Le cinéma d’animation, dont la spécificité réside en la création du mouvement image par image, est encore aujourd’hui perçu par certains comme un objet de divertissement destiné aux enfants uniquement. Or, grâce entre autres aux festivals et aux études qui leur sont consacrés, force est de constater que les films d’animation ont depuis longtemps une portée bien plus large. La bataille d’Austerlitz (Émile Cohl, 1909), Le circuit de l’alcool (O’Galop, 1912), Colonel Heeza Liar Foils the Enemy (George Vernon Stallings, 1915), The Sinking of the Lusitania (Windsor McCay, 1918), Blitz Wolf (Tex Avery, 1942), Neighbours (Norman McLaren, 1952), Fritz the Cat (Ralph Bakshi, 1972) sont quelques exemples de films d’animation, parmi tant d’autres, permettant de se rendre compte que cette forme cinématographique contribue, depuis les débuts de l’histoire du cinéma, non seulement à divertir les adultes, mais aussi à les informer, les sensibiliser et les interpeler en abordant des thématiques qui leur sont réservées (sexe, violence, guerre, politique…). Sans oublier le pouvoir et l’influence du dessin animé de propagande lors des Première et Seconde Guerres mondiales.
Le cinéma d’animation, qui englobe toute une série de techniques (dessin animé, écran d’épingles, animation sur sable, Stop Motion, formes expérimentales…), couvre donc une variété de genres tout aussi diversifiés que le cinéma en prises de vues réelles (reconstitutions historiques, publicités, films érotiques, comédies…).
Plus particulièrement ont été réalisés de nombreux dessins animés documentaires ayant une ambition non seulement didactique, mais aussi une position plus engagée. Cette vague de films s’est vue considérablement croitre ces trente dernières années en raison du développement et de la démocratisation des nouvelles technologies, rendues plus accessibles, et des nouveaux réseaux de diffusion et de communication, faisant du cinéma d’animation un véritable véhicule d’idées sociales et politiques.
Le cinéma d’animation documentaire : richesse et diversité formelles et contextuelles
Malgré l’association de prime abord paradoxale entre un genre ancré dans le réel et une technique associée à l’imaginaire, certains films comme Ryan (Chris Landreth, 2004) ou Couleur de peau : Miel (Laurent Boileau et Jung, 2012) sont appelés « documentaires animés », en raison de la représentation de la réalité (auto)biographique dont ils témoignent. Néanmoins, leur motivation première ne semble pas politique.
D’autres films d’animation, par contre, à travers la mise en scène d’expériences individuelles ou collectives, reflètent de manière plus explicite leur volonté de mettre en lumière des réalités sociales, de soulever des problématiques contemporaines ou encore de dénoncer des injustices politiques, accentuant par conséquent le caractère plus social et plus engagé de ces films. Partant généralement d’un point de vue subjectif afin d’aboutir à une réflexion contextuelle plus large, défendant des valeurs universelles, et visant à soulever des questions relatives à des sujets d’actualité, ces films ont dès lors un impact direct sur le spectateur/trice amené·e à poser un regard sur le propos énoncé. Persépolis (2007) de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud ainsi que Valse avec Bachir (Vals im Bashir, 2008) d’Ari Folman sont deux exemples emblématiques qui donnèrent un nouvel essor à cette vague de documentaires animés. Parallèlement aux réalisations indépendantes, quelques studios d’animation reconnus (Pixar, Aardman, Ghibli) produisent également des films d’animation, porteurs de messages politico-sociaux, dénonçant certains travers de la société, ou encore défendant des causes environnementales. Destinés aussi bien à des enfants qu’à des adultes, ces films proposent dès lors différents niveaux de lecture, souvent teintés d’humour. Leur esthétique et leur approche demeurent néanmoins classiques et « grand public ».
Certaines initiatives, afin d’appuyer leurs propos, n’hésitent pas quant à elles à recourir à des approches scénaristiques et esthétiques moins traditionnelles, proposant d’autres horizons formels ainsi que de nouvelles formes d’écriture du réel. Citons par exemple Le garçon et le monde (O Menino e o Mundo, 2013) d’Alê Abreu. Malgré la mondialisation de l’animation, soulignons toutefois que les documentaires animés dénonçant les répressions de certains régimes totalitaires comme Sunrise Over Tiananmen Square (Shui-Bo Wang, 1998), ou les systèmes politiques bafouant les droits des femmes, Parvana, une enfance en Afghanistan (The Breadwinner, 2017) de Nora Twomey, ou Téhéran Tabou (Tehran Taboo, 2017) d’Ali Soozandeh, ne sont généralement pas produits par les pays dont les cinéastes sont originaires. Ce qui soulève dès lors la question de la liberté d’expression : ces films d’animation se veulent ainsi non seulement les témoins de situations vécues, mais apportent aussi un éclairage sur le fonctionnement de ces régimes répressifs.
