est un film qui en vaut la peine. Le Chant des hommes nous permet de faire un travail d’éducation. À cela, nous y tenons vraiment, car nous sommes par ailleurs enseignantes dans des écoles de cinéma. Et nous sentons qu’il y a des valeurs à transmettre, donc on mouille notre chemise. Après, on a d’autres projets ensemble, sur d’autres types de problématiques qui sont plus liées au travail. Nous sommes toujours en recherche de sujets engagés…
- Pour vivre j’ai laissé a été tourné en 2004 dans le cadre de la campagne « Terre d’asile » menée par PAC et le GSARA dont les objectifs étaient de sensibiliser et d’informer tout public à la problématique du statut des candidats-réfugiés, d’ouvrir le débat et de susciter la réflexion.