Dès 1923 et la deuxième publication de ses Questions du Mode de vie, Léon Trotsky, père spirituel de l’entrisme, avait sur le sujet une position bien tranchée : « Le fait que, jusqu’à présent, c’est-à-dire depuis bientôt 6 ans, nous n’ayons pas maîtrisé le cinématographe, montre à quel point nous sommes balourds, ignares, pour ne pas dire tout simplement bornés. C’est un instrument qui s’offre à nous, le meilleur instrument de propagande, quelle qu’elle soit – technique, culturelle, antialcoolique, sanitaire, politique ; il permet une propagande accessible à tous, attirante, une propagande qui frappe l’imagination ; et de plus, c’est une source possible de revenus ». Il propose explicitement, en lieu et place du réseau tsariste de débits de boisson grâce auquel le régime déchu se finançait par la vente de la vodka dont il avait le monopole de fabrication, que le « gouvernement ouvrier » organise « un réseau de salles de cinéma »…
Ce n’est qu’au début des années 1960 que les militants culturels du cinéma, abusés par le discours d’André Malraux, abandonneront le soutien aux diffuseurs (ciné-clubs, maison de la culture, etc.) pour réorienter leur énergie dans le soutien aux auteurs, ouvrant grand la porte au succès ravageur des hussards de la Nouvelle Vague qui allaient ruiner pour des années l’idée même que la diversité culturelle en matière de cinéma passe avant tout par le développement des industries techniques cinématographiques et, partant, de tout le secteur qui y a recours.
Née chez nous en 1969, l’aide publique francophone au cinéma n’a pas échappé à cet héritage de la droite pré-soixante-huitarde. Du couple fondateur des aides publiques belges, à savoir André Delvaux et son producteur Jean-Claude Batz, la future Communauté française n’a guère retenu que l’exemple du premier, n’écoutant que peu le discours du second. C’est ainsi que pendant 30 ans, tous les moyens ont été mis en œuvre pour permettre l’émergence d’auteurs qui ont commencé à récolter des récompenses internationales justifiant par là une stratégie qui passait plus par la visibilité de quelques-uns (les réalisateurs) que par la satisfaction et l’adhésion du grand nombre (les spectateurs), mais feignant, en tous les cas, d’ignorer que le 7e Art ne se construit que s’il dispose d’outils de production !
Le cinéma, appareil idéologique du système ?
On a cité Trotsky dont les textes ont bien sûr vieillis, mais il serait urgent également de procéder à une actualisation des concepts développés par Louis Althusser dans la fameuse « Note de recherche » intitulée « Idéologie et Appareils Idéologiques d’État » publiée en 1970 dans la Revue La Pensée (et reprise plus tard dans Positions 1964 – 1975). C’est dans ce texte fulgurant qu’Althusser classe la Culture parmi ce qu’il appelle les « AIE, appareils idéologiques d’État » complémentaires des « AE, appareils d’État » qu’il rebaptise d’ailleurs « ARE, appareils répressifs d’État », à savoir la police, la justice, les lois, etc. La société capitaliste s’étant aujourd’hui mondialisée, c’est le mot « État » qui apparaît désuet dans son raisonnement puisqu’à l’exception des derniers États totalitaires, on devrait plutôt qualifier aujourd’hui le cinéma d’ « Appareil Idéologique de Système » par exemple. Mais là n’est pas le débat. Ce que l’on peut retenir d’Althusser c’est l’idée que les Appareils Idéologiques, même si le renouvellement de leur matière première est virtuel puisqu’il s’agit de créativité, n’échappent pas à l’autre grand mécanisme de survie de toute organisation sociale : la reproduction de ses moyens de production…
On peut psalmodier à l’infini qu’on est, en Europe, pour la diversité culturelle, en matière de cinéma (et il en va ainsi pour toutes les industries culturelles du fait même de leur nature mixte culture/industrie), personne ne réalisera de films illustrant sa particularité culturelle sans pouvoir louer une caméra et un banc de montage. Je sais que cette affirmation sera attaquée par ceux, de plus en plus nombreux, qui tournent aujourd’hui en digital léger et diffusent leurs œuvres via les réseaux sociaux. Ils sont peut-être les seuls vrais « résistants » à la culture mainstream ! Même s’ils doivent se poser la question de savoir qui est propriétaire des réseaux où ils postent leurs réalisations… Mais si le mouvement des web-réalisateurs peut donner naissance à de passionnantes innovations formelles, il ne relève pas à ce stade de la culture de masse face à laquelle nous devons nous positionner.
