Le cinéma face à la culture mainstream : résistance ou entrisme ?

CC BY 2.0 par Saschapohflepp

Remar­qua­ble­ment docu­men­té, l’ou­vrage de Fré­dé­ric Mar­tel per­met une puis­sante remise à jour d’un débat qui anime la gauche depuis ses ori­gines his­to­riques : face à la culture de masse, les pro­gres­sistes doivent-ils opter pour la résis­tance ou l’entrisme ?

Dès 1923 et la deuxième publi­ca­tion de ses Ques­tions du Mode de vie, Léon Trots­ky, père spi­ri­tuel de l’entrisme, avait sur le sujet une posi­tion bien tran­chée : « Le fait que, jusqu’à pré­sent, c’est-à-dire depuis bien­tôt 6 ans, nous n’ayons pas maî­tri­sé le ciné­ma­to­graphe, montre à quel point nous sommes balourds, ignares, pour ne pas dire tout sim­ple­ment bor­nés. C’est un ins­tru­ment qui s’offre à nous, le meilleur ins­tru­ment de pro­pa­gande, quelle qu’elle soit – tech­nique, cultu­relle, anti­al­coo­lique, sani­taire, poli­tique ; il per­met une pro­pa­gande acces­sible à tous, atti­rante, une pro­pa­gande qui frappe l’imagination ; et de plus, c’est une source pos­sible de reve­nus ». Il pro­pose expli­ci­te­ment, en lieu et place du réseau tsa­riste de débits de bois­son grâce auquel le régime déchu se finan­çait par la vente de la vod­ka dont il avait le mono­pole de fabri­ca­tion, que le « gou­ver­ne­ment ouvrier » orga­nise « un réseau de salles de ciné­ma »

Ce n’est qu’au début des années 1960 que les mili­tants cultu­rels du ciné­ma, abu­sés par le dis­cours d’André Mal­raux, aban­don­ne­ront le sou­tien aux dif­fu­seurs (ciné-clubs, mai­son de la culture, etc.) pour réorien­ter leur éner­gie dans le sou­tien aux auteurs, ouvrant grand la porte au suc­cès rava­geur des hus­sards de la Nou­velle Vague qui allaient rui­ner pour des années l’idée même que la diver­si­té cultu­relle en matière de ciné­ma passe avant tout par le déve­lop­pe­ment des indus­tries tech­niques ciné­ma­to­gra­phiques et, par­tant, de tout le sec­teur qui y a recours.

Née chez nous en 1969, l’aide publique fran­co­phone au ciné­ma n’a pas échap­pé à cet héri­tage de la droite pré-soixante-hui­tarde. Du couple fon­da­teur des aides publiques belges, à savoir André Del­vaux et son pro­duc­teur Jean-Claude Batz, la future Com­mu­nau­té fran­çaise n’a guère rete­nu que l’exemple du pre­mier, n’écoutant que peu le dis­cours du second. C’est ain­si que pen­dant 30 ans, tous les moyens ont été mis en œuvre pour per­mettre l’émergence d’auteurs qui ont com­men­cé à récol­ter des récom­penses inter­na­tio­nales jus­ti­fiant par là une stra­té­gie qui pas­sait plus par la visi­bi­li­té de quelques-uns (les réa­li­sa­teurs) que par la satis­fac­tion et l’adhésion du grand nombre (les spec­ta­teurs), mais fei­gnant, en tous les cas, d’ignorer que le 7e Art ne se construit que s’il dis­pose d’outils de production !

Le cinéma, appareil idéologique du système ?