Enfin, tandis que les longs métrages susmentionnés permettent aux réalisateurs d’approfondir leur propos, l’utilisation du court métrage permet une condensation du propos, accentuant parfois la force de celui-ci ainsi que son caractère militant, comme dans Mangez, buvez gavez (David Myriam, 2009). L’histoire encore trop méconnue des films d’animation documentaires est donc vaste et riche et leur visée, de par les sujets relatés et la manière dont ceux-ci sont traités, tout aussi importante afin de prendre part aux préoccupations sociétales et politiques de notre époque.
Les documentaires animés à travers quelques spécificités
Il convient, puisque le documentaire en prises de vues réelles existe lui aussi depuis très longtemps, de mettre en évidence les particularités qu’apporte la forme animée. Jadis, en raison de diverses contraintes techniques, l’animation était utilisée à des fins didactiques et documentaires, afin de reconstituer ce que la caméra ne pouvait pas toujours capter.
Aujourd’hui, alors que les outils se sont démocratisés et que les technologies ont fortement évolué, l’animation permet de témoigner d’un réel parfois trop insoutenable à regarder. Par l’intermédiaire d’images animées — et par conséquent fabriquées — le spectateur se sent d’emblée plus en confiance. Le recours aux techniques d’animation permet également de faire connaitre une réalité que certains pouvoirs politiques n’autorisent pas toujours à filmer, détournant par conséquent le pouvoir de la censure encore très puissant.
De plus, grâce aux images animées, les réalisateurs, à la fois auteurs et acteurs des faits qu’ils relatent, exorcisent les expériences souvent traumatisantes qu’ils ont traversées, traduisant au mieux leur univers mental et émotionnel, tout en filtrant la violence sans pour autant l’adoucir. Le spectateur entre alors non seulement en résonance avec l’expérience du cinéaste, mais aussi avec son imaginaire créatif.
Par ailleurs, dans Jasmine (Alain Ughetto, 2013) par exemple, le mélange d’animation en pâte à modeler et de prises de vues réelles permet de rendre plus vivantes des mémoires qui n’ont pas subsisté, tandis que dans Le voyage de Monsieur Crulic (Crulic — drumul spre dincolo, 2011) de Anca Damian, malgré un mélange de formes techniques et de styles graphiques, l’épuration de certaines séquences animées accentue la souffrance morale et physique endurée par le personnage et sensibilise dès lors davantage le spectateur.
Alors que son efficacité visuelle parfois plus importante correspond mieux à la force de certains propos, l’animation, de par la simplicité de ses traits et le caractère parfois enfantin de ceux-ci permet aussi d’infiltrer la réalité de manière plus sensible tout en conservant l’effet percutant du sujet traité. Les petites voix (Pequeñas Voce, 2010) de Jairo Eduardo Carrillo et Oscar Andrade) est à ce titre exemplaire. L’animation, d’apparence naïve, touche dès lors intimement le spectateur, tout en débattant, plus profondément, de problématiques sociétales. Le public non seulement est touché, mais se sent aussi concerné et mobilisé.
Aujourd’hui, afin de véhiculer des messages ou d’offrir une incursion dans le réel tout en affirmant un regard, le cinéma d’animation est devenu un médium aussi important que le documentaire ou le reportage en prises de vue réelles. Le documentaire animé apparait donc comme un outil précieux, plus attrayant et plus prisé de par son impact sur différents types de publics, tout en proposant la construction de nouvelles représentations du réel et en constituant un moyen de mieux se connaitre soi-même, les autres et le monde qui nous entoure.
Il y aurait également beaucoup à dire sur la « fiction animée » qui de plus en plus met en scène des allégories sociopolitiques et traite de sujets comme la répression, l’exclusion, la persécution. Le succès du récent L’île aux chiens (Isle of Dogs, 2018) de Wes Anderson en témoigne. Sans omettre, pour approfondir davantage la réflexion sur l’association invraisemblable entre réel et imaginaire, d’explorer une autre piste : le « faux documentaire animé ».