Je le répète en d’autres termes, éminemment plus modernes que ceux de nos parrains Léon et Louis : la résistance au Soft Power passe par la maîtrise du Hardware !
L’expérience wallimage
L’expérience menée en Wallonie par le fonds Wallimage et sa filiale Wallimage Entreprises peut raisonnablement servir de corpus analytique puisqu’il opère depuis 10 ans maintenant. En 1999, la Palme d’or des frères Dardenne pour « Rosetta » sert de révélateur politique à une réalité qui ne s’était jusque-là que peu exprimée (je pense au Manifeste pour la culture wallonne) : la présence dans le Sud du pays de réels talents susceptibles d’attirer le regard de la communauté internationale. Mais se réjouir qu’existent en Wallonie des talents comme ceux d’Olivier Gourmet, Émilie Dequenne, Benoît Poelvoorde, Thierry Michel ou Benoît Mariage ne suffit pas et la Région wallonne décide alors d’aller au-delà de l’anesthésiant « Red Carpet Effect » qui, dans le cas de la Wallonie, masque mal le manque flagrant d’infrastructure de production et postproduction. Un fonds est créé, Wallimage. Il a pour mission, déléguée par le gouvernement Arc-en-Ciel de l’époque, de « structurer l’industrie naissante de l’audiovisuel en Wallonie ».
Partant de là, pouvait se poser la question qui ouvre ce texte : résistance ou entrisme ? Nous avons délibérément choisi la deuxième voie tant il nous semblait illusoire de tenter de construire un système « résistant » autarcique dans le contexte mondialisé de l’audiovisuel au 21e siècle. Nous avons donc organisé notre action en deux mouvements dialectiques : 1. le soutien régionalement conditionné aux œuvres que nous cofinançons pour autant qu’elles dépensent en Wallonie l’argent public que nous leur apportons ; 2. le soutien aux entreprises de services audiovisuels auprès desquelles nous nous positionnons avec Wallimage Entreprises comme des « business angels » bienveillants. Le résultat ? Partant de ce qui pouvait s’apparenter à un désert en termes d’outils de production et surtout de postproduction, nous dénombrons aujourd’hui plus de trente sociétés actives dans notre secteur et qui se sont d’ailleurs regroupées au sein d’un Cluster des Technologies Wallonnes de l’Image, du Son et du Texte (T.W.I.S.T.).
Mais les films, objecterez-vous, que du mainstream ? Que de la « daube sous-culturelle » (ainsi qu’on l’écrit vite dès qu’il s’agit de cinéma populaire) ? Jugez-vous même. Oui, nous attirons en Wallonie « Rien à Déclarer », « Potiche » et « Le Petit Nicolas », mais nous sommes aussi cofinanceurs des Dardennes, de Frédéric Fonteyne, de Jaco Van Dormael ou d’Alain Berliner. Dans le « line-up » de Wallimage, on dénombre les premiers films (les plus risqués !) de Bouli Lanners, d’Olivier Masset Depasse, de Micha Wald ou de Bernard Bellefroid…
Pas de marge sans un centre
Quand j’ai pris, il y a 10 ans, la direction du fonds wallon, mes amis cinéphiles s’alertaient : « Mais que vas-tu faire dans un fonds économique ? » Il m’a fallu leur rappeler que, dans l’histoire du cinéma, il n’y a guère de grands mouvements esthétiques qui ne soient nés d’une industrie du film prospère. La UFA était déjà créée lorsque l’Expressionisme allemand s’est épanoui. Contrairement à sa légende, le Néo-Réalisme italien n’est pas né de rien, au-delà de la guerre, il a bénéficié du savoir-faire acquis à l’époque des films populaires dits des « Téléphones blancs » (symbole de raffinement et d’aisance). Et Godard et la Nouvelle Vague n’auraient pas trouvé à se financer s’il n’y avait pas eu Fernandel et le cinéma de « Qualité française ».
Aujourd’hui, j’ose affirmer que l’effet Wallimage procède du fait régional wallon et même que l’avènement récent d’une ligne de financement Wallimage-Bruxellimage alimentée par les deux Régions peut être lu comme une pré-figuration des alliances constitutives de cette « Union belge » respectueuse des identités culturelles des quatre entités qui la composent.
On peut combattre la Culture Mainstream en lui résistant. Ou en en démontant les rouages afin d’en mettre le mécanisme à notre service. C’est un choix. Dans le premier cas, on risque vite de ré-encourager un cinéma forcément réservé à une élite.
L’auteur s’exprime bien ici à titre personnel et ce texte ne peut nullement être considéré comme émanant de Wallimage ou de son Conseil d’Administration.