On a cité Trots­ky dont les textes ont bien sûr vieillis, mais il serait urgent éga­le­ment de pro­cé­der à une actua­li­sa­tion des concepts déve­lop­pés par Louis Althus­ser dans la fameuse « Note de recherche » inti­tu­lée « Idéo­lo­gie et Appa­reils Idéo­lo­giques d’État » publiée en 1970 dans la Revue La Pen­sée (et reprise plus tard dans Posi­tions 1964 – 1975). C’est dans ce texte ful­gu­rant qu’Althusser classe la Culture par­mi ce qu’il appelle les « AIE, appa­reils idéo­lo­giques d’État » com­plé­men­taires des « AE, appa­reils d’État » qu’il rebap­tise d’ailleurs « ARE, appa­reils répres­sifs d’État », à savoir la police, la jus­tice, les lois, etc. La socié­té capi­ta­liste s’étant aujourd’hui mon­dia­li­sée, c’est le mot « État » qui appa­raît désuet dans son rai­son­ne­ment puisqu’à l’exception des der­niers États tota­li­taires, on devrait plu­tôt qua­li­fier aujourd’hui le ciné­ma d’ « Appa­reil Idéo­lo­gique de Sys­tème » par exemple. Mais là n’est pas le débat. Ce que l’on peut rete­nir d’Althusser c’est l’idée que les Appa­reils Idéo­lo­giques, même si le renou­vel­le­ment de leur matière pre­mière est vir­tuel puisqu’il s’agit de créa­ti­vi­té, n’échappent pas à l’autre grand méca­nisme de sur­vie de toute orga­ni­sa­tion sociale : la repro­duc­tion de ses moyens de production…

On peut psal­mo­dier à l’infini qu’on est, en Europe, pour la diver­si­té cultu­relle, en matière de ciné­ma (et il en va ain­si pour toutes les indus­tries cultu­relles du fait même de leur nature mixte culture/industrie), per­sonne ne réa­li­se­ra de films illus­trant sa par­ti­cu­la­ri­té cultu­relle sans pou­voir louer une camé­ra et un banc de mon­tage. Je sais que cette affir­ma­tion sera atta­quée par ceux, de plus en plus nom­breux, qui tournent aujourd’hui en digi­tal léger et dif­fusent leurs œuvres via les réseaux sociaux. Ils sont peut-être les seuls vrais « résis­tants » à la culture mains­tream ! Même s’ils doivent se poser la ques­tion de savoir qui est pro­prié­taire des réseaux où ils postent leurs réa­li­sa­tions… Mais si le mou­ve­ment des web-réa­li­sa­teurs peut don­ner nais­sance à de pas­sion­nantes inno­va­tions for­melles, il ne relève pas à ce stade de la culture de masse face à laquelle nous devons nous positionner.

Je le répète en d’autres termes, émi­nem­ment plus modernes que ceux de nos par­rains Léon et Louis : la résis­tance au Soft Power passe par la maî­trise du Hardware !

L’expérience wallimage

L’expérience menée en Wal­lo­nie par le fonds Wal­li­mage et sa filiale Wal­li­mage Entre­prises peut rai­son­na­ble­ment ser­vir de cor­pus ana­ly­tique puisqu’il opère depuis 10 ans main­te­nant. En 1999, la Palme d’or des frères Dar­denne pour « Roset­ta » sert de révé­la­teur poli­tique à une réa­li­té qui ne s’était jusque-là que peu expri­mée (je pense au Mani­feste pour la culture wal­lonne) : la pré­sence dans le Sud du pays de réels talents sus­cep­tibles d’attirer le regard de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Mais se réjouir qu’existent en Wal­lo­nie des talents comme ceux d’Olivier Gour­met, Émi­lie Dequenne, Benoît Poel­voorde, Thier­ry Michel ou Benoît Mariage ne suf­fit pas et la Région wal­lonne décide alors d’aller au-delà de l’anesthésiant « Red Car­pet Effect » qui, dans le cas de la Wal­lo­nie, masque mal le manque fla­grant d’infrastructure de pro­duc­tion et post­pro­duc­tion. Un fonds est créé, Wal­li­mage. Il a pour mis­sion, délé­guée par le gou­ver­ne­ment Arc-en-Ciel de l’époque, de « struc­tu­rer l’industrie nais­sante de l’audiovisuel en Wal­lo­nie ».

Par­tant de là, pou­vait se poser la ques­tion qui ouvre ce texte : résis­tance ou entrisme ? Nous avons déli­bé­ré­ment choi­si la deuxième voie tant il nous sem­blait illu­soire de ten­ter de construire un sys­tème « résis­tant » autar­cique dans le contexte mon­dia­li­sé de l’audiovisuel au 21e siècle. Nous avons donc orga­ni­sé notre action en deux mou­ve­ments dia­lec­tiques : 1. le sou­tien régio­na­le­ment condi­tion­né aux œuvres que nous cofi­nan­çons pour autant qu’elles dépensent en Wal­lo­nie l’argent public que nous leur appor­tons ; 2. le sou­tien aux entre­prises de ser­vices audio­vi­suels auprès des­quelles nous nous posi­tion­nons avec Wal­li­mage Entre­prises comme des « busi­ness angels » bien­veillants. Le résul­tat ? Par­tant de ce qui pou­vait s’apparenter à un désert en termes d’outils de pro­duc­tion et sur­tout de post­pro­duc­tion, nous dénom­brons aujourd’hui plus de trente socié­tés actives dans notre sec­teur et qui se sont d’ailleurs regrou­pées au sein d’un Clus­ter des Tech­no­lo­gies Wal­lonnes de l’Image, du Son et du Texte (T.W.I.S.T.).

Mais les films, objec­te­rez-vous, que du mains­tream ? Que de la « daube sous-cultu­relle » (ain­si qu’on l’écrit vite dès qu’il s’agit de ciné­ma popu­laire) ? Jugez-vous même. Oui, nous atti­rons en Wal­lo­nie « Rien à Décla­rer », « Potiche » et « Le Petit Nico­las », mais nous sommes aus­si cofi­nan­ceurs des Dar­dennes, de Fré­dé­ric Fon­teyne, de Jaco Van Dor­mael ou d’Alain Ber­li­ner. Dans le « line-up » de Wal­li­mage, on dénombre les pre­miers films (les plus ris­qués !) de Bou­li Lan­ners, d’Olivier Mas­set Depasse, de Micha Wald ou de Ber­nard Bellefroid…

Pas de marge sans un centre

Quand j’ai pris, il y a 10 ans, la direc­tion du fonds wal­lon, mes amis ciné­philes s’alertaient : « Mais que vas-tu faire dans un fonds éco­no­mique ? » Il m’a fal­lu leur rap­pe­ler que, dans l’histoire du ciné­ma, il n’y a guère de grands mou­ve­ments esthé­tiques qui ne soient nés d’une indus­trie du film pros­père. La UFA était déjà créée lorsque l’Expressionisme alle­mand s’est épa­noui. Contrai­re­ment à sa légende, le Néo-Réa­lisme ita­lien n’est pas né de rien, au-delà de la guerre, il a béné­fi­cié du savoir-faire acquis à l’époque des films popu­laires dits des « Télé­phones blancs » (sym­bole de raf­fi­ne­ment et d’aisance). Et Godard et la Nou­velle Vague n’auraient pas trou­vé à se finan­cer s’il n’y avait pas eu Fer­nan­del et le ciné­ma de « Qua­li­té française ».

Aujourd’hui, j’ose affir­mer que l’effet Wal­li­mage pro­cède du fait régio­nal wal­lon et même que l’avènement récent d’une ligne de finan­ce­ment Wal­li­mage-Bruxel­li­mage ali­men­tée par les deux Régions peut être lu comme une pré-figu­ra­tion des alliances consti­tu­tives de cette « Union belge » res­pec­tueuse des iden­ti­tés cultu­relles des quatre enti­tés qui la composent.

On peut com­battre la Culture Mains­tream en lui résis­tant. Ou en en démon­tant les rouages afin d’en mettre le méca­nisme à notre ser­vice. C’est un choix. Dans le pre­mier cas, on risque vite de ré-encou­ra­ger un ciné­ma for­cé­ment réser­vé à une élite.

L’auteur s’exprime bien ici à titre per­son­nel et ce texte ne peut nul­le­ment être consi­dé­ré comme éma­nant de Wal­li­mage ou de son Conseil d’Administration.

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